Il a longtemps vécu en Suisse,
mais Henry Bauchau est belge, et passe
aujourd'hui ses vieux jours dans la banlieue parisienne.
Au cours d'une vie antérieure, il a sûrement flâné au
bord de la Neva, tant il y a quelque chose de russe chez
ce nonagénaire en perpétuelle quête intérieure. Le
regard pénétrant et déchiré comme un héros de Tchekhov,
il accueille poliment son visiteur, pour le conduire à
petits pas jusqu'à sa véranda. Une pièce lumineuse,
remplie d'œuvres d'art qui résument sa carrière : des
sculptures en bois du jeune autiste qu'il sortit du
gouffre en lui enseignant l'art (devenu le héros de son
livre poignant L'Enfant bleu), des tableaux
d'arbres géants crevant des ciels nuageux (l'un figure
en couverture de son premier roman, La Déchirure)...
Henry Bauchau a la douceur
bienveillante de ceux qui reviennent de loin.
Paralysé par la dépression une grande partie de son
existence, il a conjuré son dégoût de la vie sur le
divan, grâce à deux longues psychanalyses, avant de
devenir psychanalyste lui-même. Romans, journaux intimes
(Passage de la Bonne-Graine, Le Présent
d'incertitude), poèmes ou revisitation des mythes
(Œdipe sur la route, Antigone), son œuvre
magnifique à la gestation lente est une succession
d'actes de survie. Sa pudeur, sa fragilité, son
défaitisme et son implacabilité expliquent peut-être
qu'il n'ait jamais connu le succès qu'il méritait.
Jusqu'à ce que paraisse Le Boulevard périphérique, en ce
début d'année 2008, quelques jours avant ses 95 ans et
récemment distingué par le prix du Livre Inter. Au
chevet d'une belle-fille qui se meurt d'un cancer, Henry
Bauchau exhume dans ce livre deux défunts oubliés qu'il
se met à veiller avec une qualité d'écoute hors du
commun : un ami de jeunesse féru d'escalade, tué pendant
la Seconde Guerre mondiale, et son tortionnaire, un SS «
dans le visage duquel on peut tomber »...
Vous avez signé le tableau qui figure en couverture de
votre dernier livre, Le Boulevard
périphérique. Vous êtes donc aussi
peintre...
Je l'ai été très brièvement, quand je vivais en Suisse,
dans les années 70. Puis j'ai renoncé en 1975, en
revenant à Paris, parce que j'avais du mal à mener
plusieurs activités à la fois. J'ai commencé par besoin
de faire quelque chose de manuel, pas vraiment par amour
de la peinture. Je me suis mis à peindre dans un
scepticisme général, puis mes tableaux ont fini par être
jugés assez intéressants. J'étais très attiré par le
symbolisme. Regardez la couverture du Boulevard
périphérique. Un homme sort de la mer. Personne n'a
remarqué que son bras droit est bien fort, alors que le
gauche est seulement esquissé. Le bras droit est celui
de l'intelligence, et le gauche celui du cœur. Je
voulais indiquer par là que l'homme sort de la mer (et
de la mère) originelle avec le devoir de développer le
côté du cœur, celui qui indique la capacité de vivre
ensemble sans lutte, sans rivalité.
Comment accomplir ce devoir ?
En repoussant ses barrières intérieures, en écoutant ses
rêves. J'ai toujours été frappé que tant de gens vivent
dans l'ignorance de leur activité onirique. Pourtant,
l'histoire du monde serait plus juste et plus complète
si l'on tenait compte de l'histoire des dormeurs et de
leurs songes. Ce qui se passe pendant le sommeil a une
influence considérable sur l'éveil. En prendre
conscience ouvre des horizons. J'aime cette phrase
d'Henri Michaux : « C'est par le rêve que l'humanité
forme malgré tout un bloc, une unité d'où l'on ne peut
s'évader. »
“Nous sommes dans un
face-à-face inégal.
Je ne vous connais pas, alors que vous êtes
déjà entrée dans mon monde intérieur,
en lisant mes livres.”
Comme psychanalyste et comme écrivain de
l'intime, vous vous êtes intéressé de près à la parole.
Comment qualifieriez-vous celle qui s'échange lors d'une
interview ?
De concerto pour silence brisé. Une partition très
difficile à jouer. Le maintien de la question, quelle
qu'elle soit, est une forme d'espérance. Nous sommes
dans un face-à-face inégal. Je ne vous connais pas,
alors que vous êtes déjà entrée dans mon monde
intérieur, en lisant mes livres. Cette psychanalyse à
l'envers me procure un sentiment de paix, à condition
que vous me laissiez aller. Si le journaliste me
bombarde de questions, je sais que je ferai quelque
chose d'assez plat. Parce que finalement, il n'y a pas
tant de réponses aux choses. Mais s'il laisse le silence
s'installer, la vérité finira toujours par sortir, même
entre les lignes.
