Philosophe, sociologue, mais surtout inclassable, Jean Baudrillard,
germaniste de formation, auteur du Crime parfait observe avec gravité le basculement dans la
virtualité de la société. Il est à l'origine de la revue
'Utopie' (1967/1980). Proche de Roland Barthes, Baudrillard fut l'un des
critiques et théoriciens de la post-modernité. Il dispensa son enseignement
à l'Université Paris X avant de devenir directeur scientifique à
l'Université Paris IX. Réfutant la pensée scientifique traditionnelle, sa
philosophie repose sur le concept de virtualité du monde apparent.
En 2006, à bientôt 77 ans, il va toujours le nez au
vent, flairant le monde, Jean Baudrillard détecte ce qui est à l’œuvre
dans nos sociétés, ce qui prend sens en notre monde.
Il
est « envoûté par le problème de la faible réalité de la réalité, à notre
époque de plus en plus dominée par la technique, le médiatique, les
développements du virtuel et du numérique », selon Edgar Morin
Pas question d’attendre du prémâché rassurant. Baudrillard pense avec le
chaos contre le cocon. Et il a toujours mis les pieds dans le plat tout
en restant à la marge.
Il pratique la photographie avec ferveur, il en dit : "« Photographier
n’est pas prendre le monde pour objet, mais le faire devenir objet. »
Voici comment il entame l’un de ses essais les plus stimulants, Le Crime
parfait (éd. Galilée, 1995) : « Ceci est l’histoire d’un crime – du
meurtre de la réalité. Et de l’extermination d’une illusion – l’illusion
vitale, l’illusion radicale du monde. Le réel ne disparaît pas dans
l’illusion, c’est l’illusion qui disparaît dans la réalité intégrale. »
Il y a de la gravité attentive chez
Baudrillard, observateur de notre époque, cruelle, mutante, darwiniste. Il
la pèse et la soupèse, à la recherche de ce qui résiste et survit.
Télérama : Puisque nous sommes en janvier,
que signifie encore, en 2006, de présenter ses vœux ?
Jean Baudrillard : C’est à première vue un rituel symbolique
télécommandé collectivement, qui s’insère dans une gratuité marginale, comme
les journaux mis à disposition des voyageurs, ou les cadeaux d’entreprise.
Moi qui suis parti de l’échange symbolique tel que le décrivait le
sociologue et anthropologue Marcel Mauss dans son Essai sur le don
(1923-1924), je pourrais discerner un vestige de tout cela dans la carte de
vœux. Celle-ci pourrait faire partie des sédiments sociaux de tous ces
rituels porteurs de relations, qui avaient leur force et leur puissance.
Mais en fait les vœux relèvent plutôt de ce prétendu lien social que nous
tentons désespérément de recréer à travers des signes désintensifiés, des
rituels déritualisés. Nous échangeons désormais des signes vides, malgré la
petite couleur cérémoniale et la petite tonalité somptuaire de ces cartes,
qui ne viennent cependant sceller aucun pacte. Quand les signes passent
ainsi dans une existence seconde, au-delà de leur propre finalité, leur
existence peut devenir interminable…
Télérama : A quoi pensez-vous ?
Jean Baudrillard : Je pense aux commémorations, aux fêtes qui ne
rythment plus une véritable vie collective, et ne font qu’évoquer la
nostalgie du « lien social ». Je pense à toutes les pratiques politiques, et
même au système électoral : c’est une survivance maintenue à bout de bras,
mais ce n’est plus un système vivant de représentation. Le mécanisme
fonctionne encore, comme chez tant de sépulcres vivants
Télérama : Ne sommes-nous pas déjà au cœur
de votre pensée, née des saturations et des désagrégations propres au monde
moderne ?
Jean Baudrillard : J’ai effectivement commencé par me pencher sur
la « consommation » comme phénomène global. Pas seulement les produits
d’usage mais la mutation mentale relevant d’actes obligatoires et
compulsifs : au-delà du règne de la nécessité, nous voilà dans une mécanique
fonctionnant toute seule. Nous en sommes les vecteurs et les otages. Nous ne
sommes plus acteurs ou producteurs mais consommateurs. Plus de besoin ni de
désir : ce que produit l’appareil de production doit être consommé. La
relation sociale devient donc subordonnée à cette circulation obligée. Voilà
pourquoi je préfère désormais l’expression d’« échange généralisé » à celle
de « consommation », qui se rapporte trop à une valeur d’usage dépassée.
