sommaire                                                                                                                BAUCHAU Henri

AUTEURS
Camus,   Nietzsche,   Einstein, Desproges, Wolinski, Lacan, Gracian,  Cioran....

THEMES
l'Amitié, la Confiance, le Pouvoir, l'Ennui
...


PROVERBES DU MONDE.
Africains, Arabes, Allemands, Chinois, Russes, Québequois...


AUTRES CITATIONS
Aristophane, George Orwell, Jim Morrison..

 

 

Dominer ses entraves, se libérer ou alors la vie est trop torturante et vivre n'est plus supportable.
 
Il a longtemps vécu en Suisse, mais Henry Bauchau est belge, et passe aujourd'hui ses vieux jours dans la banlieue parisienne. Au cours d'une vie antérieure, il a sûrement flâné au bord de la Neva, tant il y a quelque chose de russe chez ce nonagénaire en perpétuelle quête intérieure. Le regard pénétrant et déchiré comme un héros de Tchekhov, il accueille poliment son visiteur, pour le conduire à petits pas jusqu'à sa véranda. Une pièce lumineuse, remplie d'œuvres d'art qui résument sa carrière : des sculptures en bois du jeune autiste qu'il sortit du gouffre en lui enseignant l'art (devenu le héros de son livre poignant L'Enfant bleu), des tableaux d'arbres géants crevant des ciels nuageux (l'un figure en couverture de son premier roman, La Déchirure)...

Henry Bauchau a la douceur bienveillante de ceux qui reviennent de loin. Paralysé par la dépression une grande partie de son existence, il a conjuré son dégoût de la vie sur le divan, grâce à deux longues psychanalyses, avant de devenir psychanalyste lui-même. Romans, journaux intimes (Passage de la Bonne-Graine, Le Présent d'incertitude), poèmes ou revisitation des mythes (Œdipe sur la route, Antigone), son œuvre magnifique à la gestation lente est une succession d'actes de survie. Sa pudeur, sa fragilité, son défaitisme et son implacabilité expliquent peut-être qu'il n'ait jamais connu le succès qu'il méritait. Jusqu'à ce que paraisse Le Boulevard périphérique, en ce début d'année 2008, quelques jours avant ses 95 ans et récemment distingué par le prix du Livre Inter. Au chevet d'une belle-fille qui se meurt d'un cancer, Henry Bauchau exhume dans ce livre deux défunts oubliés qu'il se met à veiller avec une qualité d'écoute hors du commun : un ami de jeunesse féru d'escalade, tué pendant la Seconde Guerre mondiale, et son tortionnaire, un SS « dans le visage duquel on peut tomber »...
 
Vous avez signé le tableau qui figure en couverture de votre dernier livre,
Le Boulevard périphérique. Vous êtes donc aussi peintre...
Je l'ai été très brièvement, quand je vivais en Suisse, dans les années 70. Puis j'ai renoncé en 1975, en revenant à Paris, parce que j'avais du mal à mener plusieurs activités à la fois. J'ai commencé par besoin de faire quelque chose de manuel, pas vraiment par amour de la peinture. Je me suis mis à peindre dans un scepticisme général, puis mes tableaux ont fini par être jugés assez intéressants. J'étais très attiré par le symbolisme. Regardez la couverture du Boulevard périphérique. Un homme sort de la mer. Personne n'a remarqué que son bras droit est bien fort, alors que le gauche est seulement esquissé. Le bras droit est celui de l'intelligence, et le gauche celui du cœur. Je voulais indiquer par là que l'homme sort de la mer (et de la mère) originelle avec le devoir de développer le côté du cœur, celui qui indique la capacité de vivre ensemble sans lutte, sans rivalité.

Comment accomplir ce devoir ?

En repoussant ses barrières intérieures, en écoutant ses rêves. J'ai toujours été frappé que tant de gens vivent dans l'ignorance de leur activité onirique. Pourtant, l'histoire du monde serait plus juste et plus complète si l'on tenait compte de l'histoire des dormeurs et de leurs songes. Ce qui se passe pendant le sommeil a une influence considérable sur l'éveil. En prendre conscience ouvre des horizons. J'aime cette phrase d'Henri Michaux : « C'est par le rêve que l'humanité forme malgré tout un bloc, une unité d'où l'on ne peut s'évader. »

“Nous sommes dans un face-à-face inégal.
Je ne vous connais pas, alors que vous êtes
déjà entrée dans mon monde intérieur,
en lisant mes livres.”


