Les Parias de l'Amérique. Dialogue entre Russell Banks et Loïc Wacquant
Le romancier Russell
Banks et le sociologue Loïc Wacquant se rencontrent autour
de leur thème de
prédilection : les exclus. Confrontant leurs
parcours, leurs processus de travail et leur engagement, ils
analysent les divisions spatiales et économiques de la
société américaine, interrogeant sa structure et ses mythes
fondateurs.
La société américaine et ses marges, Russell Banks les
connaît de l'intérieur : né en 1940 d'un père alcoolique, il
suit le cursus traditionnel du romancier américain,
multipliant les errances sur les routes. Il aurait pu
connaître le sombre destin de ses frères – l'un brisé par le
Vietnam, l'autre homeless à la mort tragique –, mais
il étudie la littérature à l'université, où il devient
professeur. À la fin des années 1970, il vit deux ans
en Jamaïque, qui lui inspire Le Livre de la Jamaïque (10/18)
et Sous le règne de Bone (Actes Sud). En 1985, Continents à
la dérive (Actes Sud) marque son premier succès. Avec
Affliction (Actes Sud, adapté au cinéma avec Nick Nolte), De
beaux lendemains (Actes Sud, adapté par le réalisateur Atom
Egoyan) ou American Darling (Actes Sud), il accède à une
réputation internationale. Il succède, en 2002, à Salman
Rushdie à la présidence du Parlement international des
écrivains.
Loïc Wacquant est né,
lui, dans le sud de la France en 1960. Ceux qui ont vu La
sociologie est un sport de combat, de Pierre Carles, se
souviennent de ce disciple de Pierre Bourdieu aux réparties
insolentes. Professeur de sociologie à Berkeley, il est
l'auteur de nombreux ouvrages où la critique sociale se fait
parfois radicale, parmi lesquels Réponses : pour une
anthropologie réflexive (avec Pierre Bourdieu, Seuil), Corps
et Âme : carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur (Agone),
Les Prisons de la misère (Raisons d'agir), Parias urbains.
Ghettos, banlieues, États (La Découverte).
Leur matière
première est la même : la réalité sociale. Leur outil : les
mots. Quand Russell Banks rencontre Loïc Wacquant, la
conversation s'engage à bâtons rompus : prisons, ségrégation
raciale, ghettos, modèle libéral ou mythe du cow-boy
solitaire… Entre observation des faits, descriptions,
convictions et engagement, surgissent les points d'accord et
de divergence.
Russell Banks : Nous nous intéressons, tous les deux,
aux mêmes choses. Nous avons des sensibilités proches,
mais utilisons des méthodes différentes. Pour ma part,
je travaille avec des formes expressives dramatiques là
où vous employez l'observation et l'analyse empiriques.
Mais notre but ultime est le même : comprendre les
structures sous-jacentes à un groupe social auquel nous
nous identifions. Votre recherche est une forme
d'engagement, ce qui est rare chez les sociologues.
C'est pour cela que je ressens une grande affinité avec
votre travail. L'écrivain doit par nécessité
s'identifier avec ses personnages.
Loïc Wacquant :
Nous avons surtout en commun un intérêt pour un segment
particulier de la société américaine : la partie
immergée de l'iceberg national, soit les fractions
marginalisées du prolétariat blanc et noir. Vos
livres portent principalement sur les recalés du « rêve
américain », les parias d'un pays ravagé par l'inégalité
et le moralisme individualiste. Et par un État qui
orchestre la domination des puissants et asseoit
l'insécurité sociale à tous les niveaux de l'existence.
De mon côté, en suivant au quotidien mes copains du
ghetto de Chicago avec lesquels j'apprenais le métier de
boxeur, j'ai découvert que la prison est le « service
public » auquel les jeunes déshérités ont le plus
facilement accès. Pensez que 60 % des hommes noirs sans
diplôme purgent une peine de réclusion durant leur vie !
Ce taux astronomique est sans équivalent dans aucune
autre société. L'État pénal perpétue et justifie à la
fois la mise à l'écart des Noirs pauvres, en la
présentant comme la rançon de leur incurie personnelle.
