Entretiens - livre I
I. De quoi te plains-tu ?
La divinité t'a donné ce qu'elle avait de plus grand, de plus noble, de
plus royal et de plus divin, le pouvoir de faire un bon usage de tes
opinions, et de trouver en toi-même tes véritables biens. Que veux-tu de
plus ? Sois donc content, remercie un si bon père, et ne cesse jamais de
le prier.
II. Que tu es aveugle et injuste ! Tu peux ne
dépendre que de toi seul, et tu veux dépendre d'un million de choses qui
te sont étrangères, et qui toutes t'éloignent de ton véritable bien.
III. Quand nous voulons nous embarquer, nous demandons un bon vent pour
avancer et faire route. En l'attendant, nous demeurons là tout
consternés, et nous allons souvent regarder quel vent souffle. «Eh !
toujours un vent du nord ! Que faire de ce vent du nord, qui nous est si
contraire ? Quand viendra le vent du couchant ?» - Mon ami, il viendra
quand il lui plaira, ou plutôt quand il plaira à celui qui en est le
maître. Es-tu le dispensateur des vents, comme un autre Eole ?
Nous n'avons à faire que ce qui dépend de nous, et
à user de toutes les autres choses comme elles nous arrivent.
IV. Souviens-toi du courage de Latéranus. Néron lui ayant envoyé son
affranchi, Epaphrodite, pour l'interroger sur la conspiration où il
était entré, il répondit : «Quand j'aurai quelque chose à dire, je le
dirai à ton maître. - Tu seras traîné en prison. - Mais faut-il que j'y
sois traîné en fondant en larmes ? - Tu seras envoyé en exil. -
Qu'est-ce qui empêche que je n'y aille gaiement, plein d'espérance et
content de mon sort ? - Tu seras condamné à mort. - Mais faut-il que je
meure en murmurant et en gémissant ? - Dis-moi ton secret. - Je ne te le
dirai point, car cela dépend de moi. - Qu'on le mette aux fers ! - Que
dis-tu, mon ami, est-ce moi que tu menaces de mettre aux fers ? Je t'en
défie. Ce sont mes jambes que tu y mettras, mais pour ma volonté, elle
sera libre, et Jupiter même ne peut me l'ôter. - Je vais tout à l'heure
te faire couper le cou. - Quand t'ai-je dit que mon cou avait seul ce
privilège de ne pouvoir être coupé ?». Les effets répondirent à ces
braves paroles. Latéranus ayant été mené au supplice, et le premier coup
de l'exécuteur ayant été trop faible pour lui enlever la tête, il la
retira un instant, puis la tendit de nouveau, avec beaucoup de fermeté
et de constance.
V. Thraséas disait qu'il aimait mieux être tué aujourd'hui, qu'exilé
demain. Que lui répondit à cela Rufus ? «Si tu choisis la mort comme
plus pénible, quelle folie ! Si tu la choisis comme plus douce, qui t'a
donné le choix ?»
VI. C'est un beau mot d'Agrippinus : «Je ne me
ferai jamais obstacle à moi-même».
VII. Veux-tu voir un homme content de tout, et qui veut que tout arrive
comme il arrive ? C'est Agrippinus. On vint lui annoncer que le sénat
était assemblé pour le juger. «A la bonne heure, dit-il. Et moi, je vais
me préparer pour le bain, à mon ordinaire». A peine était-il sorti du
bain, qu'on vint lui dire qu'il était condamné. «Est-ce à la mort où à
l'exil ? - A l'exil. - Et mes biens, sont-ils confisqués ? - Non, on
vous les laisse. - Partons donc sans différer, allons dîner à Aricia ;
nous y dînerons aussi bien qu'à Rome».
VIII. Quand l'heure sera venue, je mourrai ; mais je mourrai comme doit
mourir un homme qui ne fait que rendre ce qu'on lui a prêté.
IX. Rien n'est insupportable à l'homme raisonnable que ce qui est sans
raison.
X. Tu n'as pas de quoi vivre, et tu me demandes si, pour l'avoir, tu
dois te rabaisser aux ministères les plus abjects, jusqu'à présenter le
pot de chambre à un maître. Que puis-je te dire là-dessus ? Il y a des
gens qui pensent qu'il vaut mieux présenter le pot de chambre que de
mourir de faim. Il y en a d'autres à qui cela serait insupportable. Ce
n'est donc pas moi qu'il faut consulter, c'est toi-même. Examine bien ce
que tu vaux.
XI. Les hommes se mettent comme ils veulent, à
fort haut ou à fort bas prix, et chacun ne vaut que ce qu'il s'estime ;
taxe-toi donc ou comme libre ou comme esclave, cela dépend de toi.
XII. Tu veux ressembler au commun des hommes, comme un fil de ta tunique
ressemble à tous les autres fils qui la composent ; mais moi je veux
être cette bande de pourpre, qui non seulement a de l'éclat, mais qui
embellit même tout ce à quoi on l'applique. Pourquoi donc me
conseilles-tu d'être comme les autres ? Je serais comme le fil, je ne
serais plus de la pourpre.
XIII. Florus demandait un jour à Agrippinus : «Irai-je au théâtre avec
Néron, et danserai-je avec lui ? - Va, lui dit Agrippinus. - Et toi, lui
dit Florus, pourquoi n'y viens-tu pas aussi ? - C'est, lui répondit
Agrippinus, que je n'y ai pas encore réfléchi».
XIV. Cette grande maxime était bien gravée dans le coeur de Priscus
Helvidius, et il la mit noblement en pratique. Vespasien lui manda un
jour de ne pas venir au sénat. «Il dépend de lui de m'ôter ma charge,
répondit Helvidius, mais j'irai au sénat tant que je serai sénateur. -
Si vous y venez, lui dit le prince, n'y venez que pour vous taire. - Ne
me demandez pas mon avis, dit Helvidius, et je me tairai. - Mais si voue
êtes présent, repartit le prince, je ne puis me dispenser de vous
demander votre avis. - Ni moi, répondit Helvidius, de vous dire ce qui
me paraîtra juste. - Mais si vous le dites, je vous ferai mourir. -
Quand vous ai-je dit que j'étais immortel ? répliqua Helvidius. Nous
ferons tous deux ce qui dépend de nous : vous me ferez mourir, et je
souffrirai la mort sans me plaindre». - Que gagna par là Helvidius,
étant seul ? - Mais, je te le demande, que gagne la pourpre qui est
seule sur une tunique ? Elle l'orne, elle l'embellit, et elle donne
envie d'en avoir une pareille.
XV. Si le prince t'avait adopté, tu serais d'une fierté insupportable à
tout le monde ; et tu oublies la divinité à laquelle tu as tant
d'obligations.
XVI. Les hommes ont élevé des temples et des autels à un Triptolème pour
avoir trouvé une nourriture moins sauvage et moins grossière que celle
dont on usait avant lui. Qui de nous bénit dans son coeur ceux qui ont
trouvé la vérité, qui l'ont éclaircie, qui ont chassé de nos âmes les
ténèbres de l'ignorance et de l'erreur ?
XVII. Nous sommes composés de deux natures bien différentes : d'un corps
qui nous est commun avec les bêtes, et d'un esprit qui nous est commun
avec les dieux. Les uns penchent vers cette première parenté, s'il est
permis de parler ainsi, parenté malheureuse et mortelle. Et les autres
penchent vers la dernière, vers cette parenté heureuse et divine. De là
vient que ceux-ci pensent noblement, et que les autres, en beaucoup plus
grand nombre, n'ont que des pensées basses et indignes. - Que suis-je,
moi ? Un petit homme très malheureux ; et ces chairs, dont mon corps est
bâti, sont effectivement très chétives et très misérables. - Mais tu as
en toi quelque chose de bien plus noble que ces chairs. Pourquoi,
t'éloignant donc de ce principe si élevé, t'attaches-tu à ces chairs ?
Voilà la pente de presque tous les hommes, et voilà pourquoi il y a
parmi eux tant de monstres, tant de loups, tant de lions, tant de
tigres, tant de pourceaux. Prends donc garde à toi, et tâche de ne pas
augmenter le nombre de ces monstres.
XVIII. Je te demande quel progrès tu as fait dans la vertu, et tu me
montres un livre de Chrysippe que tu te vantes d'entendre. C'est comme
si un athlète, dont je voudrais connaître la force, au lieu de me
montrer ses bras nerveux et ses larges épaules, me faisait voir
seulement ses gantelets. Eh, vil esclave ! de même que je voudrais voir
ce que l'athlète sait faire avec ses gantelets, je voudrais voir à quoi
t'a servi ce livre de Chrysippe. As-tu mis en pratique ses préceptes ?
As-tu bien placé tes craintes et tes désirs ? C'est par l'oeuvre même
que le progrès apparaît. As-tu l'âme élevée, libre, fidèle, pleine de
pudeur ? Est-elle dans un tel état que rien ne puisse ni l'empêcher, ni
la troubler ? As-tu chassé de toute ta vie les gémissements, les
plaintes et ces exclamations importunes ? Ah ! malheureux que je suis !
As-tu bien considéré ce que c'est que la prison, l'exil, la ciguë ? Et
peux-tu dire, en toute occasion : «Passons courageusement par là,
puisque c'est par là que la divinité nous appelle ?»
XIX. Pourquoi disputer contre des gens qui ne se rendent pas aux vérités
les plus évidentes ? Ce ne sont pas des hommes, mais des pierres.
XX. Nous craignons tous la mort du corps ; mais la
mort de l'âme, qui est-ce qui la craint ?
XXI. Tout ce qui arrive dans le monde fait l'éloge de la Providence.
Donne-moi un homme ou intelligent ou reconnaissant, il la sentira.
XXII. Si la divinité avait fait les couleurs, sans faire également des
yeux capables de les voir et de les distinguer, à quoi auraient-elles
servi ? Et si elle avait fait les couleurs et les yeux sans créer la
lumière, de quelle utilité auraient été les couleurs et les yeux ? Qui
est-ce donc qui a fait ces trois choses les unes pour les autres ? Qui
est l'auteur de cette alliance si merveilleuse ? C'est la divinité. Il y
a donc une Providence.
XXIII. L'homme dans cette vie doit être le spectateur de son essence et
des ouvrages de la divinité, son interprète et son panégyriste. Et toi,
malheureux, tu commences et tu finis par où les bêtes commencent et
finissent, tu vois sans sentir. Finis donc par où la divinité a fini en
toi. Elle a fini en te donnant une âme intelligente et capable de la
connaître. Sache donc t'en servir ; ne sors point de ce spectacle si
admirable, sans avoir fait que l'entrevoir. Vois, connais, loue, bénis.
XXIV. Vous entreprenez un long voyage pour aller à l'Olympie voir les
jeux, et encore un plus long pour voir la belle statue de Phidias, et
vous regardez comme un grand malheur de mourir sans avoir eu le plaisir
de les voir. Mais des ouvrages bien supérieurs à ceux de Phidias, des
ouvrages qu'il ne faut point aller chercher si loin, qui ne coûtent ni
tant de peines ni tant de fatigues, qu'on voit partout, n'aurez-vous
jamais envie de les considérer ? Ne vous viendra-t-il jamais dans
l'esprit de penser enfin qui vous êtes, pourquoi vous êtes nés ? Et
mourrez-vous sans avoir prêté attention au spectacle si admirable de cet
univers que la divinité a étalé à vos yeux, pour vous porter à la
connaître ?
XXV. La divinité t'a donné des armes pour résister à tous les événements
les plus fâcheux. Elle t'a donné la grandeur d'âme, la force, la
patience, la constance. Tu dois t'en servir. Ou, si tu te plains, avoue
que tu as mis bas les armes dont elle t'avait muni.
