Un philosophe dénonce les excès du marketing

 

Le philosophe Bernard Stiegler, directeur de l'IRCAM, ancien élève de Derrida, philosophe de la technique,  prédit la« ruine» de la consommation par le dégoût du consommateur.

Bernard Stiegler se dit très inquiet. Il met en garde contre un marketing qui, en captant la puissance d'identification des consommateurs, entraîne ce qu'il nomme « une grande misère symbolique » et scie du même coup la branche sur laquelle il repose. «J'essaye de vous dire que l'organisation illimitée de la consommation est l'organisation de la liquidation du narcissisme, c'est-à-dire cette part d'amour de soi essentielle à notre équilibre."

« l'exploitation systématique de la sensibilité par le marketing et les médias de masse conduit à une ruine du corps et de l'âme ».

«Il faut que nous consommions pour que la machine du "nous" mondial fonctionne. Des techniques psychologiques sont développées pour nous faire adopter les nouveaux produits. Il en résulte une symbolique artificielle qui ne donne pas accès à la singularité sociale. En ôtant aux gens la capacité à vivre leur temps et leur consommation selon leurs propres besoins, on les prive d'eux-mêmes. Le marketing se développe dans des objets fétiches et capte la libido en standardisant les fétiches".

Pour lui l'obésité est  une illustration du « résultat ravageur de l'exploitation des corps et de leurs passions, entraînant frustrations et pulsions ».

Le marketing, nouvel instrument du contrôle social, est en train de tuer les produits qu'il entend promouvoir car il crée une addiction qui elle-même entraîne des frustrations. Plus on est frustré, plus on consomme et plus s'aggrave le sentiment de vide, jusqu'à conduire à des phénomènes de baseculement. Le philosophe cite en exemple l'assassin du conseil municipal de Nanterre. Cette spirale infernale engendre la destruction du désir, d'où « une misère symbolique qui est aussi une misère libidinale et affective et qui conduit à la perte de ce que j'appelle le narcissisme primordial : les individus sont privés de leur capacité d'attachement esthétique à des singularités, à des objets singuliers ». Rien d'étonnant alors de voir apparaître des phénomènes de rejet des produits de consommation comme ultime tentative de différenciation.

Les techniques audiovisuelles du marketing participent à cette grande entreprise d'uniformisation. «Le passé de chaque individu étant de moins en moins différent de celui des autres parce que son passé se constitue de plus en plus dans les images et les sons que les médias déversent dans sa conscience, mais aussi dans les objets et les rapports aux objets que ces images le conduisent à consommer, il perd sa singularité. Dès lors, il ne s'aime plus »

De la même façon que se développe une écologie de la terre, Bernard Stiegler parie sur le développement d'une écologie mentale.

Il ne s'agit pas de condamner, bien loin de là, le destin industriel et technologique de l' humanité. Il s'agit en revanche de réinventer ce destin, et, pour cela, d'acquérir une compréhension de la situation qui a conduit au conditionnement esthétique et qui, si elle n'est pas surmontée, conduira à la ruine de la consommation elle-même et au dégout généralisé. Car au travers de ces conditionnements, c'est notre vision du monde qui est en jeu. « Ce sont les conditions de l'équilibre affectif qui se trouvent perturbées et menacées au niveau planétaire par cette altération radicale des conditions de la vie esthétique en général.» Cette situation ouvrirait alors une ère de conflits culturels et esthétiques d'un nouveau genre, dont « les intégrismes sont les fruits empoisonnés ».

«l'industrie est confrontée à un problème endémique de surproduction et le capitalisme a besoin de susciter en permanence un désir artificiel pour que les masses consomment ce que spontanément elles ne désirent pas. Mais dans la mesure où le capital doit hypermassifier les comportements, il doit aussi hypermassifier les désirs et grégariser les individus », assène-t-il, rappelant que la question désormais posée est bien celle du contrôle des comportements par la consommation.



Source Echos du 7 juin 2004