R. B. : Quand je
travaillais dans un programme d'enseignement au sein
d'une prison de l'État de New York où les détenus sont,
comme vous le soulignez, quasiment tous noirs, j'ai
compris que le système judiciaire était pipé pour moi et
contre eux. En tant que Blanc, intellectuel et
bourgeois, je suis parfaitement protégé dans la société
américaine. Mais je me suis identifié aux
prisonniers, parce que leur vie aurait pu être la
mienne. Quand j'avais 20 ans, j'étais aussi casse-cou
que n'importe lequel d'entre eux.
L'empathie est
le point de départ de notre travail, qu'il soit
littéraire ou sociologique. Des intellectuels,
parfois des amis, m'ont souvent demandé : pourquoi
écris-tu avec tant de passion sur la division raciale en
Amérique, toi qui n'es qu'un petit-bourgeois blanc ?
J'ai réalisé que j'avais toujours eu ce sentiment d'être
un outsider jusqu'au sein de ma famille. Aussi longtemps
qu'on parvient à conserver ce sentiment sans qu'il vous
mutile, il peut vous ouvrir une porte vers le monde des
misfits, des exclus. Mais la plupart des gens
s'empressent de refermer cette porte à double tour.
L. W. : Dans mon cas, l'attention aux dominés provient
d'une trajectoire presque opposée. J'ai grandi dans le
sud de la France, au sein d'une famille de la classe
moyenne éduquée, dans un village tranquille.
J'ai eu un
premier choc culturel quand je suis monté à Paris pour
suivre mes études à HEC. J'y ai découvert la haute
bourgeoisie et les restes de la noblesse parisiennes.
J'étais stupéfait par leur morgue et leur ignorance du
monde ordinaire. J'ai subi un autre choc en
allant faire mon service militaire comme VAT [volontaire
à l'aide technique] et sociologue en Nouvelle-Calédonie
au moment du soulèvement kanak de 1984-1985. Je me suis
spontanément retrouvé du côté des « indigènes ». Puis
est venu un troisième choc en atterrissant à Chicago
pour y poursuivre mon doctorat.
J'habitais à la
frontière du ghetto, sur la ligne de fracture raciale et
sociale qui divise la ville américaine. Pour un petit
Français porteur de catégories universalistes, c'était à
la fois inouï et intolérable de palper au quotidien
cette césure, et la violence matérielle et symbolique
qu'elle matérialisait. Mon sentiment d'empathie a jailli
de cette disjonction entre mes catégories politiques
européennes et la réalité étasunienne. Et je me
suis empressé de franchir cette frontière…
R. B. : De ce point de vue, votre approche est très
différente de la mienne. Vous allez mettre à l'épreuve
vos intuitions et sans doute les invalider.
Un écrivain,
lui, doit se fier à ses intuitions. Il est guidé par des
images. Pour moi, tout commence avec une image
qui m'obsède et m'attire. Je ne sais pas moi-même sur
quoi au juste porte le roman que je viens de finir, qui
s'intitule La Réserve. Un critique ou un lecteur me le
dira le moment venu… Ce que je sais, c'est que tout
provient à l'origine d'une fascination que j'ai pour ce
coin du nord-est des États-Unis où j'habite. Au beau
milieu d'une région rurale reculée, un club privé de
40 000 hectares de bois et de lacs appartient à un petit
groupe de gens riches de New York, Philadelphie et
Boston. Ils ont fixé des règles strictes pour cet espace
réservé, on ne peut y naviguer qu'en canoë, et encore,
pas n'importe lesquels ! Quand j'ai visité cet endroit
magnifique, qui évoque la nature au XIXe siècle, j'ai
imaginé un avion qui fracasse le calme ambiant. J'ai eu
cette vision romantique d'une violation de la nature par
des bruits et l'irruption de gros engins modernes. Cette
image est la scène d'ouverture de mon roman. Un avion
surgit. Qui est son pilote ? C'est ainsi qu'apparaît le
personnage central. Imaginons que cela se déroule le
jour de la fête nationale (Independence Day), quand les
Américains vont pique-niquer en famille près de ce lac
pour y admirer le coucher du soleil. C'est un « moment
américain » parfait. Qui se permet de ruiner ce moment,
un 4 Juillet, avec son avion ? Que vient-il faire ici ?
Que signifie l'interruption de ce moment magique, de
cette vision fantasmatique de l'état de nature ? Le
roman s'achève quand je n'ai plus de questions.