Nous sommes dans la valeur-signe : nous consommons des signes, en pilotage
automatique.
Télérama : Du coup, pour vous citer, « on ne sait plus quoi faire du
monde réel. On ne voit plus du tout la nécessité de ce résidu, devenu
encombrant »…
Jean Baudrillard : Ce qui disparaît, c’est le principe de réalité. A
partir du moment où le réel ne peut plus renvoyer à une raison, à une
rationalité, à une référence, à une continuité dans le temps, à une
histoire ; à partir du moment où l’on ne peut plus se référer à une instance
autre – transcendante ou divine –, on ne sait plus quoi faire de la réalité
brute dans sa matérialité. La réalité a besoin d’une caution pour exister.
Prenons le corps, l’une des réalités premières dont nous disposons : nous
nous en occupons de plus en plus à travers la santé ou les loisirs. Il nous
obsède, mais nous ne savons plus qu’en faire. Du temps où il y avait une
âme, nous vivions une confrontation mentale entre les deux. Le corps n’est
plus cette substance symbolique, il est l’instrument banal de nos
transhumances quotidiennes, quand il n’est pas cloué face à un écran.
Télérama : Vous écrivez : « Contrairement à ce qui en est dit (le réel
est ce qui résiste, ce sur quoi butent toutes les hypothèses), la réalité
n’est pas très solide et semble plutôt disposée à se replier en désordre. »
Jean Baudrillard : L’anthropologue Marc Auger affirme de son côté que
la réalité n’a plus d’autre raison d’être que de se répéter ou de se
détruire. Elle ne débouche sur rien qui la dépasse dans un autre monde, donc
elle est obligée de se démultiplier, de se dupliquer, de se cloner
elle-même, à l’image du corps ou des idées. A partir du moment où il n’y a
plus un objectif, une finalité, une transcendance encore une fois, les
choses sont livrées à elles-mêmes, c’est-à-dire au destin de se reproduire
indéfiniment. A ce moment-là, elles n’ont plus de fin, aux deux sens du
terme, c’est-à-dire qu’elles n’ont plus aucune finalité mais dans le même
temps se révèlent interminables, définitivement lancées sur une orbite vide.
Cela dit, on peut aussi émettre l’hypothèse que le monde, dans sa
matérialité, est une illusion, au bon sens du terme : quelque chose que nous
produisons mentalement, quelque chose dont la preuve ne peut être faite.
Nous ne pouvons plus faire équivaloir ce dont nous disposons à une vérité
définitive, donc à une réalité. Voilà la mise en jeu donc l’illusion
perpétuelle du réel. On peut hurler à la métaphysique, mais aujourd’hui
toutes les productions cinématographiques et romanesques tournent autour de
cette obsession collective : sommes-nous dans un monde réel ? Tout n’est-il
pas en train de basculer dans du virtuel ?
Télérama : Alors faut-il « sauver la réalité », comme vous l’écrivez
dans Le Crime parfait ?
Jean Baudrillard : Ce n’est pas moi qui l’édicte : je parle là d’une
obsession collective. On invente des techniques de plus en plus
« irréalisantes » et dans le même temps on essaie de trouver de plus en plus
de gravité, de pesanteur, de raison d’être. Contre la disparition, la
ventilation dans le virtuel, on cherche à revenir au point où il y avait
encore du réel.
