Il le dit, l’écrit : « il faut vraiment
avoir des couilles pour être écrivain »,
vraiment s’accrocher pour faire face à ses
démons et à ceux des autres. Selon Javier Cercas,
romancier espagnol, l’artiste n’est pas celui
qui rend visible l’invisible, « l’artiste
est celui qui rend visible ce qui est déjà
visible et que tout le monde regarde et que
personne ne peut ou ne sait ou ne veut voir. »
L’écrivain est « un cinglé », un type
qui va au bout, et qui, au risque de se suicider
comme Hemingway, se doit de transformer la
réalité en sens, « même si ce sens est
illusoire ». « Ecrivain, c’est vraiment un sale
métier. » Il le dit, l’écrit, le répète… et
n’en veut pas d’autre.
Cercas est un empêcheur de lire en rond.
L’impertinent fait de l’autodérision son credo,
de la narration son plaisir. Ses romans
– lecture jubilatoire, frénétique – s’emparent
de la gravité : guerre d’Espagne dans Les
Soldats de Salamine (1),
guerre du Vietnam dans le tout nouveau La
Vitesse de la lumière. Lui s’amuse, ne sait
qu’être (dans le désordre) perturbateur, drôle,
insolent, moqueur, tendre. Bref, Cercas est un
raconteur d’histoires. Narrateur à peine déguisé
de ses livres, il écrit sur la littérature en
train de se faire et ne se donne pas le beau
rôle. Journaliste miteux en quête d’écriture
dans Les Soldats, écrivain vaniteux en
perte de repères dans La Vitesse, il
affirme écrire pour se réfuter, être condamné à
réécrire, car toute la vérité, rien que la
vérité, ça n’existe pas. Il épingle avec fureur
le monde de la presse, de l’édition, et
cite
« une blague » de notre bon vieux
Voltaire :
« Un type qui ne se contredit pas
au moins trois fois par jour n’est qu’un
stupide ! »
Javier Cercas, 44 ans, ex-professeur de
littérature à l’université de Gérone (ouf, il
s’est enfin sorti de ce « monde irréel »)
et chroniqueur de l’air du temps à El Pais,
connaît tout de la France : sa langue, qu’il
manie avec précision ;
sa littérature (Camus est
son idole) ; ses philosophes (les Lumières,
Cioran) ; son équipe de foot – ;« vous aimez
le foot, non ? » (il rigole encore du coup
de folie de Zizou). Mais de la France, il
aimerait comprendre ses banlieues, celles qui
s’enflammèrent, il y aura bientôt un an. Les
banlieues, l’immigration, le chômage, la
jeunesse, la politique, l’intégrisme religieux,
l’Europe, « un fiasco », tout cela le
taraude. « Laissez tomber mes livres,
racontez-moi. » Alors, on parla, longtemps,
de l’aujourd’hui, et un tout petit peu des
lendemains. Cercas, pourtant volubile, n’est pas
homme à trop dire de lui, écrivain à trop
palabrer sur son travail.
Adepte du « récit
réel, du roman vrai » et de la galéjade
comme art extrême, il préfère les histoires des
autres. Celle d’un cireur de chaussures au
destin clandestin, celle de gens surgis du
hasard (« il suffit de les écouter, c’est
cela la vie, c’est cela mon boulot »),
celles lues chez les autres, Erri De Luca, Jean
Hatzfeld, Jean-Claude Izzo.
Les Soldats de Salamine, publié en 2001
en Espagne, en 2002 en France, raconte
l’histoire d’un journaliste qui finira par
écrire un « :roman vrai » sur un
épisode inconnu de la guerre d’Espagne : un
républicain laisse la vie sauve à un franquiste.
Cercas : « Cela s’est déroulé en silence et
en quelques secondes, le temps d’un regard. Moi,
j’ai simplement voulu savoir ce qu’il y avait
dans ce regard. » Le livre vivote, puis
c’est le succès, soudain, faramineux, en Espagne
et dans le monde : traduction en une vingtaine
de langues, 1 million d’exemplaires vendus. Il
poursuit : « Je ne veux pas endosser la
responsabilité d’avoir mis à nu une vérité sur
la guerre d’Espagne. Il en reste, des choses à
écrire. » Alors, Cercas, parce qu’il ne
croit pas que la littérature est plus forte que
la barbarie, parce qu’il ne veut pas tomber dans
le piège de l’autosatisfaction, se remet en
scène dans La Vitesse de la lumière. Le
narrateur, selon ses propres termes, est un
jeune « ambitieux, vulgaire, ridicule, un
imposteur ». Il se croit écrivain,
s’installe dans une université américaine, y
rencontre un type peu loquace, un certain
Rodney, qui lui sert de mentor, lui apprend tout
de la littérature. Rodney disparaît. Le
narrateur regagne l’Espagne, écrit un
best-seller, Les Soldats de Salamine
(!), et perd la boussole – trop de gloire. Des
années plus tard, il se souvient de Rodney,
l’homme mystérieux, et découvre son passé de
vétéran du Vietnam. Rodney, un gars cassé, un
gars qui a tué sans doute, et que l’Amérique,
honteuse, veut oublier. Le narrateur entreprend
alors d’écrire l’histoire de Rodney. Pour se
racheter, oublier son égoïsme, sa lâcheté,
peut-être…
Cercas s’interroge et titille ses lecteurs :
écrire, ne serait-ce pas un aveu d’impuissance
devant l’horreur, une façon de se protéger, de
survivre ? et lire, est-ce du même acabit ?
Lequel est le plus monstrueux, l’écrivain ou le
soldat ? Celui qui se sert de la vie des autres
pour gagner les honneurs ou celui qui assume la
normalité du mal, se rend coupable et ne peut
que se murer dans une solitude absolue ?
Cercas
avoue avoir écrit là un livre « presque
pessimiste, pour de vrai réaliste, en tout cas
sans illusions sur le genre humain ». Ses
deux personnages sont « frères de
désarroi ». « La monstruosité est réversible »,
dit l’écrivain à voix basse.
Un roman, pour Cercas, commence par une image,
un « flash ». Il imagine le regard que
s’échangent deux hommes qu’une guerre civile
oppose ; il se souvient d’un vétéran du Vietnam
croisé dans une université américaine où il
travailla lui-même deux années. Après, à
l’entendre dire, c’est simple : il se lance,
sans plan, voit où l’entraînent son narrateur,
ses personnages. Il emprunte au polar rythme
tendu et construction à rebondissements, mène
dur une enquête dans le tréfonds des âmes, le
tréfonds de la littérature…
« Ecrire ne sert
à rien, le langage ne sert à rien, mais il me
faut continuer. Ecrire, c’est peut-être la seule
façon de trouver une illusion aux choses de la
vie… »
Javier Cercas ne croit ni à la révolution,
ni aux grandes idées généreuses, ni à
l’immortalité littéraire : « Vous avez lu
l’éloge funèbre de David Grossman à son fils de
20 ans mort au Liban ? (2)
Il a écrit un chef-d’œuvre. Je ne veux pas
avoir à écrire ce genre de chef-d’œuvre. Plus je
vieillis, plus je ne crois qu’en l’honnêteté
personnelle. C’est peu. » On lui répond en
guise de consolation que ce n’est pas si mal.
Cercas, le regard pétillant, éclate de rire.
(1) Les Soldats de
Salamine, traduit de l’espagnol par
Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic,
éd. Actes Sud, 254 p., 18,90 €
(2) Voir Le Monde
du 18 août.