L. W. : Le
sociologue passe par les mêmes étapes – intuition,
questionnement, travail d'écriture – mais en sens
inverse. Il doit d'abord prendre en compte l'état
de la recherche sur son sujet. Il interroge les termes
du problème. Puis il met au point un dispositif
d'observation pour disséquer le phénomène : collecte de
données statistiques et de documents d'archives,
observation de terrain, entretiens, etc. À partir de
quoi il élabore un modèle, qu'il confronte à nouveau à
ses données d'enquête. Ce n'est qu'en fin de parcours
qu'il se préoccupe de trouver les images pour
communiquer la réponse à la question posée.
R. B. : Si nos méthodologies divergent,
nous arrivons à
la même conclusion : la question raciale demeure
centrale dans la société américaine. L'omniprésence de
la race préserve le mythe d'une société sans classes.
C'est très utile d'avoir ce leurre de la race pour
protéger une société d'exploitation capitaliste. Parce
que si tous les pauvres venaient à s'allier, ce serait
la révolution, comme à l'époque de Roosevelt. Le
mécanisme politique qui s'est mis en place après le New
Deal visait justement à défaire cette coalition. La
stratégie républicaine, de Nixon à Bush, a eu pour but
de faire passer le parti démocrate pour le parti des
Noirs, de sorte que les Blancs pauvres votent contre
leur intérêt de classe.
L. W. : Ce que je trouve frappant, c'est que c'est
l'État qui assoit et perpétue la division raciale. C'est
l'État qui a inscrit dans la loi la division arbitraire
entre « Noirs » et « Blancs » issue de l'esclavage, et
qui a validé une culture virulente de dénigrement des
Afro-Américains pour masquer la contradiction entre la
servitude et l'idéal démocratique. C'est l'État qui a
soutenu le régime ségrégationniste du Sud rural et
permis l'érection du ghetto dans le Nord urbain. C'est
l'État qui a laissé le ghetto « imploser » après la
décennie 1960, lorsqu'il perd sa fonction traditionnelle
de réservoir de main-d'oeuvre industrielle pour se muer
en territoire d'internement.
On croit souvent
que la division entre Blancs et Noirs est donnée dans la
nature des choses, comme l'est la couleur de peau. Mais
c'est une construction historique, résultant d'un
rapport de force politique. La ségrégation résidentielle
est une fabrication étatique : la « grande migration »
des Noirs ruraux vers les villes a été suivie par la
fuite de millions de Blancs vers les banlieues pour
éviter la mixité raciale. L'État a subventionné
cette « grande migration blanche » par le biais de la
garantie fédérale des prêts immobiliers et par la
construction d'un vaste système de transport public. Le
réseau autoroutier des villes américaines est le plus
grand projet infrastructurel de l'histoire de
l'humanité. Avec le passage de l'économie industrielle à
l'économie des services, le ghetto a perdu sa fonction
d'extraction. L'économie de la rue a remplacé le marché
du travail, et l'insécurité sociale et criminelle s'est
répandue partout. Alors, pour gérer cette population
doublement marginalisée, par la race et la classe,
l'État a déployé son appareil policier et judiciaire. On
conçoit l'emprisonnement comme un remède à la
criminalité. Mais, en réalité, il sert d'abord à gérer
les populations déshéritées et stigmatisées.
R. B. : Il y a
une belle expression en anglais pour cela : « to be
beyond the pale ». Elle signifie :être au-delà des
limites convenues du comportement ou de la pensée.
Cette expression date du XVIIe siècle ; le pale y
désigne la palissade qui entourait les établissements
coloniaux anglais en Irlande. Les Anglais construisaient
ces clôtures pour tenir au-dehors les « hordes »
irlandaises.
L. W. : Au XVIIIe siècle, elle désigne aussi les zones
de peuplement réservées aux Juifs à la lisière des
villes de Pologne et de Russie : c'est le précurseur
sociologique du ghetto.
R. B. : Ce qui me fascine aux États-Unis, ce sont les
déplacements de cette palissade au fil de l'histoire. Le
principe de la mise en clôture des indésirables remonte
au traitement infligé aux Indiens. On implante une force
militaire sur leur territoire, on construit une clôture
autour, puis on peut contrôler les gens au
franchissement de la palissade. On peut ensuite reculer
la palissade et forcer les gens dans un espace confiné
de sorte à prendre contrôle de leur terre. Cette volonté
de contrôle remonte très loin. Dans mon roman American
Darling, Hannah finit dans une ferme isolée, retirée de
toute action politique et de la société qui change
autour d'elle. C'est une manière de retraite.