Contre la nouvelle donne mondiale d’échange généralisé, peut-être
faudrait-il en revenir à un principe de réalité. J’en arrive ainsi,
paradoxalement, à souhaiter la réhabilitation du capital contre quelque
chose de pire que le capital. Toute la pensée critique s’est exercée contre
le capital, contre l’idéologie de la marchandise. Aujourd’hui, cette pensée
ne peut plus rien faire contre le nouvel ordre mondial. L’ordre capitaliste
constituait peut-être un ultime rempart contre cette ultradéréalisation qui
nous attend partout…
Télérama : Il y a bientôt un quart de siècle, dans La Gauche divine,
vous évoquiez un autre sauvetage, celui du Parti communiste…
Jean Baudrillard : On a effectivement sauvé le PCF. Il fait partie de
ces fantômes aux existences interminables dont nous parlions. Il est là, tel
un petit contrepoids, jadis combattu mais aujourd’hui conservé, comme une
espèce menacée. Idem vis-à-vis du salariat : contre une politique de
l’emploi diffractée, je comprends que les salariés défendent le salariat,
malgré le paradoxe de leur démarche, qui consiste donc à défendre aussi le
capital. C’est garantir un ordre, avec ses rapports de force, sa réalité et
son lien social. Tout fonctionne actuellement ainsi, en enfilade : on sauve
les meubles, parmi lesquels le PS. La désuétude est contagieuse, tous les
partis sont en état de survie artificielle. Ils ne vivent plus que des
signes de leur existence et tentent de faire perdurer une société bancale,
qui ne sait plus où elle va ni sur quoi elle roule. Nous sommes dans une
architecture de décombres. Voilà ce que nous ne pouvons qu’éprouver, si nous
ne sommes pas trop en état d’autodéfense idéologique…
Télérama : Nous ne serions plus que dans la décomposition et le
fantomatique ?
Jean Baudrillard : Avec le fantasmatique, il y avait encore du conflit
et du remue-ménage. Avec le fantomatique, nous avons perdu notre ombre, nous
sommes devenus transparents, nous évoluons dans un monde d’ectoplasmes. Nous
vivons les choses sans épaisseur, sans gravité. Une gravitation a disparu au
profit d’une diffraction totale, que beaucoup analysent comme un progrès :
vous êtes là, dans votre élément, avec une irradiation totale et mondiale à
travers toutes les technologies du virtuel… Je considère pour ma part qu’un
cœur des choses est perdu. C’est au prix de cette perte de densité que vous
pouvez vous mondialiser et avoir une information totale sur tout. C’est un
peu comme si vous étiez passés de l’autre côté du Styx, le fleuve de
l’Enfer : vous avez affaire à des gens qui courent après leur ombre perdue…
Télérama : La gravitation a disparu, d’où l’importance, à vos yeux, du
11 septembre 2001, qui fait retrouver la gravitation avec les tours jumelles
qui s’écroulent ?
Jean Baudrillard : Bien entendu, il y eut là précipitation, au sens
littéral. J’avais vu, au début des années 70, se construire ces deux tours,
qui ne demandaient qu’à s’effondrer pour qu’il y eût au moins dans ce vide
ainsi créé un suspens à cette évolution irrésistible et fatale ; c’est
ainsi, du moins, qu’on peut le voir à travers ce qui nous reste
d’imagination vitale…
Télérama : L’attentat du 11 Septembre s’inscrivait dans le triangle :
violence-réel-symbolique…
Jean Baudrillard : Oui, dans la mesure où le symbolique est pour moi
cette zone dans laquelle joue une réversibilité violente – comme le
symbolique fut toujours une relation duelle, illustrée par le don et le
contre-don. Nous sommes dans le même schéma : plus le building s’élevait,
plus il incarnait la virtualité toute-puissante, plus on rêvait donc qu’il
s’effondre, par cet obscur désir de réversibilité que tant de personnes
partagent, sans être pour autant terroristes. A cela s’ajoute sans doute une
logique interne, fondée sur l’apparition puis la disparition, qui gouverne
l’espèce humaine et à laquelle nul n’échappe. On peut donc combattre les
vecteurs que furent les terroristes, mais on ne peut combattre la logique
qui fit d’eux le bras à travers lequel est passé cet « acting out »
mondial, cet événement symbolique venu de nulle part.
On ne peut retrouver du symbolique qu’au prix d’une dénégation violente de
tout ce qui s’est institué sur les débris de la symbolisation. Cette
dénégation m’apparaît primordiale. En ce sens, je suis dénégationniste – et
non pas négationniste. De même que je suis un désillusionniste et non un
illusionniste ; un apostat et non un imposteur ; un abréactionnaire
[l’abréaction est en psychanalyse la libération d’un refoulement, NDLR] et
non un réactionnaire.
Télérama : On vous sent dans une espèce de pas de deux face à la marche
du monde…
Jean Baudrillard : Rien n’est pour moi unidirectionnel ni unilatéral.
