Jean-Pierre Bacri

J'ai une espèce de névrose de la droiture"

Bacri est une nouvelle fois irrésistible dans "Comme une image", d'Agnès Jaoui. Aucun doute, le héros de la rentrée, c'est lui.

On avait tenu à lui montrer, cet après-midi-là, le portrait ­ son portrait ­ pas forcément avantageux, pas forcément avenant, qui devait faire la couverture de Télérama. Jean-Pierre Bacri s'était détourné brutalement. On avait insisté ; il était devenu silencieux, pâle, presque vert sous le bronzage. Rien à faire, il fallait ranger, cacher même, le cliché si l'on voulait poursuivre la rencontre... A 53 ans, trente-cinq films, une dizaine de scénarios et pièces de théâtre, le héros de Comme une image, d'Agnès Jaoui ­ Prix du scénario au dernier festival de Cannes ­, continue de n'aimer guère la sienne. Ni l'étiquette d'éternel bougon qu'on lui colle depuis Cuisine et dépendances, en 1991, où il s'était écrit sur mesure, avec Agnès Jaoui déjà, ce rôle de Georges, sombre et noir, rebelle et râleur, qui pestait sans fin contre les fausses valeurs. C'est oublier, en effet, toutes les subtilités d'un jeu en points de suspension, où le non-dit (que le dramaturge et coscénariste nous pardonne...) importe davantage que le dit, où le poids d'un lent regard noir, d'un frémissement des lèvres en suggère plus que n'importe quelle réplique. Jean-Pierre Bacri est un immense acteur. A la distance secrètement blessée, pudiquement ironique. On se souvient de ses émois amoureux dans Les Sentiments (2003), de Noémie Lvovsky, de son charme naïf et maladroit dans Le Goût des autres (2000), premier film réalisé par Agnès Jaoui, et le plus grand succès public du tandem à ce jour. On va découvrir sa cruauté douloureuse dans Comme une image où, en écrivain à succès atrabilaire, il tyrannise son entourage...

Télérama : Encore un de ces personnages de râleur où l'on risque de vous caricaturer : peut-être parce que râler est un travers national, et que les Français finalement adorent ça...

Jean-Pierre Bacri :
Moi, je les trouve au contraire étonnamment dociles, sages... comme des images justement, avec des pensées toutes prêtes, et une opinion publique capable de changer d'une seconde à l'autre, sans aucun sens critique, ni vrai sens de la justice. J'ai horreur, par exemple, d'entendre constamment : « C'est pas grave... » Plus rien n'est grave, donc tout devient prétexte à foncer tête baissée dans les idées dominantes, à plier l'échine. Et j'ai horreur des échines souples, de l'absence de colonne vertébrale. C'est ça qui nous fait écrire Agnès Jaoui et moi : la lâche soumission à la loi du plus grand nombre. Dans Comme une image, en prenant pour héros un auteur à la mode, omnipotent dans le petit monde de l'édition parisienne, parfait égoïste qui humilie constamment ses proches, nous avons voulu raconter qu'il n'y a pas de maître sans esclaves...

Télérama : Pensez-vous échapper vous-même à la comédie du pouvoir, du succès ?

Jean-Pierre Bacri :
C'est antipathique de parler de soi. On ne peut s'empêcher d'être complaisant, surtout quand on veut jouer les modestes et ne pas paraî- tre arrogant. Même malgré soi, on se donne toujours en spectacle. Voyez donc comment, d'interview en interview, des acteurs, des artistes ou des politiques ne peuvent s'empêcher de se figer sur certaines phrases ­ leur propre langue de bois ­, qu'on retrouve dans tous les articles. Comme s'ils avaient appris leur texte ! Mais m'entendre donner des leçons aux autres me fait mal à l'oreille... Enfin... C'est vrai qu'aujourd'hui je me fiche de plaire à tout le monde. Que ce soient ceux de Fogiel ou d'Ardisson, je refuse d'aller sur des plateaux télé ­ à l'image de ceux qu'on voit dans le film d'Agnès ­ où, sous prétexte de promotion, on fait le jeu de la vulgarité de penser ambiante, où on y contribue, même, en acceptant de rire de certaines blagues. Je préfère séduire ceux qui se foutent de ces mascarades, de ces divertissements prédigérés dont on sort honteux : quand on me réduit, je me sens réduit. Or je veux être libre. Je suis acteur. J'ai trop souffert à 20 ans d'être obligé de sourire toute la journée aux clients derrière un guichet de banque, rasé de si près que ça me faisait mal, pour retrouver ce genre de contraintes.