XXVI. Y a-t-il une Providence ? dit un épicurien ; il me coule
incessamment du nez une pituite qui me désole. - Esclave que tu es !
pourquoi donc as-tu des mains ? N'est-ce pas pour te moucher ? - Mais ne
vaudrait-il pas mieux, répond l'épicurien, qu'il n'y eût point de
pituite au monde ? - Et ne vaudrait-il pas mieux encore te moucher, que
d'accuser la Providence ?
XXVII. Hercule aurait-il été Hercule sans les lions, les tigres, les
sangliers, les brigands et tous les autres monstres dont il a purgé la
terre ? Et sans ces monstres, à quoi auraient servi ses bras nerveux, sa
force, son courage, sa patience invincible, et toutes ses autres vertus
?
XXVIII. Maintenant, considère bien toutes les facultés que tu possèdes,
et prépare-toi avec confiance à toutes les épreuves : tu es bien armé,
et en état de tirer un nouvel ornement de tous les accidents les plus
terribles.
XXIX. Que font les hommes ? Ils demeurent là tout tremblants de ce
qu'ils craignent, ou s'affligeant et gémissant de ce qu'ils souffrent.
Que résulte-t-il de cette faiblesse ? Le murmure et l'impiété.
XXX. Les hommes excusent plaisamment les fautes qu'ils ont faites, comme
cela m'est arrivé à moi-même. Rufus m'ayant repris un jour de quelque
chose : «Eh bien, lui répondis-je, ai-je brûlé le Capitole ? - Vil
esclave, me dit-il, c'est avoir brûlé le Capitole que d'avoir fait toute
la faute qui pouvait se faire dans cette occasion».
XXXI. La protection d'un prince, ou celle même d'un grand seigneur,
suffisent pour nous faire vivre tranquillement et à couvert de toute
alarme. Nous avons les dieux pour protecteurs, pour curateurs, pour
pères, et cela ne suffit pas pour chasser nos chagrins, nos inquiétudes,
nos craintes !
XXXII. Je ne vous demande point de lettres de recommandation ;
gardez-les pour celui qui est lâche et timide. Et en voici le modèle :
«Je vous recommande ce cadavre, cette outre de sang qui n'est pas encore
figé». Voilà comment il faut recommander un homme qui n'a pas l'esprit
de sentir qu'il ne dépend pas d'un autre de le rendre malheureux.
XXXIII. Tu quittes ton enfant quand il est fort mal, parce que, dis-tu,
tu l'aimes, et que tu n'as pas le courage de le voir. Si c'est là
l'effet de l'amitié, il faut donc que tous ceux qui l'aiment le
quittent, sa mère, sa nourrice, ses frères, ses soeurs, son précepteur,
et qu'il demeure entre les mains de ceux qui ne l'aiment point. Quel
aveuglement, quelle injustice, quelle barbarie ! En bonne foi,
voudrais-tu toi-même, dans tes maladies, avoir des amis qui t'aimassent
si tendrement ?
XXXIV. Un homme de grande considération, aujourd'hui préfet de l'annone,
revenant d'exil et s'en retournant à Rome, vint me voir. Il me fit une
peinture affreuse de la vie de la cour ; il m'assura qu'il en était
dégoûté, qu'il ne s'y rengagerait pour rien au monde, et que le peu de
temps qui lui restait à vivre, il voulait le vivre en repos, loin du
tumulte et de l'embarras des affaires. Je lui soutins qu'il n'en ferait
rien, qu'il n'aurait pas plus tôt mis le pied dans Rome, qu'il
oublierait toutes ces belles résolutions, et que, s'il trouvait à se
rapprocher du prince, il en profiterait aussitôt. Et lui, en me
quittant, me dit : «Epictète, si vous entendez dire que j'aie mis le
pied à la cour, dites que je suis le plus grand coquin du monde».
Qu'arriva-t-il ? A quelque distance de Rome, il reçut des lettres de
César. Il ne se souvint plus de ses promesses ; le voilà à la cour plus
avant que jamais, et voilà ma prédiction accomplie... «Que vouliez vous
donc qu'il fît ? me dit quelqu'un. Vouliez-vous qu'il passât le reste de
ses jours dans l'oisiveté et dans la paresse ?» - Eh ! mon ami,
penses-tu qu'un philosophe, qu'un homme qui veut avoir soin de lui-même
soit plus paresseux qu'un courtisan ? Il a des occupations plus
importantes et plus sérieuses.
XXXV. Puisque l'homme libre est celui à qui tout arrive comme il le
désire, me dit un fou, je veux aussi que tout m'arrive comme il me
plaît. - Eh ! mon ami, la folie et la liberté ne se trouvent jamais
ensemble. La liberté est une chose non seulement très belle, mais très
raisonnable, et il n'y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable
que de former des désirs téméraires et de vouloir que les choses
arrivent comme nous les avons pensées. Quand j'ai le nom de Dion à
écrire, il faut que je l'écrive, non pas comme je veux, mais tel qu'il
est, sans y changer une seule lettre. Il en est de même dans tous les
arts et dans toutes les sciences. Et tu veux que sur la plus grande et
la plus importante de toutes les choses, je veux dire la liberté, on
voie régner le caprice et la fantaisie. Non, mon ami : la liberté
consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais
comme elles arrivent.
XXXVI. Quand tu es seul, tu dis que tu es dans un désert. Quand tu es
dans le grand monde, tu dis que tu es au milieu des brigands, des
voleurs, des fourbes. Tu te plains de tes parents, de ta femme, de tes
enfants, de tes amis et de tes voisins. Eh ! si tu étais raisonnable,
quand tu es seul, tu dirais que tu es en repos, en liberté, que tu jouis
de toi-même, et que tu es semblable à la divinité. Et quand tu es dans
le monde, au lieu de te chagriner et d'appeler cela embarras, tumulte,
tu l'appellerais une fête, ou des jeux publics, et tu serais toujours
content.
XXXVII. Je suis boiteux, pourquoi faut-il que je sois boiteux ? - Vil
esclave, faut-il accuser la Providence pour un méchant pied ? Lequel est
le plus raisonnable : ou que la Providence soit soumise à ton pied, ou
que ton pied soit soumis à la Providence ?
XXXVIII. La grandeur de l'esprit ne se mesure pas par l'étendue, elle se
mesure par la certitude et par la vérité des opinions.
XXXIX. Pourquoi suis-je né d'un tel père et d'une telle mère ? - Eh !
mon ami, avant ta naissance, dépendait-il de toi de dire : «Je veux
qu'un tel se marie à une telle, et je veux naître d'eux ?» Si ta
naissance fut malheureuse, ne dépend-il pas de toi de la corriger par la
vertu ?
XL. Tu es dans une place éminente, et te voilà le persécuteur et le
tyran de ton prochain. Ne te souviendras-tu donc plus qui tu es, et à
qui tu commandes ? C'est à tes parents, à tes frères. - Mais j'ai acheté
ma charge, j'ai mes prérogatives, mes droits. - Malheureux, toutes tes
pensées ne sont que terre et que boue ; tu ne regardes que ces
misérables lois humaines, qui sont les lois des morts, et tu ne portes
point ta vue sur les lois divines.
XLI. Comment peut-on me persuader, dit quelqu'un à Epictète, que toutes
mes actions sont vues de la divinité, sans qu'aucune lui échappe ?...
Epictète lui répondit : «N'es-tu pas persuadé que toutes les choses du
monde ont entre elles une liaison ? - Oui. - N'es-tu pas persuadé que
les choses terrestres sont régies par les célestes ? - Oui. - En effet,
tu vois que toutes les choses de la nature arrivent dans les temps
marqués, toutes les saisons arrivent dans leur temps. A l'approche et à
la retraite du soleil, quand la lune croît ou décroît, toute la face de
la nature change. Puis donc que toutes les choses de ce bas monde, et
nos corps mêmes sont si liés et si unis avec le tout, comment peux-tu
t'imaginer que notre âme, bien plus divine que tout cet univers, en soit
seule détachée, et qu'elle ne soit pas unie et liée avec la divinité qui
l'a créée ? - Mais comment peut-elle voir en même temps tant de choses
si différentes et si éloignées ? - Pauvre aveugle, combien d'opérations
différentes ton esprit, qui a des bornes si étroites, ne fait-il pas à
la fois ? Il embrasse les choses divines et humaines ; il raisonne, il
divise, il juge, il consent, il nie. Combien d'images différentes,
combien d'idées, même contraires, ne renferme-t-il pas ? Le soleil
éclaire en même temps la plus grande partie du monde ; seule la partie
que l'ombre de la terre lui cache se dérobe à ses rayons. Et celui qui a
fait le soleil, qui, quelque immense qu'il soit, n'est qu'un point de ce
vaste univers, n'éclairera pas la terre entière ? - Mais mon esprit ne
fait ses opérations que successivement, et ne peut considérer les objets
que l'un après l'autre. - Eh ! qui t'a dit que ton esprit fût aussi
étendu que la divinité même ? Mais, chétif ver de terre, considère
combien d'objets différents embrassent à la fois un oeil qui est si
petit. Tout ce qu'enferme l'horizon est présent tout à la fois à la vue,
et quelque chose pourra se dérober à la vue de celui qui a fait l'oeil ?
Juges-en toi-même».
XLII. Quand tu es la nuit dans ta chambre, la porte bien fermée et la
lumière éteinte, garde-toi donc bien de dire que tu es seul, car tu ne
l'es pas.
XLIII. Les soldats qui s'enrôlent dans les troupes de César font le
serment ordinaire. Quel est ce serment ? Qu'ils préféreront le salut de
l'empereur à toutes choses ; qu'ils lui obéiront en tout, qu'ils
s'exposeront à la mort pour lui. Et toi, qui es lié à la divinité par ta
naissance et par tant de bienfaits que tu en as reçus, et qui es né dans
ses troupes, ne feras-tu pas ce serment ? Et l'ayant fait, ne lui
seras-tu pas fidèle ? Quelle différence même entre ces deux serments !
Le soldat jure qu'il préférera le salut de l'empereur à toutes choses,
et toi tu jures que tu préféreras à toutes choses ton propre salut.
XLIV. Rien de grand ne se fait tout d'un coup, pas même un raisin ni une
figue. Si tu me dis : «Je veux tout de suite une figue», je te répondrai
: «Mon ami, il faut du temps, attends qu'elle naisse, elle croîtra
ensuite, et elle mûrira». Et tu veux que les esprits portent tout d'un
coup leur fruit dans la parfaite maturité ! Cela est-il juste ?
XLV. Nous sommes si ingrats, que, même quand il s'agit des merveilles
que la Providence a faites en notre faveur, bien loin de lui en rendre
grâces, nous l'accusons, et nous nous plaignons d'elle. Cependant,
grands dieux ! pour peu que nous eussions un coeur sensible et
reconnaissant, une seule chose de la nature et la moindre même suffirait
pour nous faire sentir la Providence et le soin qu'elle a de nous.
XLVI. Si nous avions du sens, nous ne ferions autre chose toute notre
vie, et en public, et en particulier, que de rendre grâces à la
Providence pour tous les biens que nous en avons reçus, et dont nous
jouissons à tous les moments de notre vie. Oui, en bêchant, en
labourant, en mangeant, en nous promenant, en nous levant, en nous
couchant, à chaque action nous nous écrierions : «Que la Providence est
grande !» Tout retentirait du son de ces paroles divines : «Que la
Providence est grande !» Mais vous êtes ingrats et aveugles. Il faut
donc que je le dise pour vous tous, et que vieux, boiteux, pauvre et
infirme, je dise sans cesse : «Que la Providence est grande !»