Comme psychanalyste et comme écrivain de l'intime, vous vous êtes intéressé de près à la parole. Comment qualifieriez-vous celle qui s'échange lors d'une interview ?
De concerto pour silence brisé. Une partition très difficile à jouer. Le maintien de la question, quelle qu'elle soit, est une forme d'espérance. Nous sommes dans un face-à-face inégal. Je ne vous connais pas, alors que vous êtes déjà entrée dans mon monde intérieur, en lisant mes livres. Cette psychanalyse à l'envers me procure un sentiment de paix, à condition que vous me laissiez aller. Si le journaliste me bombarde de questions, je sais que je ferai quelque chose d'assez plat. Parce que finalement, il n'y a pas tant de réponses aux choses. Mais s'il laisse le silence s'installer, la vérité finira toujours par sortir, même entre les lignes.

Dans La Déchirure, votre premier roman, écrit dix ans après votre première psychanalyse et le décès de votre mère, vous dites qu'« il est souvent plus beau et plus juste de se taire »...

J'étais à cette époque encore tout près d'une grande blessure de ma vie. Je me rends compte aujourd'hui que j'étais très gravement atteint psychologiquement. J'avais mis fin à mon analyse contre l'avis de ma psychanalyste, Blanche Jouve, et j'étais parti en Suisse pour monter une entreprise avec très peu de moyens. C'était un travail très dur, et très risqué. Alors soudain, j'ai eu besoin d'écrire une pièce de théâtre, Gengis Khan. Tout d'un coup, toute une part sauvage sortait de moi, mettant en cause les fondements de la civilisation. Quoique mes pensées réelles fussent en apparence tout autres, j'étais obligé de reconnaître que j'adhérais aux valeurs de Gengis Khan : une seule terre, un seul peuple, des hommes, des chevaux. Cela paraît fou ! Ecrire cette pièce m'a équilibré. Nous étions en 1954, en pleine période de brechtisme. La mode était à la distanciation. Avec Gengis Khan, je faisais tout le contraire : aucune mise à distance, aucun jugement.

Quel accueil a reçu cette pièce ?

C'était la première fois que j'écrivais, je pensais que la pièce serait montée, mais j'ai rencontré toute une série d'obstacles. Comme souvent dans ma vie, éternellement hachée, freinée, déviée... Finalement, ce sont des étudiants qui l'ont montée pour six représentations, autour d'une débutante qui s'appelait Ariane Mnouchkine. J'ai ensuite écrit une deuxième pièce, La Raison en amont. Un bide total, les metteurs en scène ne m'ont jamais répondu, et la pièce n'a jamais été jouée.

Comment expliquez-vous cet échec ?

J'étais à contre-courant. Quand Ariane Mnouchkine a monté Gengis Khan, j'ai senti deux choses. D'abord, qu'elle était un génie du théâtre. Elle n'avait pas d'expérience, pas d'acteurs de qualité, et pourtant, à sa façon de regarder l'espace, j'ai senti que j'assistais à l'apparition d'un talent hors du commun. Ensuite, j'ai vu que c'était quelqu'un d'irrémédiablement engagé dans le sens du temps. Tout au long de sa carrière, elle a évolué, sans jamais cesser de faire des choses qui correspondaient au temps. Moi, je n'ai jamais été comme ça. J'ai toujours eu un spectre de lumière beaucoup plus limité.

“Ce n'est jamais agréable de se sentir
à contre-courant... Tous mes romans traitent
d'un même sujet : comment rattraper une vie mal partie.”


Vous en avez souffert ?

Ce n'est jamais agréable de se sentir à contre-courant... Tous mes romans traitent d'un même sujet : comment rattraper une vie mal partie. Même mon travail sur les mythes trouve son origine dans cette question. Antigone, c'est l'histoire d'une vie qui s'enclenche mal. Elle était jeune princesse, et tout à coup, elle se jette sur la route derrière son père, et le suit pendant dix ans. Sa vie en reste à jamais marquée. Cela n'empêche pas sa grandeur, mais ce parcours chaotique laisse des traces indélébiles.

Etre à contre-courant n'a vraiment jamais été délibéré chez vous ?

Non, je n'ai jamais cherché le décalage, je l'ai subi. Quand j'ai publié La Déchirure, bien avant la période de grand lacanisme en France, personne ne s'intéressait à la psychanalyse. C'est pareil pour la poésie. J'en ai toujours écrit, et j'y attache une très grande importance. Beaucoup plus qu'à mes romans. Mais la poésie a maintenant un champ tellement restreint ! C'est un art réservé à une très petite minorité, même s'il y a encore beaucoup de gens qui en écrivent... Le fait que la poésie disparaisse comme cela est une souffrance profonde pour moi.

Mais voilà qu'à 95 ans, avec le succès du Boulevard périphérique, vous êtes dans le courant...
Oui, mais pourquoi ? Je n'ai pas la réponse. Ce livre est né d'un acte manqué. A la mort de ma belle-fille, en 1980, j'ai écrit six gros cahiers. Un an plus tard, je suis parti en Bretagne avec l'intention de retravailler ces notes. Arrivé sur place, je me suis aperçu que j'avais oublié le premier cahier à Paris. Je me suis demandé si je devais aller le rechercher. Et j'ai pensé que cet oubli me disait : « C'est trop tôt. » Le livre était trop vaste, trop emmêlé de choses, il valait mieux attendre. C'est comme ça qu'il est resté vingt-cinq ans de côté. Soudain, en 2006, je me suis souvenu : « J'ai là une matière, je vais la retravailler. »

“Je me suis mis à écrire autrement,
de façon plus resserrée, en partie à cause
du manque de temps.
A mon âge, on ne sait jamais, voyez-vous.”