Télérama : Vous détestez les contraintes ?

Jean-Pierre Bacri : On peut même dire que je consacre ma vie à les repousser, à fuir la routine. Dé- jà, il faut manger, dormir ; j'essaie de changer tout ce que je peux changer. Je ne veux plus des dimanches soir mortels d'ennui de mon enfance, des levers à l'aube pour aller travailler à l'école, au lycée, à la banque. J'ai trop vécu alors de petit spleen en petit spleen.

Télérama : Aucune nostalgie de votre enfance en Algérie ?

Jean-Pierre Bacri : Surtout pas ! Je ne suis pas copain avec ma jeunesse. J'ai été ravi d'être adulte. Et je n'ai jamais souhaité retourner à Castiglione, où je suis né, à 40 kilomètres d'Alger. Qu'est-ce que j'y retrouverais ? Une rue en pente ? Mon école ? A l'Indépendance, le retour en France, l'installation au Cannet ont été durs. Surtout pour mes parents. On habitait à huit dans un studio, on dormait tête-bêche. Mais les enfants vivent ça différemment, ils jouent, ils s'habituent à tout. Mon père, d'ailleurs, facteur de son métier, m'avait toujours consciencieusement répété qu'il n'y avait aucune différence entre un président de la République et un balayeur. Tout en me bourrant le crâne sur le sens de la responsabilité individuelle, l'esprit de justice, le fait de n'avoir qu'une parole, de ne jamais s'accaparer ce qui ne vous revient pas : une espèce de névrose de la droiture que j'ai gardée.

Télérama : Le début de votre conscience de gauche ?

Jean-Pierre Bacri : Pas du tout ! Il faudra attendre pour ça mon coup de coeur quand j'ai vu Michel Rocard, en 1978, à la télévision, après la défaite de la gauche aux législatives. Il était si bouleversant d'humanité... Jeune, j'étais plutôt réac, genre macho frimeur du Sud, chemise ouverte, chaîne en or et gourmette. Le pied-noir type du Grand Pardon [le film d'Alexandre Arcady]. En plus, en fac de lettres, je me suis mis à jouer comme un fou au poker. C'est pour payer mes dettes que j'ai dû travailler à la banque. Et une nuit, j'ai dépassé les bornes : j'ai perdu l'équivalent de 4 000 euros que mes partenaires sont venus me réclamer au guichet. J'ai dû demander un prêt... Et j'ai pris peur, j'ai tout quitté, je suis « monté » à Paris.

Télérama : Le poker, la tension, le suspense, n'était-ce pas déjà du théâtre ?

Jean-Pierre Bacri :
J'en étais loin. J'étais inculte. A peine si j'avais lu Les Rougon-Macquart, de Zola, et L'Ecume des jours, de Vian... Non, la révélation, je l'ai eue en suivant par hasard une fille dans son cours de théâtre. Le prof à cheveux blancs, la solennité du passage des scènes, les élèves si attentifs aux règles de la diction, de la respiration... J'avais l'impression d'être dans Entrée des artistes, de Marc Allégret ; je trouvais ça démodé, mais j'étais fasciné... On m'a d'ailleurs demandé de dire quelque chose. Je me suis lancé dans Après la bataille, de Victor Hugo, avec un accent pied-noir à couper au couteau. Tout le monde a ri... La première minute d'humiliation passée, j'en ai joué. J'avais attrapé le virus.

Télérama : Que reste-t-il du Bacri des origines ?

Jean-Pierre Bacri : Une certaine futilité, un goût stupide de l'amusement, des plaisirs gamins... Une pares- se de cancre aussi. Je n'aime guère le travail acharné. Jamais je ne deviendrai réalisateur comme Agnès. Ecri- re et diriger des acteurs, oui... Mais passer des mois en repérages, en choix des costumes, en montage, en mixage : un an et demi à faire le patron, ça non ! Je suis trop impatient, un vrai psychopathe de l'impatience ! Il faut que tout soit fait vite. Sinon, je préfère ne rien faire. D'ailleurs depuis un an, depuis la fin du tournage de Comme une image, je n'ai rien fait. Ni l'écrivain ni l'acteur. Je vois des amis, je lis, je rattrape mes retards, l'oeuvre de Diderot, par exemple... Je sais seulement qu'en mai 2005 je jouerai aux Amandiers de Nanterre Les Aventures du brave soldat Schweyk, de Bertolt Brecht, dans une mise en scène de Jean-Louis Martinelli ; et que je vais recommencer à écrire notre prochain film avec Agnès sur le thème de la culpabilité dans le couple : la pitié dangereuse de l'autre, et où elle peut conduire.