Dans La Déchirure, votre premier roman, écrit
dix ans après votre première psychanalyse et le décès de
votre mère, vous dites qu'« il est souvent plus beau
et plus juste de se taire »...
J'étais à cette époque encore tout près d'une grande
blessure de ma vie. Je me rends compte aujourd'hui que
j'étais très gravement atteint psychologiquement.
J'avais mis fin à mon analyse contre l'avis de ma
psychanalyste, Blanche Jouve, et j'étais parti en Suisse
pour monter une entreprise avec très peu de moyens.
C'était un travail très dur, et très risqué. Alors
soudain, j'ai eu besoin d'écrire une pièce de théâtre,
Gengis Khan. Tout d'un coup, toute une part
sauvage sortait de moi, mettant en cause les fondements
de la civilisation. Quoique mes pensées réelles fussent
en apparence tout autres, j'étais obligé de reconnaître
que j'adhérais aux valeurs de Gengis Khan : une seule
terre, un seul peuple, des hommes, des chevaux. Cela
paraît fou ! Ecrire cette pièce m'a équilibré. Nous
étions en 1954, en pleine période de brechtisme. La mode
était à la distanciation. Avec Gengis Khan, je
faisais tout le contraire : aucune mise à distance,
aucun jugement.
Quel accueil a reçu cette pièce ?
C'était la première fois que j'écrivais, je pensais que
la pièce serait montée, mais j'ai rencontré toute une
série d'obstacles. Comme souvent dans ma vie,
éternellement hachée, freinée, déviée... Finalement, ce
sont des étudiants qui l'ont montée pour six
représentations, autour d'une débutante qui s'appelait
Ariane Mnouchkine. J'ai ensuite écrit une deuxième
pièce, La Raison en amont. Un bide total, les metteurs
en scène ne m'ont jamais répondu, et la pièce n'a jamais
été jouée.
Comment expliquez-vous cet échec ?
J'étais à contre-courant. Quand Ariane Mnouchkine a
monté Gengis Khan, j'ai senti deux choses.
D'abord, qu'elle était un génie du théâtre. Elle n'avait
pas d'expérience, pas d'acteurs de qualité, et pourtant,
à sa façon de regarder l'espace, j'ai senti que
j'assistais à l'apparition d'un talent hors du commun.
Ensuite, j'ai vu que c'était quelqu'un
d'irrémédiablement engagé dans le sens du temps. Tout au
long de sa carrière, elle a évolué, sans jamais cesser
de faire des choses qui correspondaient au temps. Moi,
je n'ai jamais été comme ça. J'ai toujours eu un spectre
de lumière beaucoup plus limité.
“Ce n'est jamais
agréable de se sentir
à contre-courant... Tous mes romans traitent
d'un même sujet : comment rattraper une vie mal
partie.”
Vous en avez souffert ?
Ce n'est jamais agréable de se sentir à
contre-courant... Tous mes romans traitent d'un même
sujet : comment rattraper une vie mal partie. Même mon
travail sur les mythes trouve son origine dans cette
question. Antigone, c'est l'histoire d'une vie qui
s'enclenche mal. Elle était jeune princesse, et tout à
coup, elle se jette sur la route derrière son père, et
le suit pendant dix ans. Sa vie en reste à jamais
marquée. Cela n'empêche pas sa grandeur, mais ce
parcours chaotique laisse des traces indélébiles.
Etre à contre-courant n'a vraiment jamais été délibéré
chez vous ?
Non, je n'ai jamais cherché le décalage, je l'ai subi.
Quand j'ai publié La Déchirure, bien avant la
période de grand lacanisme en France, personne ne
s'intéressait à la psychanalyse. C'est pareil pour la
poésie. J'en ai toujours écrit, et j'y attache une très
grande importance. Beaucoup plus qu'à mes romans. Mais
la poésie a maintenant un champ tellement restreint !
C'est un art réservé à une très petite minorité, même
s'il y a encore beaucoup de gens qui en écrivent... Le
fait que la poésie disparaisse comme cela est une
souffrance profonde pour moi.
Mais voilà qu'à 95 ans, avec le succès du
Boulevard périphérique, vous êtes dans le
courant...
Oui, mais pourquoi ? Je n'ai pas la réponse. Ce livre
est né d'un acte manqué. A la mort de ma belle-fille, en
1980, j'ai écrit six gros cahiers. Un an plus tard, je
suis parti en Bretagne avec l'intention de retravailler
ces notes. Arrivé sur place, je me suis aperçu que
j'avais oublié le premier cahier à Paris. Je me suis
demandé si je devais aller le rechercher. Et j'ai pensé
que cet oubli me disait : « C'est trop tôt. »
Le livre était trop vaste, trop emmêlé de choses, il
valait mieux attendre. C'est comme ça qu'il est resté
vingt-cinq ans de côté. Soudain, en 2006, je me suis
souvenu : « J'ai là une matière, je vais la
retravailler. »
“Je me suis mis à
écrire autrement,
de façon plus resserrée, en partie à cause
du manque de temps.