Rien ne va jamais dans un seul sens, tout est ambivalent. Quand un système
se développe, se perfectionne, voire se sature, quand il ne semble aller que
dans sa direction positive, on ne tient plus compte de son ambivalence, de
sa part maudite. Or celle-ci grandit, comme dans la théorie du chaos, comme
l’eau qui s’accélère à l’approche de la cascade. A un moment donné, cette
part d’ambivalence prend le dessus, tandis que l’autre part se décompose
d’elle-même. C’est ce qui est arrivé au communisme, qui a sécrété sa propre
ambivalence et qui, avec la chute du mur de Berlin, est arrivé au bout de sa
décomposition, sans coup férir.
Télérama : Dans un tel monde, où la décomposition est selon vous le
maître mot, peut-on encore être requis ? Peut-on encore exercer son
intelligence critique ?
Jean Baudrillard : Je livre une vue cavalière de l’évolution d’un
système – le nôtre –, mais j’ai toujours pensé qu’une énergie inverse s’y
nichait, celle qui est à la source de l’ambivalence et que chacun peut
exploiter. Rien à voir avec la conscience, le bon sens, ou la moralité :
nous disposons tous d’une force d’ambivalence supérieure à la pensée
critique, absolument catastrophique, c’est-à-dire capable de faire changer
les formes établies. Une telle énergie peut se localiser dans la pensée, qui
fera brèche dans l’ordre ou le désordre des choses, pour accélérer le
mouvement. Je ne vois pas d’autre possibilité pour une pensée critique
devenue radicale. Voilà l’ultime espoir : la pensée fait partie, sans
privilège aucun, de ce monde dans son autodissolution, dans son évolution
irrésistible vers sa propre disparition. Notre privilège, c’est l’intuition
de ce que sera peut-être la stratégie fatale de tout un système…
La pensée radicale se doit d’être en complicité secrète avec ce qui arrive
de meilleur ou de pire. Elle est différente d’une pensée critique, qui
entend forcément freiner une telle évolution, sur l’air de « on va dans le
mur ! ». La pensée critique eut une action et une transcendance à défendre.
Or nous avons perdu cette transcendance, et la pensée radicale, elle, est
immanente au monde actuel, elle en fait partie, elle est à son image :
catastrophique, ou en tout cas paradoxale, aléatoire, virtuelle aussi.
Désormais, la pensée radicale est active, elle incube au cœur du système
lui-même, et ce n’est plus une alternative. Elle ne peut être qu’un défi,
poussant les choses à bout. Je ne saurais donc parler d’espoir, mais j’ai la
fascination et l’envie d’entrer dans cette histoire et d’y voir clair. C’est
ce que j’appelle le « pacte de lucidité ». Je considère que les gens se
partagent en fonction de cette lucidité. Tant d’esprits prétendument
critiques s’immergent dans une tentative désespérée de rationalisation et
refusent de prendre en compte cette puissance obscure, incontrôlable, qui ne
peut pas rendre compte d’elle-même en termes de raison, mais qui est à
l’œuvre partout. Si la pensée ne se met pas au diapason, elle n’aura rien à
dire sur rien et ne sera rien d’autre qu’une parodie de l’actualité.
Je digère mal d’être traité de pessimiste, de nihiliste, au sens péjoratif
du terme. Tant pis, c’est la loi du milieu intellectuel. Et au fond, je
n’aurais pas le droit de dire ce que je dis si je n’étais pas, d’une
certaine façon, hors jeu…
Télérama, janvier 2006
Jean Baudrillard a publié une
cinquantaine de livres aux titres évocateurs : Le Système des objets
(éd. Gallimard, 1968), La Société de consommation (éd. Denoël, 1970),
L’Echange symbolique et la mort (éd. Gallimard, 1976), Simulacres
et simulation (éd. Galilée, 1981), La Gauche divine (éd. Grasset,
1985), La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu (éd. Galilée, 1991), Le
Crime parfait (éd. Galilée, 1995), De la conjuration des imbéciles
(éd. Sens et Tonka, 1998) ou encore Le Pacte de lucidité ou
l’intelligence du Mal (éd. Galilée, 2004 |