XLVII. Si j'étais rossignol ou cygne, je ferais ce qui est du cygne ou
du rossignol. Je suis homme, j'ai la raison en partage. Que dois-je donc
faire ? Louer la divinité. C'est ce que je ferai toute ma vie. Et
j'exhorte tous les hommes à se joindre à moi.
XLVIII. Si la raison, qui doit régler toutes choses, est déréglée, qui
est-ce qui la réglera ?
XLIX. Quelqu'un peut-il t'empêcher de te rendre à la vérité connue, et
te forcer d'approuver ce qui est faux ? Tu vois donc bien que tu as un
libre arbitre, que rien ne peut te ravir. Si ta liberté pouvait être
forcée, la divinité n'aurait plus de toi le soin qu'en doit avoir un bon
père.
L. Quel est l'homme dont rien ne vient à bout ? Celui qui est ferme dans
ses desseins et qui ne se laisse ébranler par aucune des choses qui ne
sont pas en notre pouvoir. Je le regarde comme un athlète. Il a soutenu
un premier combat ; en soutiendra-t-il un second ? Il a résisté à
l'argent, résistera-t-il à une belle femme ? Il a résisté en plein jour
au milieu du monde, résistera-t-il seul et pendant la nuit ?
résistera-t-il à la gloire, à la calomnie, aux louanges, à la mort ?
résistera-t-il à toutes les incommodités, à toutes les tristesses ? En
un mot, sera-t-il victorieux jusque dans ses songes ? Voilà l'athlète
qu'il me faut.
LI. Tout homme qui a ou qui croit avoir quelque avantage sur les autres,
sera inévitablement rempli d'orgueil, s'il n'est bien instruit, et il ne
pourra manquer d'en abuser.
LII. Un tyran me dit : «Je suis le maître, je peux tout. - Eh ! que
peux-tu ? Peux-tu te donner un bon esprit ? Peux-tu m'ôter ma liberté ?
Eh ! que peux-tu donc ? Sur un vaisseau, ne dépends-tu pas du pilote ?
Sur ton char, ne dépends-tu pas du cocher ? - Tout le monde me fait la
cour. - Mais te la fait-on comme à un homme ? Montre-moi quelqu'un qui
te prenne pour tel, qui voulût te ressembler, qui voulût marcher sur tes
traces comme sur celles de Socrate. - Mais je puis te faire couper le
cou. - Tu parles bien. J'avais oublié qu'il faut te faire la cour comme
aux dieux nuisibles, et t'offrir des sacrifices comme à la fièvre.
N'a-t-elle pas un autel à Rome ? Tu le mérites plus qu'elle, car tu es
plus malfaisant. Mais que tes satellites et toute ta pompe effraient et
troublent la vile populace, tu ne me troubleras point ; je ne puis être
troublé que par moi-même. Tu as beau me menacer, je te dis que je suis
libre. - Toi libre ! Et comment ? - C'est la divinité même qui m'a
affranchi. Penses-tu qu'elle souffre que son fils tombe sous ta
puissance ? Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. Tu n'as aucun
pouvoir sur moi».
LIII. Félicion était un sot, à qui personne ne daignait parler. Le
prince lui donna le soin de sa chaise d'affaires ; voilà Félicion homme
important et homme d'esprit. Chacun dit : «Félicion a parlé aujourd'hui
comme un ange». Eh ! mon ami, attendons un peu ; que le prince lui ôte
seulement sa chaise d'affaires, et il redeviendra promptement un sot.
LIV. Encore un autre trait semblable, qui te donnera une idée juste du
courtisan. Epaphrodite, capitaine des gardes de Néron, avait un esclave
qui était cordonnier de son métier, mais si sot et si malhabile que,
renonçant à l'utiliser, il le vendit. Un domestique de Néron l'achète,
et par hasard cet esclave devient le cordonnier du prince et enfin son
favori. Dès le lendemain, Epaphrodite est le premier à lui faire la
cour. Nous ne voyons plus Epaphrodite ; il est enfermé des journées
entières, pour délibérer sur des affaires importantes, avec cet homme
qu'il avait vendu comme n'étant bon à rien.
LV. Un homme est fait tribun du peuple. Il s'en retourne chez lui, il
trouve sa maison illuminée ; tout le monde va le féliciter. Il monte
aussitôt au Capitole, fait des sacrifices, et remercie les dieux. Qui de
nous les remercie de n'avoir que de saines opinions et des désirs réglés
et conformes à la nature ?
LVI. Un homme vint me consulter sur le dessein qu'il avait d'entrer dans
la confrérie des prêtres d'Auguste à Nicopolis. «Eh ! mon ami, lui
dis-je, à quoi bon ? Voilà une dépense bien inutile. - Oh ! mais mon nom
demeurera à toujours, car il sera écrit sur les registres. - Ecris-le
sur une pierre, il durera encore plus longtemps. D'ailleurs qui te
connaîtra hors des murs de Nicopolis ? - Mais je porterai une couronne
d'or. - Si c'est là ton ambition, couronne pour couronne, prends-en une
de roses ; elle te pèsera moins, et te siéra mieux».
LVII. Les respects qu'on rend à ceux qui peuvent nuire sont comme
l'autel élevé à la fièvre au milieu de Rome ; on l'adore, parce qu'on la
craint.
LVIII. Que ne fait pas un changeur pour examiner l'argent qu'on lui
donne ? Il emploie tous ses sens : la vue, le tact, l'odorat, l'ouïe. Il
ne se contente pas de faire sonner une pièce une fois, deux fois ; à
force d'examiner les sons, il devient presque musicien. Nous sommes tous
changeurs sur ce que nous croyons qui nous regarde. Point d'attention,
point d'application que nous n'ayons pour éviter d'être trompés. Mais
s'agit-il de notre raison, s'agit-il d'examiner nos opinions, de peur
qu'elles ne nous séduisent ? nous sommes paresseux et négligents, comme
si cela ne nous regardait point, car nous ne connaissons pas le dommage
que cela nous cause.
LIX. La philosophie, dit-on, est un chemin long et pénible. - Tu te
trompes, mon ami, il n'est point si long. Car que te veut apprendre la
philosophie ? A suivre les dieux, à régler tes désirs, et à faire un bon
usage de tes opinions. - Dis-moi ce que c'est que les dieux, les désirs,
les opinions ; voilà ce qui est long. - Mais les philosophes qui te
prêchent la volupté, sont-ils plus courts ? Que te dit Epicure ? Que le
bien de l'homme consiste dans son corps. Dis-moi donc ce que c'est que
l'âme, ce que c'est que le corps, ce qui fait notre essence, et tu
verras que cela n'est pas moins long.
LX. Mon ami, pourquoi marches-tu redressé comme si tu avais avalé une
aune ? - Je voudrais être admiré de tous les passants, et entendre dire
à droite et à gauche : Voilà un grand philosophe. - Qui sont donc ces
gens dont tu veux attirer l'admiration ? Ne sont-ce pas ces mêmes gens
dont tu dis qu'ils sont fous ? Tu veux donc être admiré des fous ? Ah !
le grand fou !
LXI. Epicure dit qu'il ne faut pas nourrir ni élever des enfants, parce
que rien n'est plus opposé au véritable bien, qu'il place dans la
volupté. - Mon pauvre Epicure, tu veux donc que nous soyons plus
dénaturés que les bêtes les plus féroces, qui n'abandonnent jamais leurs
petits ? La charité des pères pour leurs enfants est si naturelle, que
je suis sur que même si ton père et ta mère avaient été avertis par un
oracle que tu avancerais un jour une proposition si insensée, ils
n'auraient pas laissé de t'élever.
LXII. Il y a des notions communes, dont tous les hommes conviennent
également. Les disputes, les séditions, les guerres, d'où viennent-elles
? De l'application de ces notions communes à chaque fait particulier. La
justice et la sainteté sont préférables à toutes choses, personne n'en
doute. Mais une telle chose est-elle juste, est-elle sainte ? Voilà sur
quoi on s'égorge. Chassons cette ignorance et apprenons à appliquer ces
notions à chaque fait particulier ; il n'y aura plus de disputes, plus
de guerres, Achille et Agamemnon seront d'accord.
LXIII. Il ne faut pas prendre légèrement l'alarme dans cette vie. Nous
envoyons un homme reconnaître ce qui se passe. Mais nous avons mal
choisi notre espion, car nous avons envoyé un lâche, qui, sur le moindre
bruit qu'il a entendu, et ayant eu peur de son ombre, revient à nous
tout effrayé : «Voilà la mort, l'exil, la calomnie, la pauvreté qui
s'avancent. - Mon ami, parle pour toi. Nous sommes des sots d'avoir si
mal choisi notre homme pour être bien informés. Diogène, qui a été en
reconnaissance avant toi, nous a fait un rapport bien différent ; il
nous a dit que la mort n'est point un mal quand elle n'est point
honteuse ; que la calomnie n'est qu'un bruit de gens insensés. - Mais
qu'a-t-il dit du travail, de la douleur, de la pauvreté ? - Il a dit que
la nudité valait mieux que tous les habits de pourpre. «En un mot, nous
a-t-il dit, je n'ai point trouvé d'ennemi, tout est tranquille, et vous
n'avez qu'à me voir. Ai-je été battu ? Suis-je blessé ? Ai-je pris la
fuite ?» Voilà les espions qu'il faut envoyer. Ils nous rapporteront
tous que nous n'avons à craindre que nous-mêmes».
LXIV. Souviens-toi que ce sont les riches, les tyrans, les rois qui ont
fourni les sujets des tragédies. Les pauvres ne paraissent point sur nos
théâtres, ou, s'ils y ont quelque place, ce n'est que parmi les
chanteurs et les danseurs. Ce sont des rois qui prospèrent au
commencement de la pièce : tout leur rit, on les honore, on les
respecte, on leur élève des autels, on orne leurs palais de couronnes et
de bandelettes, et, à la fin du troisième ou du quatrième acte, ils
s'écrient avec OEdipe : «O Cythéron, pourquoi m'as-tu reçu ?»
LXV. Conserve bien ce qui est à toi, ne convoite point ce qui est aux
autres, et rien ne pourra t'empêcher d'être heureux.
LXVI. Si j'aime mon corps, si je suis attaché à mon bien, je suis perdu,
me voilà esclave ; j'ai fait connaître par où je puis être pris.
LXVII. Je veux être assis à l'Amphithéâtre au banc des sénateurs. -
Grands dieux, tu vas te donner bien de la peine et être bien pressé. -
Mais je ne saurais voir commodément les jeux sans cela. - Ne les vois
point, quelle nécessité as-tu de voir les jeux ? Et si c'est l'envie
d'être assis à ce banc qui t'y fait aller, attends qu'on sorte. Quand le
spectacle sera fini, tu iras t'asseoir à ce banc si désiré, et tu y
seras fort à ton aise.
LXVIII. Va dire des injures à une pierre, à quoi cela t'avancera-t-il ?
Elle ne t'entendra point. Imite la pierre, et n'entends point les
injures qu'on te dit.
LXIX. Tu as pitié des aveugles, des boiteux ; pourquoi n'as-tu donc pas
pitié des méchants ? Ils sont méchants malgré eux, comme les autres sont
boiteux et aveugles.
LXX. La règle et la mesure de nos actions, ce sont nos opinions. D'où
vient l'Atrée d'Euripide ? de l'opinion. Sa Médée, son Hippolyte ? de
l'opinion. L'Oedipe de Sophocle ? de l'opinion.
LXXI. Il sembla bon à Pâris de ravir Hélène, et à Hélène de suivre
Pâris. S'il avait semblé bon aussi à Ménélas de se passer d'une femme
infidèle, qu'en serait-il arrivé ? Nous aurions perdu l'Iliade et
l'Odyssée. Je compte le reste pour rien.