Télérama : A propos de culpabilité, ne vous sentez-vous pas coupable de votre luxueuse oisiveté, quand tant de gens ont des difficultés dans leur quotidien ?

Jean-Pierre Bacri :
A quoi ça sert de gagner de l'argent si ce n'est pas pour en profiter ? Et depuis quand faut-il être pauvre pour s'occuper du problème des pauvres ?... J'en ai marre de ces étiquettes, de ces généralités. Pourquoi pas « les femmes ne savent pas conduire » et « les Noirs sont paresseux » ! Les bras m'en tombent de fatigue ! J'appartiens à une communauté républicaine où tous me préoccupent, où je souffre de la même façon que tout le monde, où je parle la même langue. Pas la peine d'habiter une cité pour comprendre... Et vous savez, je suis de gauche toute la journée, pas besoin d'être un héros pour ça : il me suffit de considérer l'intérêt général avant le particulier, de préférer le respect de l'individu aux lois du marché. Plus concrètement, d'essayer à chaque coin de rue d'être attentif à l'autre, à l'étranger, d'être tolérant. Je ne milite pas pour autant.

Télérama : On vous a quand même beaucoup vu et entendu, avec Agnès Jaoui, prendre parti pour les intermittents du spectacle...

Jean-Pierre Bacri : Mais on l'est, intermittent ! Je ne me sens pas pour autant leur porte-parole. En plus, on n'a pas toujours été réglo. Pour gagner de l'argent sur un tournage, notre société de production a délocalisé un film, trois semaines durant, en Roumanie... J'étais contre. Désormais, on tâchera d'éviter ce genre de contradictions.

Télérama : Vous avez changé ?

Jean-Pierre Bacri : On peut beaucoup sur soi. Il n'y a pas de fatalité. J'essaie de m'interroger, de garder l'esprit critique.

Télérama : Agnès Jaoui vous a-t-elle aidé ?

Jean-Pierre Bacri : C'est mon âme soeur. J'ai toujours admiré la pertinence de ses analyses, son honnêteté, son impartialité. Elle m'a beaucoup apporté. Intellectuellement, artistiquement. Je me souviens qu'au moment des répétitions d'Un air de famille elle m'a dit : « Fais attention, tu commentes chacune de tes répliques avec une mimique. Dégraisse. » J'ai d'abord été vexé, mais j'ai fait attention. Elle avait raison. Il faut « montrer » le moins possible. Etre « présent partout, visible nulle part », comme dit Flaubert. Au cinéma, ceux qui m'émeuvent le plus sont les anonymes si dignes, si contenus dans leur douleur, qu'on voit dans certains documentaires... J'ai horreur des comédiens virtuoses, brillants ; j'ai horreur de l'esprit français à la Guitry. Je n'aime que le peu, le moins. De toute façon, je ne supporte pas de me voir. Sur mes trente-cinq films, il y en a huit que je n'ai jamais vus.

Télérama : Vous ne les aimez pas ?

Jean-Pierre Bacri : C'est moi que je n'aime pas. Je ne regrette aucun des films où j'ai joué, je n'en mythifie aucun non plus. Une vie d'acteur est nourrie de l'accumulation d'expériences, quelles qu'elles soient. Je ne sacralise pas ce métier. Oui, si j'avais un deuil proche, j'interromprai sans complexe le tournage ou la représentation du soir : rien n'est plus important que ce que je décrète important. La vie, l'humain l'emportent sur tout... Je n'ambitionne d'ailleurs de travailler avec personne, si célèbre soit-il. Je ne me décide que lorsque je me sens en accord profond avec un scénario, quand je le trouve bien rond. J'ai eu un plaisir particulier d'interprète, c'est vrai, dans Cuisine et dépendances, Le Goût des autres, que j'avais écrits avec Agnès, ou Les Sentiments, de Noémie Lvovsky, mais de là à me regarder à l'écran... En fait, c'est du narcissisme à l'envers : la terreur de me rendre compte que je manque de charme, que je joue expressionniste. Celui que j'espère être, que certains ont la gentillesse de me dire que je suis, risquerait tellement d'être humilié ! Je préfère rester dans le malentendu.