A mon âge, on ne sait jamais, voyez-vous.”
Retravailler, c'est-à-dire réécrire ?
Oui, complètement. Je me suis mis à écrire autrement, de
façon plus resserrée, en partie à cause du manque de
temps. A mon âge, on ne sait jamais, voyez-vous. On
n'est jamais sûr de pouvoir terminer ce que l'on
entreprend. J'ai simplifié la langue, parce que mon
vocabulaire a diminué avec la vieillesse, même si je lis
beaucoup pour le maintenir. Quand je suis arrivé au bout
du Boulevard périphérique, j'étais très surpris
: je n'avais jamais écrit en si peu de temps ! C'est un
livre qui a le poids des années, mais qui a jailli très
vite, dans une sorte d'urgence paisible. Je ne pourrais
pas en donner la raison. Au fond, pour moi, mon oeuvre
est restée un mystère. C'est la raison pour laquelle
j'ai toujours tenu des journaux intimes. Pour tenter de
comprendre pourquoi j'écris, de marquer malgré tout des
repères, d'insérer mes livres dans ma vie. Mes journaux
sont mes anges gardiens.
“Les voyages en
voiture sont la métaphore
de la tragédie du temps. Dans l'existence,
nous avançons, puis tout à coup nous sommes
arrêtés, et nous repartons. Sur la route,
c'est pareil. Accélération, frein, accélération,
frein.”
Dans Le Boulevard périphérique, comme dans
votre premier roman, La Déchirure, vous aimez
décrire les voyages en voiture. Sous votre plume, les
trajets automobiles prennent une dimension
transcendantale...
Les voyages en voiture sont la métaphore de la tragédie
du temps. Dans l'existence, nous avançons, puis tout à
coup nous sommes arrêtés, et nous repartons. Nous vivons
une vie pleine d'obstacles, et plus la civilisation se
développe, plus il y a d'obstacles. Sur la route, c'est
pareil. Accélération, frein, accélération, frein, sur
quatre rangs, c'est incroyable, des millions de gens se
déplacent comme cela chaque jour ! On n'imagine pas
quelqu'un effectuant des parcours pareils au XVIIe
siècle : à l'époque, on marchait sur ses deux jambes, à
un rythme plus lent et plus régulier. La pensée avait
sans doute plus le loisir de se développer.
“Je cherche Dieu dans
des livres
non religieux, comme L’Idiot, de
Dostoïevski.”
Dans Le Présent d'incertitude, votre journal
2002-2005, vous écrivez : « J'aime prier Dieu, mais
je n'aime plus qu'on en parle ».
Tous les enseignements qui concernent Dieu ne me parlent
plus. J'aime prier, mais je n'y parviens plus à partir
des textes. Je viens de relire successivement trois
Evangiles, que j'ai comparés dans deux éditions. C'est
magnifique, mais il y a beaucoup de choses que je ne
peux pas croire, là-dedans. Je cherche Dieu dans des
livres non religieux, comme L'Idiot, de
Dostoïevski, le livre que j'ai le plus souvent relu dans
ma vie. Pour moi, le prince Mychkine, c'est le Christ.
Il va vers le monde avec un tel esprit de vérité qu'il
transforme ce monde, tout en étant vaincu par lui. Prier
est un besoin naturel qui ne me lie plus nécessairement
à une idée religieuse précise. Alors je prie à partir de
la nature. Très souvent, la prière m'échappe, sans que
je le veuille. Les arbres m'inspirent particulièrement.
Ils me parlent de vigueur, de durée, de mort. Par leur
seule existence, ces cathédrales végétales me dispensent
un enseignement très fort.
“Faire petit gris !
C'est se couler dans la terre
comme une petite souris ou un petit lapin.”
Vous avez écrit qu'enfant votre jeu favori était de «
faire petit gris ». En quoi cela consistait-il ?
Ah ! Faire petit gris ! C'est se couler dans la terre
comme une petite souris ou un petit lapin. Je faisais
petit gris en rentrant de l'école. C'était pour moi une
façon d'échapper à la terrible banalité du retour à la
maison. Depuis les petites classes jusqu'à l'université,
la banalité a toujours été un supplice : se lever, aller
jusqu'à l'école, écouter toute la journée des cours plus
ou moins bien donnés, revenir, s'ennuyer dans sa
chambre... Je n'arrivais pas à m'intéresser au
déroulement de la vie. Alors je faisais petit gris dès
que je pouvais.
Et aujourd'hui, faites-vous toujours petit gris ?
Oui, en écrivant. Quand j'écris, je ne pense pas .
Propos recueillis par Marine Landrot
Télérama n° 3051
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