LXXII. On dit que ce fut un grand malheur pour Pâris quand les Grecs
entrèrent dans Troie, qu'ils mirent tout à feu et à sang, qu'ils tuèrent
toute la famille de Priam et qu'ils emmenèrent les femmes captives. - Tu
te trompes, mon ami. Le grand malheur de Pâris fut quand il perdit la
pudeur, la fidélité, la modestie, et quand il viola l'hospitalité. De
même, le malheur d'Achille, ce ne fut pas quand Patrocle fut tué, mais
quand il se mit en colère, qu'il se mit à pleurer Briséis, et qu'il
oublia qu'il n'était pas venu à cette guerre pour avoir des maîtresses,
mais pour faire rendre une femme à son mari.
LXXIII. Le véritable bien de l'homme est toujours dans la partie par
laquelle il diffère des animaux. Que cette partie soit bien fortifiée et
bien munie, que les vertus y fassent bonne garde pour repousser
l'ennemi, il est en sûreté et n'a rien à craindre.
LXXIV. Les philosophes enseignent que l'homme est libre. Ils enseignent
donc à mépriser l'autorité de l'empereur. - Non. Nul philosophe
n'enseigne à des sujets à se révolter contre leur prince, ni à
soustraire à sa puissance rien de tout ce qui lui est soumis. Tenez,
voilà mon corps, voilà mon bien, voilà ma réputation, voilà ma famille,
je vous les livre. Et quand vous trouverez que j'enseigne à quelqu'un à
les retenir malgré vous, faites-moi mourir, je suis un rebelle. Ce n'est
pas là ce que j'enseigne aux hommes ; je ne leur enseigne qu'à conserver
la liberté de leurs opinions, dont la divinité les a faits seuls les
maîtres.
LXXV. La plus juste, la plus forte, la plus inviolable des lois de la
divinité, c'est que le plus faible soit toujours soumis au plus fort.
LXXVI. Parmi les gladiateurs de César, il s'en trouve tous les jours qui
sont au désespoir de ne pas combattre, qui font des voeux aux dieux pour
sortir de cette oisiveté, et qui demandent comme une très grande grâce
d'être produits en public. Et il ne se trouve personne parmi nous qui
cherche l'occasion de signaler son amour pour les dieux.
LXXVII. La divinité te cite en témoignage, elle te demande : «N'est-il
pas vrai qu'il n'y a d'autre bien ni d'autre mal que dans la volonté ?
Ai-je nui à quelqu'un ? N'ai-je pas mis au pouvoir de chacun tout ce qui
peut lui être utile ?» Que réponds-tu ? «Je suis dans une position
critique, maître ; je suis dans le malheur. Personne n'a soin de moi,
personne ne m'assiste ; tout le monde me blâme, tout le monde m'injurie,
et je suis le rebut des hommes». Est-ce ainsi que tu reconnais l'honneur
qu'elle t'a fait de t'appeler en témoignage pour lui rendre gloire, en
attestant de si grandes vérités ? Elle demandait un témoin de sa bonté,
de sa vérité, de sa justice, et tu es devenu son accusateur.
LXXVIII. Nous sommes presque tous dans la vie comme les esclaves
fugitifs sont aux spectacles. Ces esclaves prennent grand plaisir à voir
la pompe des jeux ; ils admirent les acteurs d'une tragédie. Mais ils
sont toujours inquiets ; ils regardent de côté et d'autre, et, si l'on
vient à nommer leur maître, les voilà remplis de frayeur, ils prennent
la fuite. Nous sommes de même. Nous admirons les merveilles de la
nature, ce spectacle nous ravit. Mais nous sommes toujours en alarme,
et, si l'on nomme notre maître, nous voilà perdus. Qu'est-ce donc qu'un
maître ? Ce n'est pas un homme, car l'homme ne peut être le maître de
l'homme. C'est la mort, c'est la vie, c'est la volupté, c'est la
douleur, c'est la pauvreté, ce sont les richesses. Que César lui-même
vienne contre moi sans ce cortège, tu verras ma fermeté. Mais s'il vient
avec ces satellites, tonnant, éclairant, menaçant, et que je les
craigne, ne suis-je pas cet esclave fugitif qui a reconnu son maître ?
Mais si je ne les crains pas, me voilà en pleine liberté, je n'ai plus
de maître que moi-même.
LXXIX. Quand tu approches les princes et les grands, souviens-toi qu'il
y a là-haut un plus grand prince encore, qui te voit, qui t'entend, et à
qui tu dois plutôt plaire.
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Entretiens - livre II
I. Tu viens d'affranchir
ton esclave. Mais toi, qui l'as mis en liberté, es-tu libre ? N'es-tu
point l'esclave de ton argent, d'une femme, d'une fille, d'un tyran, du
dernier valet du tyran ?
II. Tu dis que la confiance et la précaution sont incompatibles ; c'est
une erreur, et tu peux les allier. Applique seulement la précaution aux
choses qui dépendent de toi, et la confiance à celles qui n'en dépendent
point. Ainsi tu seras confiant et précautionné. Car, en évitant par ta
prudence les véritables maux, tu soutiendras avec courage les faux maux
dont on te menace.
III. Le malheur des hommes vient toujours de ce qu'ils placent mal leur
précaution et leur confiance. Ils sont tous comme les cerfs qui, pour
éviter l'oiseau, qui menace de fondre sur eux, et cherchant à se mettre
à couvert, tombent dans les filets où ils périssent.
IV. Je compose de beaux dialogues, je fais de bons livres. - Eh ! mon
ami, montre-moi plutôt que tu domptes tes passions, que tu règles tes
désirs, et que tu suis la vérité dans tes opinions. Assure-moi que tu ne
crains ni la prison, ni l'exil, ni la douleur, ni la pauvreté, ni la
mort. Sans cela, quelques beaux livres que tu fasses, sois bien persuadé
que tu n'es encore qu'un ignorant.
V. Diogène répondit un jour à un homme qui lui demandait des lettres de
recommandation : «Mon ami, celui à qui tu veux que j'écrive en ta faveur
verra d'abord sans moi que tu es un homme, et, s'il est bon connaisseur,
il verra encore si tu es bon ou méchant. Au lieu que, s'il n'est pas bon
connaisseur, je lui écrirais cent lettres, qu'il ne t'en connaîtrait pas
mieux. Tu n'as qu'à être comme une pièce d'or qui se recommande
d'elle-même à quiconque sait distinguer le bon or d'avec le faux».
VI. Que fait un homme qui poursuit la femme de son prochain ? Il foule
aux pieds la pudeur, la fidélité ; il viole le voisinage, l'amitié, la
société, les lois les plus saintes ; il ne peut plus être regardé ni
comme ami, ni comme voisin, ni comme citoyen. Il n'est pas même bon à
être esclave ; il est comme un vaisseau qui n'est plus d'aucun usage, et
qui n'est bon qu'à être jeté.
VII. Les femmes sont communes, c'est la loi de la nature, disait à
Diogène un débauché qui avait été surpris en adultère. Diogène lui
répondit : «Les viandes qu'on sert à table sont communes d'abord ; mais,
dès que les portions sont faites et distribuées, tu aurais perdu toute
pudeur et toute honte, si tu allais prendre la part de ton voisin sur
son assiette. Le théâtre est commun à tous les citoyens ; mais sitôt que
les places sont prises, tu ne peux ni ne dois déplacer ton voisin pour
te mettre à sa place. Les femmes sont communes de même ; mais sitôt que
le législateur les a distribuées, et qu'elles ont chacune leur mari, en
bonne foi, t'est-il permis de ne pas te contenter de la tienne et de
prendre celle de ton voisin ? Si tu le fais, tu n'es plus un homme, mais
un singe, ou un loup carnassier».
VIII. En toutes choses,
il faut faire ce qui dépend de soi, et du reste être ferme et
tranquille. Je suis obligé de m'embarquer ; que dois-je donc faire ?
Bien choisir le vaisseau, le pilote, les matelots, la saison, le jour,
le vent, voilà tout ce qui dépend de moi. Dès que je suis en pleine mer,
il survient une grosse tempête ; ce n'est plus là mon affaire, c'est
l'affaire du pilote. Le vaisseau coule à fond, que dois-je faire ? Je
fais ce qui dépend de moi, je ne criaille point, je ne me tourmente
point. Je sais que tout ce qui est né doit mourir, c'est la loi générale
; il faut donc que je meure. Je ne suis pas l'éternité ; je suis un
homme, une partie du tout, comme une heure est une partie du jour. Une
heure vient et elle passe ; je viens et je passe aussi : la manière de
passer est indifférente ; que ce soit par la fièvre ou par l'eau, tout
est égal.
IX. Il ne faudrait se réjouir avec les hommes et les féliciter que des
choses dont ils ont un véritable sujet de se réjouir, et qui leur sont
honorables et utiles.
X. Si nous étions en
prison et à la veille d'être jugés sur une accusation capitale,
pourrions-nous souffrir un homme qui viendrait nous demander :
«Voulez-vous que je vous lise des hymnes que j'ai composés ?» - Mon ami,
pourquoi viens-tu m'importuner si mal à propos ? j'ai bien d'autres
affaires. Ne sais-tu pas que je dois être jugé demain ? - Socrate était
en prison et à la veille d'être condamné, et il composait des hymnes.
XI. Pourquoi naissent les épis ? N'est-ce pas pour mûrir et pour être
moissonnés ensuite, quand ils sont mûrs ? Car on ne les laisse pas là
sur leur tige, comme s'ils étaient consacrés. S'ils avaient du
sentiment, penses-tu qu'ils fissent des voeux pour n'être jamais coupés
? Non, sans doute. Ils regarderaient comme une malédiction de n'être
point moissonnés. Il en est de même des hommes. Ce serait une
malédiction pour eux de ne pas mourir. Ne pas mourir, pour l'homme,
c'est comme pour l'épi n'être jamais mûr et n'être jamais moissonné.
XII. Ce qui nous fait périr, c'est une épée, une roue, la mer, une
tuile, un tyran. Que t'importe la voie par laquelle tu descendras dans
l'enfer ? Toutes se valent. Une des plus courtes même est celle par
laquelle un tyran t'y envoie. Jamais un tyran n'a mis six mois à tuer un
homme, et la fièvre y met souvent des années entières.
XIII. Pourquoi aller
consulter les devins sur les choses où notre devoir est si marqué ? S'il
s'agit de m'exposer à quelque danger pour mon ami, s'il est question de
mourir pour lui, qu'ai-je besoin de devin ? N'ai-je pas au dedans de moi
un devin sûr et infaillible, qui m'a appris la nature du bien et du mal,
et qui m'a expliqué tous les signes auxquels je puis les reconnaître ?
XIV. Le faible que l'homme a pour les devins vient de sa timidité : il
craint les événements. Voilà pourquoi il a pour les devins une
complaisance outrée. Il les fait les arbitres et les juges de toutes ses
affaires, il leur confie tout ce qu'il a, et, s'ils lui prédisent du
bien, il les remercie comme s'ils le lui donnaient. Quel aveuglement !
Si nous étions sages, nous consulterions les devins comme nous demandons
le chemin dans un voyage, sans nous mettre en peine si c'est à droite ou
à gauche qu'il faut passer. Car qu'est-ce que consulter les devins ?
C'est consulter les dieux pour connaître leur volonté et la faire. Nous
devrions donc nous servir des oracles comme nous nous servons de nos
yeux. Nous ne prions point nos yeux de nous faire voir tels ou tels
objets, mais nous voyons ceux qu'ils nous montrent. Agissons de même
avec les devins ; ne les flattons point, ne les prions point, mais
faisons ce qu'ils nous ordonnent.
