Bernard Lavilliers

Brève rencontre avec...
Bernard Lavilliers : ni dupe ni soumis
Il ne cesse de se bonifier avec le temps. A 60 ans passés, l'infatigable voyageur a fui la France pour créer son nouvel album. «Samedi soir à Beyrouth» (Barclay/Universal) a été en partie écrit dans la capitale libanaise et enregistré à Memphis, Tennessee. Heureux croisement de Léo Ferré et de Bob Marley, Bernard Lavilliers oppose la férocité des mots à l'indolence reggae. Ainsi son disque est-il faussement lent, lucide et sentimental. Et s'il a hâte de monter sur la scène du Zénith, le chanteur prend ici le temps de revenir sur la genèse de cet album.
 

Le Nouvel Observateur. - Votre nouvel album est de la même veine que «Carnets de bord», le précédent. Son succès vous a-t-il poussé à poursuivre dans la même voie ?
Bernard Lavilliers. - C'est vrai qu'il a reçu un accueil très favorable, sans doute parce qu'il était cohérent. Il préfigurait «Samedi soir à Beyrouth», qui annonce lui-même un troisième volet. Je fais des triptyques, comme Pagnol. Musicalement, il est assez différent : il est moins latin, excepté «Distingué», un merengue très caribéen. Disons qu'il est d'inspiration jamaïcano-américaine. Je suis resté proche du blues, du rock, de la soûl comme des magiciens du reggae capables de jouer des tempos lents qui bougent, ce que seuls les Jamaïcains savent faire.
N. O. - Pourquoi l'avoir écrit en partie à Beyrouth ?
B. Lavilliers. - J'ai une préférence pour les villes portuaires et puis j'y ai quelques amis, comme Ziad Rahbani, le fils de Fairouz. J'y ai écrit trois chansons : «Samedi soir à Beyrouth», «Solitaire» et «Ordre nouveau», qui évoque ces «tyrans petits bras» qui forment une sorte d'axe comparable à la Mafia. Je vois dans leur comportement quelques similitudes avec le nazisme. Si j'ai écrit «la peur ne me tuera pas», c'est parce qu'elle se faisait sentir en février 2006, juste avant que ça explose avec Israël.
N. O. - Vous écrivez des chansons engagées, mais vous refusez de voter. N'est-ce pas paradoxal ?

B. Lavilliers. - Moi, je suis toujours anarchiste. L'anarchie, disait Proudhon, c'est l'ordre moins le pouvoir. La chanson est plus efficace qu'un bulletin de vote. Je ne marche pas dans la combine de la pseudodémocratie. Il faudrait admettre que les gens sont suffisamment éduqués pour voter en connaissance de cause. Pourquoi ont-ils choisi Sarkozy ? Parce qu'il aurait promis de nettoyer la France au Kärcher et de réhabiliter le travail ? Elle est bonne celle-là...
N. O. - Votre chanson «Bosse» est une satire du «travailler plus pour gagner plus» ?
B. Lavilliers. - A mort ! On aurait retrouvé le travail ? La belle affaire ! On l'avait perdu ? Dans la chanson, je fais le tour d'un employé modèle qui croit à l'ascension sociale, à la compétence, à l'excellence... S'il n'est pas du cénacle, s'il ne bénéficie pas de privilèges, il déchantera. Il y a douze ans, j'ai décrit le genre de personnage qui est aujourd'hui au sommet de l'Etat dans ma chanson «Troisième couteau» : «Ils ne font rien, ils se situent / Ils sont consultants ambigus / Des hydres multinationales.» Je ne vais pas y revenir. Ce qui me surprend le plus, c'est que les gens qui n'ont pas une thune aient voté pour lui. Ils n'ont rien compris au film. Ils ont voté pour un as du marketing, un commercial, un cabotin.

N. O. - Un bon acteur ?
B. Lavilliers. - Dans le genre, j'aurais préféré Paul Newman comme président. Au moins, il a de la classe. Ou alors Sean Connery, pour sa prestance.

Sophie Delassein
Le Nouvel Observateur 17/1/08