Ma vision de la
personnalité humaine est fondée sur la rédemption. Le
seul rêve américain auquel je crois, c'est l'évasion.
C'est pourquoi Les Aventures de Huckleberry Finn sont à
mes yeux le plus grand livre de notre littérature. Il se
termine quand Huckleberry quitte le territoire américain
pour fuir l'esclavage et l'injustice.
La rédemption par la fuite est une formule très
américaine. Elle est au coeur de notre histoire. À
l'origine, l'Amérique était ce lieu neuf où les colons
pouvaient se racheter au plan moral en fuyant la veille
Europe corrompue. Il va sans dire que l'Amérique est
vite devenue aussi corrompue que l'Europe.
L. W. : C'est vrai que la fuite paraît souvent la
meilleure option, voire la seule viable. Si je devais
voter aux élections américaines, je m'abstiendrais sans
doute, car les deux partis dominants sont complices, et
le système électoral, totalement verrouillé par les
intérêts d'argent.
La société et la
politique américaines sont organisées de façon à
décourager les luttes et à favoriser la recherche de
solutions individuelles aux problèmes collectifs : je
m'en tirerai par moi-même, moi et ma famille. Chacun
pour soi et Dieu pour tous.
R. B. : Le
modèle américain, c'est le type solitaire qui s'en va
dans le coucher de soleil. De Rambo à Clint Eastwood,
ces figures ont une signification morale : le seul moyen
de vivre une vie droite dans une société corrompue,
c'est d'enfourcher son cheval et de partir trouver sa
voie par soi-même. La plupart de mes nouvelles se
terminent comme cela.
L. W. : Les Européens feraient bien de méditer sur la
fin de vos romans.
De ce côté de
l'Atlantique, nous avons encore des choix politiques
devant nous, même s'ils sont de plus en plus restreints.
Et il faut les faire pour empêcher une dérive dangereuse
vers la société marchandisée – vers laquelle Nicolas
Sarkozy promet de nous mener. Les Européens peuvent se
servir de l'Amérique comme d'une expérience historique
grandeur nature, qui les alerte sur les dangers et les
coûts des politiques de dérégulation économique, de
division ethnique et d'abaissement de l'État. Le travail
civique du sociologue consiste à éclairer ces choix.
R. B. : Vous avez de grandes ambitions ! En tant
qu'écrivain, je n'ai pas l'ambition de changer quoi que
ce soit. Ce n'est pas le rôle du romancier, pas plus que
du sociologue à mon avis.
Nous essayons de
préserver des vérités universelles sur la nature humaine
qui sont occultées dans la société moderne. Nous pouvons
les maintenir en vie, vous dans votre travail
sociologique, moi dans mes romans.
L. W. : Je ne suis pas aussi pessimiste que vous sur ce
point. Je pense que notre rôle est moins de préserver
des vérités éternelles que de révéler des possibles
historiques. Le
monde tel qu'il existe n'est pas le seul monde possible.
Cela peut paraître provocateur, au moment où les
Français viennent de voter nettement pour Nicolas
Sarkozy. Mais ce vote ne signifie pas que cette
attristante victoire était inéluctable. C'est une ironie
amère que le candidat français le plus proche de Bush
ait été élu, alors même que ce dernier est au plus bas
de sa courbe de popularité dans son pays et que son
mandat se révèle être un désastre géopolitique sans
précédent. Car le rapport de forces est plus incertain
qu'il n'y paraît et il peut être renversé. C'est sombrer
dans l'idéologie néolibérale, précisément, que
d'affirmer que tout ce qu'on peut faire, c'est préserver
des vérités humaines universelles parce que l'histoire
serait pour ainsi dire déjà écrite.
R. B. : Vous
êtes sacrément optimiste. Mais vous ne tenez pas
suffisamment compte du pouvoir de la consommation. C'est
une drogue qui empoisonne les esprits. J'ai des amis qui
laissent leurs gosses regarder la télévision plus de
six heures par jour. Quand vous n'avez plus de
territoires à coloniser, vous finissez par vous
coloniser vous-mêmes. Un processus d'autocolonisation
est en route. Certes, l'histoire n'est peut-être
pas achevée, mais je pense que les grands titres sont
déjà écrits. Vous pensez que votre rôle est d'aider les
êtres humains à faire des choix ; moi, j'essaie
simplement de comprendre ce que c'est que d'être humain.