XV. Une dame romaine voulait envoyer une grosse somme d'argent à une de
ses amies appelée Gratilla, que Domitien avait exilée. Quelqu'un lui dit
que Domitien mettrait la main sur cet argent et qu'il le confisquerait.
«N'importe, répondit-elle, j'aime mieux encore que Domitien le ravisse,
que de ne pas l'envoyer».
XVI. Quand nous consultons les augures, c'est en tremblant et en faisant
aux dieux d'ardentes prières : «Dieux, ayez pitié de moi, permettez que
je me tire heureusement de telle et telle affaire». Eh ! vil esclave,
veux-tu autre chose que ce qui est le meilleur pour toi ? Qu'est-ce
qu'il y a de meilleur pour toi que de faire ce que les dieux trouveront
agréable ? Pourquoi veux-tu donc tâcher de corrompre ton arbitre et ton
juge, autant qu'il est en ton pouvoir ?
XVII. Quelle est la nature de la divinité ? c'est intelligence, science,
ordre, raison. Par là tu peux connaître quelle est la nature de ton
véritable bien qui ne se trouve qu'en elle.
XVIII. Si tu es né de parents nobles, tu es si plein de ta noblesse, que
tu ne cesses d'en parler et que tu en étourdis tout le monde. Mais tu as
la divinité pour père, tu l'as au dedans de toi, et tu oublies cette
noblesse, et tu ignores d'où tu es venu, et ce que tu portes ? Voilà
pourtant de quoi tu devrais te souvenir dans toutes les actions de ta
vie. Dis-toi à tout moment : «C'est la divinité qui m'a créé, elle est
au dedans de moi, je la porte partout. Pourquoi la souillerais-je par
des pensées obscènes, par des actions basses et impures, et par
d'infâmes désirs ?»
XIX. Tu te ferais scrupule de commettre des actions déshonnêtes devant
une statue ou une image des dieux : ils te voient, ils t'entendent ; et
tu ne rougis point d'avoir en leur présence des pensées obscènes et de
faire des actions impures qui les blessent, qui les déshonorent et qui
les affligent. O l'ennemi des dieux ! O le lâche qui a oublié sa nature
!
XX. Si tu étais une statue de Phidias, sa Minerve ou son Jupiter, et que
tu eusses quelque sentiment, tu te donnerais bien garde, en te souvenant
de l'ouvrier qui t'aurait formé, de rien faire qui fût indigne de lui et
de toi-même, et pour rien au monde tu ne voudrais paraître dans un état
indécent, qui déshonorât ta beauté. En ne t'inquiétant nullement dans
quel état tu parais devant les dieux, tu déshonores la main qui t'a
formé. Quelle différence pourtant d'ouvrier à ouvrier, et d'ouvrage à
ouvrage !
XXI. Si les dieux t'avaient donné en garde un pupille, tu en aurais
soin, et tu ne laisserais pas gâter un si précieux dépôt. Ils t'ont
donné en garde à toi-même ; ils t'ont dit : «Nous n'avons pas cru
pouvoir te mettre entre les mains d'un tuteur plus fidèle, plus
affectionné ; garde-nous ce fils tel qu'il est par sa nature ;
conserve-le-nous plein de pudeur, de fidélité, de magnanimité, de
courage, exempt de trouble et de passion». Et tu te négliges ! Quelle
infidélité ! Quel crime !
XXII. D'où vient cette fierté, ce sourcil haut à ce petit philosophe ? -
Attends un peu, mon ami, je serai bientôt plus fier ; je ne suis pas
encore bien ferme dans les maximes que j'ai apprises et auxquelles j'ai
donné mon consentement ; je crains encore ma faiblesse. Attends que je
sois fortifié, et tu verras une fierté toute autre. La statue n'est pas
encore finie, les dieux n'y ont pas mis encore la dernière main ; dès
qu'elle sera achevée, tu verras. Mais ne pense pas que ce soit une
fierté d'orgueil, ce sera une fierté d'assurance et de confiance dans la
vérité. Cette fierté et ce sourcil que tu vois à cette tête de Jupiter,
est-ce orgueil, à ton avis ? Non. C'est fermeté, c'est stabilité, c'est
constance. C'est ainsi que doit être un dieu qui te dit : «Tout ce que
j'ai confirmé par un signe de ces sourcils, ne trompe point, est
irrévocable et ne manque jamais d'arriver». Je tâcherai d'imiter ce
grand modèle. Tu me verras fidèle, plein de pudeur, plein de courage, et
inaccessible au trouble et aux émotions que causent les accidents qu'on
appelle terribles. - Mais te verrai-je immortel et exempt de vieillesse
et de maladie ? - Non. Mais tu verras que je sais mourir, et que je sais
être vieux et malade. Tu verras les nerfs d'un philosophe, des nerfs
bien réglés. - Quels nerfs ? - Désirs jamais frustrés ; craintes bien
placées, et qui préviennent tous les maux ; mouvements réglés et
convenables ; desseins formés avec réflexion, et consentements qui ne
sont jamais suivis de repentir.
XXIII. Ce n'est pas une chose bien commune d'accomplir ce que promet la
qualité d'homme. C'est un animal mortel, doué de raison, et c'est par la
raison qu'il se distingue des bêtes. Toutes les fois donc qu'il
s'éloigne de la raison, qu'il agit sans raison, l'homme périt, et la
bête se montre.
XXIV. Nous ressemblons à ceux qui ont de grandes provisions, et qui
demeurent maigres et décharnés, parce qu'ils ne s'en nourrissent point.
Nous avons de beaux préceptes, de belles maximes, mais c'est pour en
discourir, et non pour les pratiquer ; nos actions démentent nos
paroles. Nous ne sommes pas encore des hommes, et nous voulons jouer le
rôle de philosophes. Le fardeau est trop lourd pour nous. C'est comme si
un homme qui n'aurait pas la force de porter un poids de deux livres,
entreprenait de porter la pierre d'Ajax.
XXV. Tu réunis en toi des qualités qui demandent chacune des devoirs
qu'il faut remplir. Tu es homme ; tu es citoyen du monde ; tu es fils
des dieux, tu es le frère de tous les hommes. Après cela, tu es sénateur
ou dans quelque autre dignité ; tu es jeune ou vieux ; tu es fils, tu es
père, tu es mari. Pense à quoi tous ces titres t'engagent, et tâche de
n'en déshonorer aucun.
XXVI. Tu as perdu des biens, et tu regardes cela comme une grande perte,
dont tu ne peux te consoler. Mais quand tu as perdu la fidélité, la
pudeur, la douceur, la modestie, tu crois n'avoir rien perdu. Cependant,
ces biens extérieurs, c'est une cause étrangère et involontaire qui nous
les ravit, et il n'est honteux ni de ne pas les avoir, ni de les perdre.
Et ces derniers, les biens intérieurs, nous ne les perdons jamais que
par notre faute, et comme il est honteux et très malheureux de ne pas
les avoir, il est aussi très honteux et très malheureux, quand on les a,
de les perdre.
XXVII. Personne ne peut être méchant et vicieux, sans une perte sûre et
sans un dommage certain.
XXVIII. Ne faut-il pas que je me venge et que je rende le mal qu'on m'a
fait ? - Eh ! mon ami, on ne t'a point fait de mal, puisque le bien et
le mal ne sont que dans ta volonté. D'ailleurs, si un tel s'est blessé
lui-même en te faisant injustice, pourquoi veux-tu te blesser aussi
toi-même en la lui rendant ?
XXIX. Le commencement de la philosophie, c'est de connaître notre
faiblesse et notre ignorance dans les devoirs nécessaires et
indispensables.
XXX. Il n'y a point d'homme qui n'ait naturellement une certaine idée,
une certaine notion du bien, du mal, de l'honnête, du déshonnête, du
juste, de l'injuste, du bonheur, du malheur, et des devoirs ou pratiqués
ou négligés. D'où vient donc que, sur ces matières, on se trompe si
souvent, quand on juge des faits particuliers ? Cela vient, comme je
l'ai déjà dit, de ce que nous appliquons mal nos actions communes, et
que nous jugeons par des préjugés peu approfondis. Le beau, le bon, le
mal, le bien, le juste, l'injuste, ce sont des termes que tout le monde
emploie également avant que d'avoir appris à les appliquer avec raison
et avec justice. De là naissent les disputes, les querelles, les
guerres. Je dis : «Cela est juste». Un autre dit : «Cela est injuste».
Comment se mettre d'accord ? Quelle règle avons-nous pour bien juger ?
Sera-ce l'opinion ? Mais nous voilà deux, et nous avons deux opinions
contraires. D'ailleurs, comment l'opinion peut-elle être un juge sûr ?
Les fous n'ont-ils pas leur opinion ? Il faut pourtant bien qu'il y ait
une règle sûre pour connaître la vérité ; car il n'est pas possible que
les dieux aient laissé les hommes dans une entière ignorance de ce
qu'ils doivent savoir pour se conduire. Cherchons donc cette règle, qui
peut seule nous délivrer de nos erreurs et guérir la témérité et la
folie de l'opinion. Cette règle est d'appliquer à l'espèce les
caractères que l'on donne au genre, afin que ces caractères, connus et
avoués de tout le monde, nous servent à redresser nos préjugés sur
chaque fait particulier. Par exemple, nous avons l'idée du bien ; il
s'agit de savoir si la volupté est un bien, examinons-la selon cette
idée, et pesons-la dans cette balance. Je la pèse avec ces caractères du
bien qui sont mes poids. Je la trouve légère, je la rejette, car le bien
est une chose solide et d'un très grand poids.
XXXI. Tu pâlis, tu trembles et tu es embarrassé quand tu vas voir un
prince ou quelque grand seigneur. - Comment me recevra-t-il ? Comment
m'entendra-t-il ? - Vil esclave, il te recevra, il t'entendra comme il
le jugera à propos ; tant pis pour lui s'il reçoit mal un homme sage, il
en souffrira seul. Peux-tu souffrir de la faute d'un autre ? - Mais
comment lui parlerai-je ? - Tu lui parleras comme tu voudras. - J'ai
peur de me troubler. - Eh quoi ! ne sais-tu pas parler avec discrétion,
avec prudence, et avec une honnête liberté ? Pourquoi t'avises-tu de
craindre un homme ? Zénon ne craignait point Antigone, mais Antigone
craignait Zénon. Socrate était-il embarrassé quand il parlait aux tyrans
et à ses jugea ? Diogène était-il embarrassé quand il parlait à
Alexandre, à Philippe, aux pirates, au maître qui l'avait acheté ?
XXXII. Si nous voulons être philosophes véritablement, réglons notre
volonté sur les événements de telle sorte que nous soyons toujours
contents et de ce qui arrive, et de ce qui n'arrive point. De là nous
tirerons ce grand avantage que nous ne manquerons jamais d'obtenir ce
que nous désirons, et que nous ne tomberons jamais dans ce qui fait le
sujet de nos craintes. Et ainsi nous passerons notre vie avec notre
prochain, sans chagrin et sans trouble, et nous conserverons toutes nos
liaisons naturelles et acquises, c'est-à-dire que nous remplirons
parfaitement nos devoirs de père, de fils, de frère, de citoyen, de
mari, de voisin, d'associé, de magistrat et de sujet.
XXXIII. La première chose qu'il faut apprendre, c'est qu'il y a un Dieu,
qu'il gouverne tout par sa providence, et que non seulement nos actions,
mais nos pensées et nos mouvements ne sauraient lui être cachés. Ensuite
il faut examiner quelle est sa nature. Sa nature étant bien connue, il
faut nécessairement que ceux qui veulent lui plaire et lui obéir fassent
tous leurs efforts pour lui ressembler, qu'ils soient libres, fidèles,
bienfaisants, miséricordieux, magnanimes. Que toutes tes pensées donc,
que toutes tes paroles, que toutes tes actions, soient les actions, les
paroles et les pensées d'un homme qui imite Dieu, qui veut lui
ressembler.
