Je ne voulais pas que le souvenir
de Françoise s'efface, qu'il se dilue dans l'oubli.
Je voulais que la nouvelle génération sache qui elle
était, ce qu'elle représentait à mes yeux. Françoise
me manque. Sa présence, son souffle, ses rires sont
toujours ancrés très fortement en moi. Vous savez,
nous étions si proches l'une de l'autre, si sœurs,
si indissociables !
Je
n'avais jamais parlé de ma sœur, Françoise Dorléac.
En vérité, il y a longtemps que je regrette qu'il
n'existe rien sur elle. Rien qui témoigne de la
jeune fille qu'elle était... [...]
Le problème qui a existé pour
moi pendant très longtemps, c'est qu'il m'était
totalement impossible de parler de Françoise.
Tout en regrettant tout en sachant que ce n'était
pas moi qui en étais responsable J'ai laissé le
silence s'installer. Aujourd'hui même cela me
demande un gros effort d'être là avec vous. Mais
l'envie que ce portrait existe est plus important
que mes problèmes personnels.
Elle était mon frère et ma sœur.
Dans les familles de filles, les rôles sont
multiples. Quand elle est
morte, j'ai eu le sentiment qu'elle n'avait pas le
droit de m'abandonner ainsi en plein chemin. Ce
sentiment d'abandon ne m'a jamais quittée. Pendant
des années, je n'ai pu que me taire sur elle.
Le moment est venu de faire son livre. Et
c'est à moi de le faire.
La perte de
Françoise, c'est la déchirure la plus importante de
ma vie. Ce deuil a beaucoup modifié ma relation aux
gens que j'aime en me les rendant encore plus chers
qu'avant. Depuis la disparition de Françoise,
je suis absolument convaincue que le seul moyen
d'accepter cette chose inacceptable, c'est de faire
vivre en nous ceux qui nous ont quittés. C'est une
nécessité, un besoin vital.
Pour moi, Françoise dans la vie,
c'est son visage, son petit nez, ses taches de
rousseur, son rire, sa voix. Surtout sa voix. Quand
j'entends sa voix, elle m'apparaît immédiatement. La
voix de Françoise, c'est comme un parfum, c'est
quelque chose de vraiment très tenace, qui à chaque
fois rouvre une blessure qui ne sera jamais
complètement refermée.
C'était un événement beaucoup
trop violent, beaucoup trop traumatisant pour tout
le monde, pour mes parents, pour mes sœurs, pour
moi-même, pour qu'on puisse en parler. C'était notre
histoire, notre unité, notre façon à nous d'être
ensemble. Intuitivement, on sentait que la
réunification de nos chagrins ne nous aurait pas
apporté grand-chose. Et puis tout simplement parler
de la perte de Françoise nous était physiquement
impossible.
Quand ma
sœur est morte, je n'avais personne avec qui
partager ma douleur, alors j'ai tout gardé pour moi.
J'étais jeune, et je travaillais sur un film et je
n'avais que un ou deux jours pour pleurer. Mais
c'était une mauvaise chose, être seule avec cette
douleur. Des années plus tard, ça m'a repris. Cela a
envahi ma vie. Ce fut une période très difficile.
[...] J'aurais aimé
savoir comment partager mon chagrin quand j'ai perdu
ma sœur. Je suis très, très reconnaissante de savoir
comment faire cela beaucoup mieux, maintenant.
Avec le temps, j'ai réalisé en
effet à quel point étaient importantes la complicité
et l'intimité dans le dialogue que j'avais avec ma
sœur. Et comme j'ai eu la chance de connaître ça, je
sais à quel point ça me manque aujourd'hui...
Aujourd'hui, quand je vois des sœurs ensemble,
surtout des actrices, quand je vois par
exemple Marie-France Pisier avec sa sœur, quand elle
me parle de sa sœur, je
ressens une véritable frustration. Nous avons
à peu près le même âge, et je
me dis : "Si Françoise était là, voilà, ce serait
comme ça la vie..." Il m'est arrivé d'avoir
le cœur serré en entendant simplement Valérie
Lemercier ou Valeria Bruni-Tedeschi évoquer l'amitié
qui les lie à leurs sœurs.
Quel que soit le destin qu'on a dans la vie, quand
les choses sont difficiles, il n'y a rien de plus
précieux qu'une sœur avec laquelle on partage tout.
Pour moi. c'est une
amputation, un manque physique
et j'envierai toujours les femmes qui connaissent
cette relation particulière...
Je me dis seulement qu'elle me
manque et qu'elle m'aurait prise dans ses bras dans
les moments difficiles.
Ce qui me
manque, vous voyez, c'est cette complicité sur
laquelle on ne se pose aucune question, qui ne
suscite aucun doute. La certitude qu'on vous parle
uniquement dans votre intérêt dans tous les domaines
de la vie. C'est un trésor que je n'ai jamais
retrouvé. J'ai des amies femmes que j'aime
énormément, je connais des actrices avec lesquelles
je me suis très bien entendue dans le travail et qui
me sont restées chères, mais c'est incomparable avec
Françoise.
Françoise, c'était un amour d'une
autre nature. Avec les amies, avec les autres
actrices, se nouent souvent des relations fortes
mais en même temps épisodiques. C'est le métier qui
veut cela. Tandis qu'une sœur c'est pour la vie,
c'est définitif.
Quand on a
perdu quelqu'un d'aussi proche, le sentiment d'avoir
été abandonné vous submerge. Et quand on a été
abandonné une fois, on sait que cela peut se
reproduire. Pourtant, malgré la douleur,
c'est vrai que la mort des êtres chers parvient à
vous rapprocher encore plus des gens que vous aimez.
Je suis très attachée à toutes
les photos que j'ai avec elle, où on est seules
toutes les deux, parce que je sais qu'il n'y en aura
plus...
Le manque, ce manque terrible, le
manque de communication, de dialogue, cette absence
définitive, ce côté "plus jamais" c'est quelque
chose de très long à accepter... Je ne me suis
jamais posé la question de savoir si j'allais
continuer à faire du cinéma ou pas, si c'était
important par rapport à Françoise. Non, tout
simplement je n'arrivais pas à faire le deuil d'une
sœur qui m'était plus chère que tout. Ne plus jamais
la voir, ne plus jamais la toucher, c'était la seule
question. Quand elle a eu son accident, je venais
juste de commencer un tournage, il a bien fallu que
je continue...
Françoise, elle est vraiment
partie comme une promesse, une promesse à qui l'on
n'a pas laissé le temps de s'accomplir. Je pense que
l'exaltation que l'on peut encore éprouver pour elle
aujourd'hui, tient beaucoup au fait qu'elle était
sur le point d'éclore, qu'elle approchait de ce
qu'elle allait devenir vraiment et que personne
n'est capable d'imaginer.