En quoi la mondialisation est-elle en train de bouleverser notre conception de la vie en société ? |
Que faire quand tout change brutalement, quand, en vingt ans, les frontières qui quadrillaient le monde se sont effacées, quand les Etats-nations ne sont plus les tenants du pouvoir ni les agents des transformations sociales? Résister? S'accrocher à l'ordre ancien? S'effondrer devant l'ampleur des métamorphoses qui nous sont imposées? Ou, d'abord, chercher à les comprendre? C'est ce que, depuis soixante ans, le sociologue anglais Zygmunt Bauman tente de faire, en pensant la place de l'homme dans la mondialisation. A 80 ans, il sait reconnaître, dans les « renversements du monde ", ce qui est inéluctable et ce qui ne l'est pas. Nous vivons un «grand renversement" de l'histoire occidentale. Le capitalisme a réussi à extraire le capital d'un cadre qui le contraignait trop, celui de l'Etat-nation, avec ses législations du travail et ses tutelles légales. Aujourd'hui, il règne dans un espace extraterritorial, hors d'atteinte. C'est pourquoi les lieux ne protègent plus. On peut le constater dans l'impuissance des politiques de la ville, par exemple. La ville devient le lieu où s'entassent problèmes et déchets produits autre part: si vous êtes le maire de Paris, vous devez vous soucier de l'eau, polluée ailleurs que chez vous, de migrants qui arrivent pour des motifs que vous ne contrôlez aucunement, de chômeurs privés d'emploi pour des raisons qui ne relèvent pas de votre pouvoir. Tous les problèmes d'aujourd'hui sont globaux alors que la politique reste coincée dans le local. Les liens entre pouvoir et politique, si forts dans le passé, sont desserrés. Tel est notre problème. La société était ce contre quoi on butait, comme les rats contre les parois du labyrinthe: des normes, de la coercition, un moule, quelque chose qui bridait la liberté individuelle. En quelques années, les forces dominantes,. qui détiennent l'argent et le pouvoir d'organiser le monde dans leur intérêt, ont trouvé d'autres stratégies, plus légères, moins contraignantes. Les Etats-nations sont en voie d'affaiblissement rapide, ils ne sont plus les moteurs du progrès social, et je pense que l'on ne reviendra pas en arrière. A la fin de l'Ancien Régime, il existait une infinité de petites communautés (communes, paroisses, territoires...) que les puissants d'alors exploitaient sans trop se mêler de ce qui se passait à l'intérieur. Ces structures étaient en voie de dégradation. Au moment de la Révolution française, la création de l'Etat-nation a représenté une rupture, un passage à une autre échelle. L'Etat s'est davantage mêlé de la manière dont les richesses étaient produites, il a organisé, régenté la vie des populations. Aujourd'hui, l'Etat-nation se trouve dans la même situation que les petites communautés de l'Ancien Régime. On ne peut pas s'en sortir politiquement en cherchant à restaurer ces ordres anciens, mais en reconstruisant l'alliance entre pouvoir et politique sur des préoccupations globales.
Télérama : Vous affirmez que
les émissions de télé style Le maillon faible (photo ci-dessous), Loft
stol)', Koh-Lanta ou Star academy constituent pour les téléspectateurs
une remarquable leçon d'adaptation au monde. liquide ". Comment ? Le Big Brother d'Orwell - 1984 a été écrit juste après la Seconde Guerre mondiale - est censé savoir ce qui est bon pour ceux qu'il surveille, il se mêle de leur vie, contrôle étroitement leurs comportements. Il incarne ce pouvoir intrusif, coercitif, omniprésent, du panoptique. Le néo-Big Brother fournit à ses hôtes lits, nourriture,jeux, il s'adresse parfois à eux mais ils n'ont pas le droit de s'adresser à lui, et il se fiche bien de ce qu'ils font de leurs journées, de leurs réussites, de leurs échecs, de leurs espoirs... Il est indifférent, c'est-àdire totalement opaque ;ce n'est pas un interlocuteur. Big Brother est passé du rôle de gardien-tuteur plus ou moins bienveillant à la position de joueur parmi les autres... mais on ne sait ni quand ni pour qui il joue. En ce sens, il est inconnaissable, abscons, et il représente parfaitement une société elle aussi indéchiffrable.
Télérama : Que devient la
morale dans le monde de néo-Big Brother ?
Dans cet "univers
liquide", la consommation devient, dites-vous,
un pivot essentiel, et pas seulement économique. Pourquoi?
Source Télérama n°2894 juin 2005
Zygmunt Bauman |