XXXIV. Rien n'est si ordinaire que de voir des grands qui croient tout
savoir, quoiqu'ils ne sachent rien et qu'ils ignorent les choses les
plus nécessaires. Comme ils nagent dans les richesses et qu'ils n'ont
besoin de rien, ils ne soupçonnent pas seulement qu'il leur manque
quelque chose. C'est ce que je disais un jour à un des plus
considérables : «Vous êtes bien vu du prince ; vous avez quantité d'amis
très puissants, et de grandes alliances ; par votre crédit, vous pourrez
servir vos amis et nuire à vos ennemis. - Qu'est-ce donc qui me manque ?
me dit-il. - Tout ce qu'il y a de plus important, et de plus nécessaire
pour le véritable bonheur. Et jusqu'ici vous avez fait tout autre chose
que ce qui vous convenait. Voici ce qu'il y a de plus capital : vous ne
savez ni ce que sont les dieux, ni ce que c'est que l'homme. Vous
ignorez la nature du bien et du mal, et, ce qui vous surprendra plus que
tout, vous ne vous connaissez pas vous-même... Ah ! vous fuyez et vous
êtes en colère de ce que je vous parle si franchement ! Quel mal vous
fais-je ? Je ne fais que vous présenter le miroir qui vous rend tel que
vous êtes».
XXXV. Un médecin vient voir un malade, il lui dit : «Vous avez la
fièvre, abstenez-vous pour aujourd'hui de toute nourriture, et ne buvez
que de l'eau». Le malade le croit, le remercie et le paie. Un philosophe
dit à un ignorant : «Vos désirs sont déréglés, vos craintes sont basses
et serviles, et vous n'avez que de fausses opinions». Celui-ci s'en va
tout en colère, et dit qu'on l'a insulté. D'où vient cette différence ?
C'est que le malade sent son mal, et que l'ignorant ne sent pas le sien.
XXXVI. N'as-tu jamais vu une foire où les hommes se rendent de tous les
pays voisins ? Les uns y sont pour acheter, les autres pour vendre. Il y
en a peu qui y soient par curiosité, pour voir seulement la foire, et
qui s'informent pourquoi elle se tient et qui l'a établie. Il en est de
même de ce monde. Tous les hommes s'y rendent, les uns pour vendre, les
autres pour acheter. Il y en a très peu qui y soient pour admirer ce
grand spectacle, pour connaître ce qu'il est, celui qui l'a fait,
pourquoi il l'a fait, et comment il le gouverne. Car il n'est pas
possible qu'il n'ait été fait et qu'il ne soit gouverné par quelqu'un.
Une ville, une maison n'existent point sans un ouvrier, et ne durent
point si quelqu'un ne les gouverne ; et une machine si vaste et si
admirable existerait et durerait par un pur hasard ? Cela est
impossible. Il y a donc quelqu'un qui l'a faite et qui la gouverne. Qui
est-il donc, et comment la gouverne-t-il ? Et nous, qui sommes aussi son
ouvrage, qui sommes-nous, et pourquoi sommes-nous ? Il y en a très peu
qui fassent ces réflexions, et qui, après avoir admiré l'ouvrage et béni
l'ouvrier, se retirent contents. S'il y en a quelques-uns qui le
fassent, ils sont la risée des autres, comme, à la foire, les marchands
se moquent des simples curieux, qu'ils appellent des badauds. Et si les
boeufs et les cochons pouvaient parler, ils se moqueraient de même de
ceux qui penseraient à tout autre chose qu'à la pâture.
XXXVII. Tu as ouï dire aux philosophes qu'il faut être ferme et constant
dans ses résolutions, et sur cela tu t'opiniâtres à demeurer ferme dans
tes faux préjugés, dans tes erreurs, dans tes folies. Mais, mon ami, la
chose la plus nécessaire c'est que les résolutions soient bonnes,
c'est-à-dire, qu'elles soient prises avec prudence, vérité et raison. Je
te dis qu'il faut qu'un homme ait des nerfs, mais il faut que ce soient
les nerfs d'un corps sain, d'un athlète vigoureux et robuste, et tu me
montres des nerfs enflés, les nerfs d'un frénétique; ce ne sont pas là
des nerfs, c'est plutôt faiblesse de nerfs.
XXXVIII. Les fous sont incorrigibles, et, comme dit le proverbe, on
romprait plutôt un fou que de le changer.
XXXIX. Il ne faut avoir peur ni de la pauvreté, ni de l'exil, ni de la
prison, ni de la mort. Mais il faut avoir peur de la peur.
XL. Quand je suis embarqué, et que je ne vois plus que le ciel et la
mer, cette vaste étendue d'eau qui m'environne m'effraie, comme si, en
faisant naufrage, je devais l'avaler tout entière, et je ne pense pas
qu'il ne faut que trois mesures d'eau pour me noyer. De même, dans un
tremblement de terre, je m'imagine que la ville entière va me tomber sur
le corps, et je ne pense pas qu'une tuile suffit pour me casser la tête.
Ah ! malheureux esclave de l'opinion !
XLI. Ah ! quand reverrai-je Athènes et l'Acropole ? - Mon ami, peux-tu
rien voir de plus beau que le ciel, ce soleil, cette lune, ces étoiles,
cette terre, cette mer ? Si tu es si affligé pour avoir perdu Athènes de
vue, eh ! que feras-tu quand il te faudra perdre de vue le soleil ?
XLII. Mon ami, ne veux-tu donc pas être enfin sevré, et quitter le lait
pour te nourrir de viande solide ? Veux-tu encore pleurer et crier après
le téton de ta nourrice et regretter les contes et les chansons dont
elle t'endormait ?
XLIII. Tu ne peux être ni un Hercule, ni un Thésée, pour purger la terre
de monstres, mais tu peux les imiter en te purgeant toi-même des
monstres qui sont en toi. Tu as au dedans de toi le sanglier, le lion,
l'hydre ; dompte-les. Au lieu de dompter Procuste et Sciron, dompte la
douleur, la crainte, la cupidité, l'envie, la malignité, l'avarice, la
mollesse et l'intempérance. Le seul moyen de dompter ces monstres, c'est
de n'avoir que les dieux seuls en vue, c'est de leur être attaché, de
leur être dévoué, et de n'obéir qu'à leurs ordres.
XLIV. Secoue enfin le joug, et, délivré de la servitude, lève les yeux
vers le ciel et dis à ton dieu : «Fais de moi désormais ce que tu
voudras ; je ne refuse rien de tout ce que tu voudras m'envoyer, et je
justifierai ta conduite auprès de tous les hommes».
XLV. Quand ton imagination tâche de te séduire par quelque idée de
luxure, ne te laisse point entraîner, mais dis-lui sur l'heure :
«Attends, mon imagination, que je voie un peu ce que tu es et ce que tu
me présentes, que je t'examine». Ne lui permets pas d'aller plus loin et
de te présenter des images plus séduisantes, car, si tu la laisses
faire, tu es perdu, elle t'entraînera. Au lieu de ces peintures
affreuses, force-la à te présenter des images plus heureuses, plus
belles et plus nobles. Voilà les moyens de lui échapper.
XLVI. Si je résiste à une belle femme qui est prête à m'accorder ses
faveurs, je me dis à moi- même : Voilà qui va bien, Epictète, cela vaut
mieux que d'avoir réfuté le sophisme le plus subtil. Si je résiste à ses
avances et que je repousse ses caresses, je puis me glorifier de cette
victoire bien plus que d'avoir triomphé de tous les syllogismes les plus
embarrassants... Mais comment résister à une tentation si pressante ? Il
ne faut pour cela que vouloir te plaire à toi-même, et être beau aux
yeux des dieux. Il ne faut que vouloir conserver la pureté du corps et
de l'âme.
XLVII. A chaque tentation, dis en toi-même : «Voici un grand combat ;
voici une action toute divine ; il s'agit ici de la royauté, de la
liberté, de la félicité, de l'innocence ; souviens-toi des dieux,
appelle-les à ton secours, et ils combattront pour toi». Tu invoques
bien Castor et Pollux, dans une tempête ; la tentation est une tempête
plus dangereuse pour toi.
XLVIII. Quand tu es attaqué par une tentation, si tu diffères jusqu'au
lendemain à la combattre, le lendemain viendra, et tu ne combattras
point. Ainsi, de lendemain en lendemain, il arrivera que non seulement
tu seras vaincu, mais que tu te trouveras plongé dans une insensibilité
telle qu'il te sera impossible de t'apercevoir même que tu pèches, et tu
éprouveras effectivement en toi la vérité de ce vers d'Hésiode : «Celui
qui diffère d'un jour à l'autre est toujours accablé de maux».
XLIX. Pourquoi fais-tu le stoïcien ? Prends donc le nom que tes actions
demandent, et ne t'orne point d'un nom qui ne te convient point et que
tu ne fais que déshonorer. Je vois bien des hommes qui débitent les
maximes des stoïciens. Mais je ne vois point de stoïcien. Montre-moi
donc un stoïcien, je n'en demande qu'un. Un stoïcien, c'est-à-dire un
homme qui, dans la maladie, se trouve heureux, qui, dans le danger, se
trouve heureux, qui, mourant, se trouve heureux, qui, méprisé et
calomnié, se trouve heureux ! Si tu ne peux me montrer ce stoïcien
parfait et achevé, au moins montre-m'en un qui commence à l'être. Ne
frustre point un vieillard comme moi de ce grand spectacle, dont j'avoue
que je n'ai encore pu jouir ; montre-moi un homme qui veuille se
conformer à la volonté des dieux, qui ne se plaigne jamais ni des dieux,
ni des hommes ; qui ne soit jamais frustré dans ses désirs, qui ne soit
blessé de rien, qui n'ait ni envie, ni colère, ni jalousie, qui dans ce
corps mortel entretienne un secret commerce avec les dieux, et qui
désire dépouiller l'homme pour devenir un dieu.
L. Il n'y a naturellement aucune société entre les hommes ; les dieux ne
se mêlent point des choses humaines, et il n'y a d'autre bien que la
volupté. - Voilà ce qu'Epicure nous enseigne. - Eh, malheureux !
était-ce la peine de veiller tant de nuits pour écrire ces beaux livres
? Ne valait-il pas mieux te tenir chaudement dans ton lit, et mener la
vie d'un ver, puisque c'est la seule dont tu te sois jugé digne ? Selon
toi, la piété et la sainteté ne sont que des inventions d'hommes
arrogants et de sophistes ; la justice n'est que faiblesse, et la pudeur
que folie ; il n'y a plus ni père, ni fils, ni frère, ni citoyen. O
l'impudence ! ô l'imposture ! Oreste, agité par les noires Furies,
n'était pas plus dément que toi.
LI. Tu veux plaire aux dieux. Souviens-toi donc qu'ils ne haïssent rien
tant que l'impureté et que l'injustice.
LII. Ceux qui soutiennent qu'il n'y a pas de vérité connue démentent
cette assertion par une prétendue vérité. Car ce qu'ils disent est vrai
ou faux : c'est donc une vérité connue.
LIII. Tu viens de t'emporter contre tes valets, de mettre toute ta
maison en désordre, et de troubler et de scandaliser tes voisins, et
ensuite, prenant l'apparence d'un homme sage, tu viens écouter un
philosophe discourir des devoirs de l'homme et de la nature des vertus.
Mon ami, tous ces beaux préceptes te sont inutiles. Car comme tu ne
viens pas les entendre avec les dispositions nécessaires, tu t'en
retourneras comme tu es venu.