Mes livres
s'appuient sur des réalités historiques et sociales,
mais ce qui m'intéresse surtout, c'est le sens
psychologique et moral de la vie. Si je
n'arrivais pas à trouver une portée morale dans une vie
ordinaire, je ne pourrais pas en trouver dans ma propre
vie.
L. W. : Aussi sombres ou pessimistes que soient vos
romans, vous-même n'êtes pas un nihiliste.
R. B. : Le
simple fait d'écrire est en soi déjà une affirmation qui
transcende le nihilisme. Si vous étiez nihiliste, vous
ne prendriez pas la plume. Tout écrivain a une passion
pour le langage. Quand vous vous vouez au langage, vous
vous vouez aussi à l'histoire du langage. Et quand vous
croyez en l'histoire du langage, vous croyez en
l'histoire des humains.
L. W. : Le sociologue peut et doit rester agnostique sur
ces questions ultimes de moralité. Mais s'il fait bien
son travail, il nourrit forcément la critique, donc
l'action morale, car il pointe l'écart entre les idéaux
professés par la société et son état historique.
De plus, la
plupart des chercheurs en sciences sociales entrent dans
le métier animés d'un sens de la justice : ils veulent
connaître le monde pour aider à y réduire la part de
l'arbitraire. Mais pas tous : certains trouvent dans la
formalisation des manières de fuir le monde social.
R. B. : Certains écrivains américains affirment qu'ils
n'ont pas d'engagement politique. Mais soutenir cela est
en soi une affirmation politique. C'est vrai aussi des
chercheurs en sciences sociales. Le refus de s'engager
moralement dans le phénomène observé est en soi une
affirmation politique.
L. W. : La morale qui guide mon travail, c'est l'éthique
scientifique mais aussi le sentiment de devoir donner
aux lecteurs les instruments nécessaires pour comprendre
le monde social, et donc pour exercer des jugements et
des choix politiques avec plus de clarté. J'apporte des
analyses de diverses facettes de la révolution
néolibérale, comme l'émergence de ce que j'appelle la
« marginalité avancée » ou le développement du système
pénitentiaire comme composante de l'État néolibéral.
R. B. : Depuis les attentats du 11 septembre, les
relations entre l'Europe et les États-Unis ont changé
par bien des aspects. Les Européens n'ont pas été
traumatisés par l'attaque d'Al Qaeda comme l'ont été les
Américains. Les Européens subissent des attentats
terroristes depuis des décennies, mais ils n'ont pas
servi de prétexte pour accroître sans garde-fou les
pouvoir de l'État et son contrôle sur les citoyens. La
terreur qui a étreint les Américains a été exploitée par
Bush pour lancer une « guerre au terrorisme » sans
limites qui parasite le dialogue entre les continents.
L. W. : Le dialogue entre l'Europe et les États-Unis
serait sans doute plus riche s'il existait un dialogue
au sein même des États-Unis. Or une chape de plomb est
tombée sur le pays au lendemain des attentats. Le fait
que les services secrets pratiquent officiellement la
torture, et organisent kidnappings et disparitions, y
compris sur le territoire européen, n'a guère suscité
d'indignation. Si on vous avait dit, avant le
11 septembre, qu'un jour, les États-Unis utiliseraient
la torture de manière routinière et « légale », vous
auriez prédit que les universités se révolteraient, que
la presse, les leaders religieux ne l'accepteraient pas,
que les professionnels du droit protesteraient en rangs
serrés dans les rues. Rien de tout cela n'est advenu :
le « 9/11 » a créé un traumatisme mental capable de tout
justifier. Une autocensure extraordinaire règne sur la
question des libertés civiles et de la légalité
guerrière aux États-Unis.
R. B. : La profondeur du traumatisme peut s'expliquer
par la fierté nationaliste et la propension au repli sur
soi de l'Amérique. Il tient à notre isolement culturel
et à l'histoire particulière d'une société nouvelle,
créée par un peuple pionnier. Il en faut peu pour aviver
les flammes du nationalisme, d'autant plus que les
Américains ont le sentiment de former une nation
d'exception. Ils sont persuadés qu'ils sont différents
du reste du monde