Télérama : Le mensonge ?

Jean-Pierre Bacri : Mais le mensonge par omission est souvent la meilleure solution. Combien de fois les questions de l'autre n'implorent-elles pas le mensonge ? Je suis pour les jardins secrets, pour la vie privée. Je préfère qu'on me mente aussi.

Télérama : Professionnellement, sentimentalement ?

Jean-Pierre Bacri : Le « véritable » amour repose surtout sur la loyauté, la droiture, le respect de l'autre. Mais il n'a pas besoin d'exclusive. L'idée de l'amour « toute la vie », c'est du roman de gare, une conception enfantine, sucrée. La vie est bien plus poivrée que ça. Comme l'écrit Diderot à Sophie Volland, il faut « ou se renfermer, ou s'habituer à avoir de la poussière dans les yeux quand il fait grand vent ».

Télérama : Le scénario de Comme une image, écrit avec votre compagne Agnès Jaoui, montre à quel point la célébrité peut détruire un couple...

Jean-Pierre Bacri : Quand Agnès travaillait peu, quand j'étais encore plus connu qu'elle, les gens s'asseyaient littéralement sur sa tête pour me parler. Nous sourions de voir aujourd'hui combien les choses ont changé, combien les mêmes ont changé d'attitude. Quant à moi, j'ai toujours attendu qu'elle ait du succès. Elle le mérite.

Télérama : Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Jean-Pierre Bacri : En 1986, en répétant L'Anniversaire, de Harold Pinter, monté par Jean-Michel Ribes. Elle avait 22 ans, moi 35. Ça a été très simple, comme souvent au théâtre, au cinéma, pour les acteurs qui travaillent ensemble.

Télérama : Ce n'est pas une idée toute faite, ça ?

Jean-Pierre Bacri : Vous êtes naïve ou quoi ?

Télérama : Comment, depuis Cuisine et dépendances, écrivez-vous ensemble ?

Jean-Pierre Bacri : De mieux en mieux. Au tout début, on s'installait chacun dans notre coin, puis on comparait. Maintenant, quand on l'a décidé, on travaille vraiment à quatre mains, réplique par réplique, chaque jour de 14 heures à 20 heures. On part d'un thème ­ souvent les jeux de pouvoir entre les êtres ­, on cherche des personnages qui l'illustrent. Dans Comme une image, Agnès a eu cette idée d'une relation père-fille très oedipienne, et d'un artiste bourré de convictions qui les perd peu à peu... Ensuite, on décortique longuement les relations possibles entre les personnages, on cherche des croisements entre leurs histoires, tout en essayant de traquer les clichés, les idées reçues. On écrit...

Télérama : Quels sont vos points communs ?

Jean-Pierre Bacri : J'espère une certaine indépendance d'esprit, la haine du conformisme, du sectarisme, de tous les sectarismes...

Télérama : Vous dites détester les contraintes, ne pas aimer le travail, ne pas mythifier votre métier, vous faites l'éloge du mensonge, de l'infidélité... Qu'est-ce qui importe au fond ? Aucune règle ?

Jean-Pierre Bacri : Mais je suis à fond, au contraire, pour les règles ! Je rêverais que notre vie sociale soit comme un match de foot, où un arbitre viendrait constamment distribuer à l'un ou à l'autre un carton jaune ou rouge pour l'empêcher de faire des bêtises ! Les règles, c'est la civilisation, l'antibarbarie, le moyen que le plus fort n'exerce pas sa supériorité. Mais à l'intérieur de ce cadre strict, libre à chacun de redéfinir sa morale. Est mal pour moi ce qui nuit à l'autre ; est bien tout ce qui est bon pour moi... Je n'ai pas de voiture, pas de maison, pas de femme, pas d'enfant, pas de chien. Je ne possède rien. Je reste le plus libre possible. Et j'attends. Et je m'interroge. Et je cherche.

Propos recueillis par Fabienne Pascaud

 

 Télérama Septembre 2004