LIV. Il n'y a que le sage qui soit capable d'amitié. Comment celui qui
ne sait pas connaître ce qui est bon ou mauvais pourrait-il aimer ?
LV. Tu vois jouer ensemble ces petits chiens ; ils se caressent, ils
s'accolent, ils se flattent, ils te paraissent bons amis. Jette un petit
os au milieu d'eux, et tu verras. Telle est l'amitié des frères, et
celle des pères et des enfants. Qu'ils aient à se disputer une terre, un
champ, une maîtresse, il n'y a plus ni père, ni frère, ni enfant.
LVI. Il n'y a rien au monde à quoi tout animal soit si attaché qu'à son
propre intérêt. Tout ce qui le prive de ce qui lui est utile, soit père,
frère, fils, ami, tout lui est insupportable, car il n'aime que son
intérêt, qui lui tient lieu de père, de frère, de fils, d'ami, de
parent, de patrie et de dieu même.
LVII. Pour aimer, il faut mettre ensemble l'utilité, la sainteté,
l'honnêteté, la patrie, les parents, les amis, et la justice même. Que
l'on sépare toutes ces choses, il n'y a plus d'amitié, car partout où
est le moi et le mien, il faut que l'animal s'y porte. Si le moi se
trouve où est l'honnêteté et la justice, je suis bon ami, bon père, bon
fils, bon mari. Mais si le moi et le mien sont ici, et l'honnêteté et la
justice là, adieu l'amitié, adieu tous les devoirs les plus saints et
les plus indispensables.
LVIII. L'esprit du vicieux n'est jamais rassis. Il est toujours
inconstant, sans tenue, et flottant au gré de ses opinions. Il est donc
incapable d'amitié.
LIX. Veux-tu savoir si ces deux hommes sont amis ? Ne demande point
s'ils sont frères, s'ils ont été élevés ensemble, s'ils ont eu les mêmes
maîtres et le même précepteur ; cherche seulement où ils placent leur
bien. Et si c'est dans les choses qui ne dépendent point de nous,
garde-toi bien de dire qu'ils sont amis. Ils ne le sont pas plus qu'ils
ne sont fidèles, constants et libres. Mais s'ils le placent dans les
choses qui dépendent de nous et dans les saines opinions, ne te mets
point en peine s'ils sont père et fils ou frères, ni s'ils se
connaissent depuis longtemps, et prononce hardiment qu'ils sont amis.
Car l'amitié est-elle ailleurs que là où est la pudeur, la fidélité et
la communication de tout ce qui est beau et honnête ?
LX. Amphiaraüs avait vécu longtemps avec sa femme Eriphyle. Ils avaient
eu plusieurs enfants. Nulle part un si bon ménage. On offre un collier.
Plus de femme, plus de mère.
LXI. C'est être ingrat et timide que de soutenir qu'il n'y a point de
différence entre la beauté et la laideur. Quoi ! Thersite sera aussi
agréable qu'Achille ? Cette laide femme fera autant de plaisir à voir
qu'Hélène ? Cela est grossier et impie. C'est le langage de gens qui ne
connaissent pas la nature des choses et qui craignent que, s'ils en
sentaient la différence, ils seraient entraînés et vaincus. Ce n'est
point en niant la beauté qu'on lui échappe ; on peut la connaître et lui
résister.
LXII. S'il y a un art de bien parler, il y a aussi un art de bien
entendre.
LXIII. Je ne condamne pas l'éloquence, ni les talents de bien écrire et
de bien parler, mais je condamne qu'on leur attribue la première place ;
car il y a quelque chose de plus important et de plus considérable.
LXIV. Si tu démontres au méchant qu'il fait ce qu'il ne veut pas et
qu'il ne fait pas ce qu'il veut, tu le corrigeras ; mais si tu ne le lui
démontres pas, ne te plains point de lui, ne te plains que de toi-même.
LXV. O homme ! ne sois point ingrat des biens que tu as reçus des dieux
et n'oublie point leurs plus grands bienfaits. Rends-leur des grâces
continuelles de la vue, de l'ouïe qu'ils t'ont données, que dis-je ? de
la vie même, et de tous les secours qu'ils t'ont accordés pour la
soutenir, comme du vin, de l'huile et de tous les autres fruits de la
terre. Mais en même temps, souviens-toi qu'ils t'ont donné quelque chose
de plus précieux encore, c'est la faculté qui se sert de toutes ces
choses, qui les éprouve et qui met à chacune son prix.
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Entretiens - livre III
I. Apollon savait bien
que Laïus n'obéirait pas à son oracle. Il ne laissa pas pour cela de
prédire à Laïus les malheurs qui le menaçaient. La bonté des dieux ne
lasse jamais d'avertir les hommes. Cette source de vérité coule
toujours, mais les hommes sont toujours incrédules, désobéissants,
rebelles.
II. Mon ami, es-tu un homme ou une femme ? Si tu es un homme, orne-toi
donc comme un homme, et ne nous fais pas voir un prodige, un monstre.
Que voulait dire Socrate, quand il disait à Alcibiade de se rendre plus
beau ? Il lui conseillait de négliger la beauté du corps pour ne
travailler qu'a celle de l'âme. - Il faut donc que je sois sale et
malpropre ? - Point du tout. Mais il faut que ta propreté soit mâle et
digne de l'homme.
III. Quand un corbeau te prédit quelque chose par ses croassements, tu
crois que c'est un dieu qui te parle, et non le corbeau. Quand un
philosophe t'avertit, crois de même que c'est un dieu qui t'avertit, et
non pas le philosophe.
IV. De même qu'un marchand ne refuse pas une monnaie de bon aloi, qui
est marquée au coin du prince, de même l'âme ne refuse point les
véritables biens. Elle en reçoit souvent de faux, mais c'est que le coin
du prince l'a trompée, et qu'elle n'a pas l'art d'en connaître la
fausseté.
V. L'âme est comme un bassin plein d'eau ; ses opinions sont la lumière
qui éclaire ce bassin. Lorsque l'eau du bassin est agitée, il semble que
la lumière le soit aussi ; elle ne l'est pourtant point. Il en est de
même de l'homme ; quand il est troublé et agité, les vertus ne sont
point bouleversées et confondues, ce sont ses esprits qui sont en
mouvement. Que ses esprits soient rassis, et tout sera tranquille.
VI. Tu vas à l'amphithéâtre et aussitôt tu prends parti, et tu veux que
tel acteur, que tel athlète soit couronné. Les autres veulent que ce
soit un autre qui remporte la victoire. Tu es fâché de cette
contradiction ; car tu es préteur, et tu prétends que tout te cède. Mais
les autres n'ont-ils pas aussi leur opinion ? N'ont-ils pas leur volonté
? Et n'ont-ils pas le même droit de s'offenser de ce que tu t'opposes à
ce qui leur paraît juste ? Si tu veux être tranquille et ne trouver
jamais d'opposition, ne souhaite la couronne qu'à celui qui sera
couronné. Ou si tu veux être le maître de la donner à qui bon te semble,
fais jouer des jeux chez toi en ton particulier, et alors de ta propre
autorité tu publieras : «Un tel a vaincu aux jeux néméaques, pythiques,
isthmiques, olympiques». Mais, en public, ne t'arroge point ce qui ne
t'appartient pas, et admets la liberté des suffrages.
VII. Il faut que la mort vienne à nous tôt ou tard. Dans quelle
occupation nous surprendra-t-elle ? Un laboureur sera occupé du soin de
son labourage, un jardinier de celui de son jardin ; un marchand de
celui de son commerce. Et toi à quoi seras-tu occupé ? Pour moi, je
souhaite de tout mon coeur que dans ce dernier moment elle ne me trouve
occupé qu'à régler ma volonté, afin que sans trouble, sans empêchement
et sans contrainte, je fasse en homme libre cette dernière action, et
que je puisse dire aux dieux : «Ai-je violé vos commandements ? Ai-je
abusé des présents que vous m'avez faits ? Ne vous ai-je pas soumis mes
sens, mes voeux, mes opinions ? Me suis-je jamais plaint de vous ? Ai-je
accusé votre providence ? J'ai été malade, parce que vous l'avez voulu,
et je l'ai voulu de même. J'ai été pauvre, parce que vous l'avez voulu,
et j'ai été content de ma pauvreté. J'ai été dans l'esclavage, parce que
vous l'avez voulu, et je n'ai jamais désiré en sortir. M'avez-vous
jamais vu triste de mon état ? M'avez-vous surpris dans l'abattement et
dans le murmure ? Je suis encore tout prêt à subir tout ce qu'il vous
plaira ordonner de moi. Le moindre signal de votre part est pour moi un
ordre inviolable. Vous voulez que je me retire de ce spectacle
magnifique, j'en sors et je vous rende mille très humbles grâces de ce
que vous avez daigné m'y admettre pour me faire voir tous vos ouvrages,
et pour étaler à mes yeux l'ordre admirable avec lequel vous gouvernez
cet univers».
VIII. Qu'est-ce que le sens commun ? Il y a dans tous les hommes une
ouïe générale et commune, qui fait qu'ils discernent également les voix
et qu'ils entendent toutes les paroles que l'on prononce ; mais il y a
une autre ouïe, une ouïe artificielle, qui discerne et note les tons. II
y a de même dans tous les hommes un certain sens naturel qui, lorsqu'ils
n'ont pas quelque défaut marqué dans l'esprit, fait qu'ils entendent
également tout ce qu'on leur propose, et cette disposition est égale
dans tous les hommes ; c'est ce que l'on appelle sens commun.
IX. Les hommes mous ne se prennent pas plus aux préceptes de la
philosophie, que le fromage mou à l'hameçon.
X. Comme il n'est pas au pouvoir de l'homme de donner son consentement à
ce qui lui paraît faux, et de le refuser à ce qui lui paraît vrai, il
n'est pas non plus en son pouvoir de rejeter ce qui lui paraît bon.
L'épicurien, qui dit que le vol n'est pas un mal, mais que c'est un mal
d'être surpris, volera certainement, s'il peut le faire sans qu'on le
voie.
XI. Imaginez-vous une ville gouvernée selon les maximes d'Epicure. Tout
y sera bouleversé ; il n'y aura aucune forme de ville ; point de
mariages, point de magistrats, point de collèges, aucune police, nulle
éducation. La piété, la sainteté, la justice et la pudeur en seront
bannies. On n'y suivra que de mauvaises opinions, des opinions
pernicieuses aux villes, et que les femmes même les plus débauchées
n'oseraient soutenir. Au lieu que, dans une ville gouvernée selon les
maximes que dicte la raison, on verra régner la décence et l'ordre. On y
suivra les saines opinions ; toutes les vertus y seront honorées ; la
justice y fleurira ; la police y sera bien réglée ; on se mariera, on
aura des enfants, on les élèvera ; on servira les dieux. Là, le mari se
contentera de sa femme, et ne convoitera point celle de son prochain ;
il sera content de son bien, et ne désirera point celui des autres. En
un mot, tous les devoirs y seront remplis, et toutes les liaisons bien
entretenues.
XII. Je suis préteur en Grèce. - Toi préteur ? Et sais-tu juger ? Où
as-tu donc appris cette science ? - J'ai la patente de César - Et si
César t'avait envoyé une patente pour juger de la musique, à toi qui
n'en as jamais appris une note, qu'en ferais-tu, et à quoi te
servirait-elle ? Mais je passe là-dessus. Je te demande seulement par
quelles voies tu as obtenu ta charge. Qui te l'a procurée ? A qui as-tu
baisé la main ? A quelle porte as-tu couché ? A qui as-tu fait des
présents ? Par quelles bassesses, par quelles indignités, par quelles
faussetés l'as-tu achetée ?