Retravailler, c'est-à-dire réécrire ?

Oui, complètement. Je me suis mis à écrire autrement, de façon plus resserrée, en partie à cause du manque de temps. A mon âge, on ne sait jamais, voyez-vous. On n'est jamais sûr de pouvoir terminer ce que l'on entreprend. J'ai simplifié la langue, parce que mon vocabulaire a diminué avec la vieillesse, même si je lis beaucoup pour le maintenir. Quand je suis arrivé au bout du Boulevard périphérique, j'étais très surpris : je n'avais jamais écrit en si peu de temps ! C'est un livre qui a le poids des années, mais qui a jailli très vite, dans une sorte d'urgence paisible. Je ne pourrais pas en donner la raison. Au fond, pour moi, mon oeuvre est restée un mystère. C'est la raison pour laquelle j'ai toujours tenu des journaux intimes. Pour tenter de comprendre pourquoi j'écris, de marquer malgré tout des repères, d'insérer mes livres dans ma vie. Mes journaux sont mes anges gardiens.

“Les voyages en voiture sont la métaphore
de la tragédie du temps. Dans l'existence,
nous avançons, puis tout à coup nous sommes
arrêtés, et nous repartons. Sur la route,
c'est pareil. Accélération, frein, accélération, frein.”


Dans Le Boulevard périphérique, comme dans votre premier roman, La Déchirure, vous aimez décrire les voyages en voiture. Sous votre plume, les trajets automobiles prennent une dimension transcendantale...

Les voyages en voiture sont la métaphore de la tragédie du temps. Dans l'existence, nous avançons, puis tout à coup nous sommes arrêtés, et nous repartons. Nous vivons une vie pleine d'obstacles, et plus la civilisation se développe, plus il y a d'obstacles. Sur la route, c'est pareil. Accélération, frein, accélération, frein, sur quatre rangs, c'est incroyable, des millions de gens se déplacent comme cela chaque jour ! On n'imagine pas quelqu'un effectuant des parcours pareils au XVIIe siècle : à l'époque, on marchait sur ses deux jambes, à un rythme plus lent et plus régulier. La pensée avait sans doute plus le loisir de se développer.

“Je cherche Dieu dans des livres
non religieux, comme L’Idiot, de Dostoïevski.”


Dans Le Présent d'incertitude, votre journal 2002-2005, vous écrivez : « J'aime prier Dieu, mais je n'aime plus qu'on en parle ».

Tous les enseignements qui concernent Dieu ne me parlent plus. J'aime prier, mais je n'y parviens plus à partir des textes. Je viens de relire successivement trois Evangiles, que j'ai comparés dans deux éditions. C'est magnifique, mais il y a beaucoup de choses que je ne peux pas croire, là-dedans. Je cherche Dieu dans des livres non religieux, comme L'Idiot, de Dostoïevski, le livre que j'ai le plus souvent relu dans ma vie. Pour moi, le prince Mychkine, c'est le Christ. Il va vers le monde avec un tel esprit de vérité qu'il transforme ce monde, tout en étant vaincu par lui. Prier est un besoin naturel qui ne me lie plus nécessairement à une idée religieuse précise. Alors je prie à partir de la nature. Très souvent, la prière m'échappe, sans que je le veuille. Les arbres m'inspirent particulièrement. Ils me parlent de vigueur, de durée, de mort. Par leur seule existence, ces cathédrales végétales me dispensent un enseignement très fort.

“Faire petit gris ! C'est se couler dans la terre
comme une petite souris ou un petit lapin.”


Vous avez écrit qu'enfant votre jeu favori était de « faire petit gris ». En quoi cela consistait-il ?

Ah ! Faire petit gris ! C'est se couler dans la terre comme une petite souris ou un petit lapin. Je faisais petit gris en rentrant de l'école. C'était pour moi une façon d'échapper à la terrible banalité du retour à la maison. Depuis les petites classes jusqu'à l'université, la banalité a toujours été un supplice : se lever, aller jusqu'à l'école, écouter toute la journée des cours plus ou moins bien donnés, revenir, s'ennuyer dans sa chambre... Je n'arrivais pas à m'intéresser au déroulement de la vie. Alors je faisais petit gris dès que je pouvais.

Et aujourd'hui, faites-vous toujours petit gris ?

Oui, en écrivant. Quand j'écris, je ne pense pas .

Propos recueillis par Marine Landrot

Télérama n° 3051