XIII. Tu vas à Rome, tu entreprends ce long voyage pour avoir dans ta
patrie une plus belle charge que celle dont tu es revêtu. Quel voyage
as-tu jamais fait pour avoir de meilleures opinions et de meilleurs
sentiments ? Qui as-tu jamais consulté pour corriger ce qu'il y a en toi
de défectueux ? En quel temps, à quel âge t'es-tu avisé d'examiner tes
opinions ? Parcours toutes les années de ta vie, tu trouveras que tu as
toujours fait ce que tu fais aujourd'hui.
XIV. Tu passes par cette ville, et, pendant que l'on fait marché d'un
vaisseau, tu dis : «Allons voir un moment Epictète, nous entendrons ce
qu'il dit». Tu viens, tu me vois et voilà tout. Qu'est-ce donc que
converser avec un homme ? N'est-ce pas lui demander quelles sont ses
opinions, et lui expliquer les siennes ? - J'ai une fausse opinion,
arrache-la moi. - Tu es dans un faux préjugé, souffre que je le
guérisse... Voila ce que c'est que converser avec un philosophe. Au lieu
de cela, tu me rends une visite, et, mal payé de ta peine, tu t'en
retournes en disant : «Epictète n'est pas grand'chose. Qu'il parle
grossièrement ! Il ne sait pas seulement sa langue». Est-ce là ce dont
il s'agit ? Voilà comme sont faits les hommes, ils cherchent de beaux
parleurs, et ils sont tous les jours ensemble, comme des statues, sans
se connaître, sans s'examiner les uns les autres, et sans se rendre
meilleurs. L'amusement ou la curiosité font tous nos empressements et
tous nos commerces.
XV. Tu as acquis beaucoup de belles choses, tu as beaucoup de vases d'or
et d'argent, tu es riche. Mais le meilleur bien te manque : la
constance, la soumission aux ordres des dieux, la tranquillité,
l'exemption de trouble et de crainte. Pour moi, tout pauvre que je suis,
je suis plus riche que toi. Je ne me soucie point d'avoir un patron à la
cour, je ne me soucie point de ce qu'on pourra dire de moi au prince, et
je ne flatte personne. Voilà ce qui me tient lieu de tous les biens. Tu
as des vases d'or et d'argent, mais toutes tes pensées, tous tes désirs,
toutes tes inclinations, toutes tes actions sont de terre.
XVI. Un enfant met sa
main dans un pot à ouverture étroite où il y a des noisettes et des
figues ; il en emplit sa main tant qu'elle en peut tenir, et, ne pouvant
la retirer si pleine, il se met à pleurer. - Mon enfant, laisses-en la
moitié, et tu retireras ta main assez garnie... Tu es cet enfant. Tu
désires beaucoup et tu ne peux l'obtenir ; désire moins, et tu l'auras.
XVII. Tu as la fièvre, et tu te plains, dis-tu, parce que tu ne peux
étudier. Eh ! pourquoi donc étudies-tu ? N'est-ce pas pour devenir
patient, constant, ferme ? Sois-le dans la fièvre, et tu sais tout. La
fièvre est une partie de la vie, comme la promenade, les voyages, et
elle est même plus utile, parce qu'elle éprouve le sage, et qu'elle lui
montre le progrès qu'il a fait.
XVIII. Tu as la fièvre. Mais si tu l'as comme il faut, tu as tout ce que
tu peux avoir de mieux dans la fièvre. Qu'est-ce qu'avoir la fièvre
comme il faut ? C'est ne te plaindre ni des dieux, ni des hommes, ni
t'alarmer point de tout ce qui peut arriver, car tout ira fort bien ;
attendre courageusement la mort ; ne pas te réjouir excessivement quand
le médecin te dit que tu es mieux, et ne pas t'affliger non plus quand
il te dit que tu es plus mal. Car qu'est-ce qu'être plus mal ? C'est
approcher du terme où l'âme se séparera du corps. Appelles-tu cette
séparation un mal ? Et si elle ne vient pas aujourd'hui, ne
viendra-t-elle pas demain ? Le monde périra-t-il quand tu seras mort ?
Sois donc tranquille, dans la fièvre comme dans la santé.
XIX. Souviens-toi toujours de ce qu'Eumée dit dans Homère à Ulysse qu'il
ne reconnaissait point et qui le remerciait de ses bons traitements. «Etranger,
il ne m'est pas permis de mépriser, de maltraiter un étranger qui vient
chez moi, quand même il serait dans un état plus vil et plus méprisable
que celui où tu es, car les étrangers et les pauvres viennent des
dieux». Dis la même chose à ton frère, à ton père, à ton prochain : «Il
ne m'est pas permis d'en user mal avec vous, quand vous seriez encore
pis que vous n'êtes, car vous venez des dieux».
XX. Que nos austérités et nos exercices corporels ne soient ni
extraordinaires, ni incroyables, ni pour la montre et l'ostentation,
autrement nous sommes des bateleurs et non des philosophes.
XXI. Les habitudes ne se surmontent que par les habitudes contraires. Tu
es accoutumé à la volupté, dompte-la par la douleur. Tu vis dans la
paresse, embrasse le travail. Tu es prompt, souffre patiemment les
injures. Tu es adonné au vin, ne bois que de l'eau. Ainsi de toutes les
habitudes vicieuses, et tu verras que tu n'auras pas travaillé en vain.
Mais ne t'expose pas légèrement à la rechute avant que d'être bien
assuré de toi. Car le combat est encore inégal. L'objet qui t'a vaincu,
te vaincra encore.
XXII. Tu te plains de la solitude. Qu'appelles-tu être seul ? Est-ce
être hors du commerce des hommes, ou être dénué de tout secours ? Eh !
pense que très souvent on n'est pas moins seul au milieu de Rome, au
milieu de ses parents, de ses amis, de ses voisins, et d'une foule
d'esclaves. Ce n'est pas la vue d'un homme qui rompt la solitude, c'est
la vue d'un homme vertueux, fidèle, secourable. Si tu es seul, songe que
Dieu aussi est seul ; et il est content de lui-même, et il trouve tout
en lui-même. Tâche de lui ressembler, cela est en ton pouvoir.
Entretiens-toi avec toi-même, tu as tant de choses à te dire et à te
demander ! Qu'as-tu besoin des autres ? Tu es dénué de tout secours, tu
n'as ni père, ni frère, ni enfants, ni amis, tu les as tous perdus. Mais
n'as-tu pas un père immortel, qui ne manquera pas d'avoir soin de toi,
et de te donner tous les secours nécessaires ?
XXIII. Le prince a donné la paix à la terre : plus de guerres, plus de
combats, plus de brigandages, plus de pirateries. A toute heure, en tout
temps, on peut aller librement partout, seul, sans rien craindre. Mais
le prince peut-il nous donner la paix avec les maladies, avec les
naufrages, avec les incendies, avec les tremblements de terre, avec la
foudre ? Peut-il nous la donner avec nos passions, avec l'amour, la
tristesse, l'avarice, l'envie ? Ah ! c'est une paix que les princes ne
peuvent donner, ce sont les dieux seuls qui la donnent, et le héraut qui
la publie, c'est la raison. Celui qui a cette paix peut être seul toute
sa vie.
XXIV. Que font les enfants quand ils sont seuls ? Ils s'amusent, ils
amassent des cailloux et du sable, dont ils font de petits châteaux
qu'ils détruisent ensuite. Ainsi ils ne manquent jamais d'amusement. Ce
qu'ils font par folie et par enfantillage, ne saurais-tu le faire par
sagesse et par raison ? Nous avons partout des cailloux et du sable.
D'ailleurs nous avons tant à bâtir en nous, tant à détruire ! Ne nous
plaignons point d'être seuls !
XXV. Veux-tu être comme les mauvais comédiens, qui ne peuvent chanter
qu'avec les autres ?
XXVI. Il n'y a que deux choses à ôter aux hommes : la présomption et la
défiance.
XXVII. Les sentinelles demandent le mot du guet à tous ceux qui
approchent. Fais de même, demande le mot du guet à tout ce qui se
présente à ton imagination, et tu ne seras jamais surpris.
XXVIII. Ce qui nous perd, c'est que nous n'avons pas plus tôt goûté la
philosophie du bout des lèvres, que nous voulons faire les sages et être
tout de suite utiles aux autres ; nous voulons réformer le monde. Eh !
mon ami, réforme-toi auparavant toi-même, et ensuite fais voir aux
hommes un homme que la philosophie a formé. En mangeant avec eux, en te
promenant avec eux, instruis-les par ton exemple ; cède-leur à tous,
préfère-les tous à toi, supporte-les tous. Ainsi, tu leur seras utile.
XXIX. La vraie noblesse de l'homme vient de la vertu, et non de la
naissance. - Je vaux mieux que toi, mon père était consul, je suis
tribun, et toi tu n'es rien. - Mon cher, si nous étions deux chevaux, et
que tu me dises : «Mon père était le plus vif de tous les chevaux de son
temps, et moi j'ai beaucoup de foin, beaucoup d'orge, et un magnifique
harnais», je te dirais : «Je le veux bien, mais courons...» N'y a-t-il
pas dans l'homme quelque chose qui lui est propre, comme la course au
cheval, et par le moyen de quoi on peut connaître sa qualité et juger de
son prix ? Et n'est-ce pas la pudeur, la fidélité, la justice ?
Montre-moi donc l'avantage que tu as en cela sur moi. Fais-moi voir que
tu vaux mieux que moi, en tant qu'homme. Si tu me dis : «Je puis nuire,
je puis ruer», je te répondrai que tu te glorifies là d'une qualité qui
est propre à l'âne et au cheval, et non à l'homme.
XXX. Galba ayant été tué, quelqu'un dit à Rufus : «Présentement, la
Providence se mêle du monde. - Malheureux ! lui répondit Rufus, crois-tu
donc qu'un Galba ait empêché les dieux de gouverner le monde ? Ce qui te
faisait douter de la Providence, te la marquait».
XXXI. Les fréquentations ne sont pas indifférentes. Si tu hantes souvent
un vicieux, à moins que tu ne sois bien fortifié, il y a plus à craindre
qu'il ne te corrompe, qu'il n'y a à espérer que tu le corrigeras.
Puisqu'il y a donc tant de danger dans le commerce des ignorants, il ne
faut en user qu'avec beaucoup de sagesse et de prudence.
XXXII. Un joueur de luth n'a pas plus tôt pris son luth, qu'il voit
quelles cordes ne sont pas d'accord, et qu'il les accorde sans peine.
Pour vivre sûrement dans le commerce des hommes, le sage doit avoir
l'art de faire d'eux ce que le joueur de luth fait de ses cordes : voir
ceux qui sont discordants, les accorder et les ramener à l'harmonie.
Socrate a eu cet art.
XXXIII. D'où vient que
les ignorants sont toujours plus forts que vous dans les disputes, et
qu'ils vous réduisent enfin à vous taire ? - C'est qu'ils sont fortement
persuadés de leurs fausses maximes, et que vous l'êtes faiblement de la
vérité des vôtres : elles ne partent point du coeur, elles ne naissent
que sur les lèvres ; c'est pourquoi elles sont débiles et mortes. Elles
exposent à la risée publique cette misérable vertu dont vous vous mêlez
de parler, et elles fondent ainsi comme la cire au soleil. Eloignez-vous
donc du soleil, pendant que vous n'avez encore que des opinions de cire.
XXXIV. Quand tu accuses la Providence, descends en toi-même, et tu la
justifieras. En quoi le méchant est-il mieux traité que toi ? En ce
qu'il est plus riche ? Mais examine son intérieur ; vois la vie qu'il
mène : tu serais fâché d'être comme lui... C'est ce que je disais
l'autre jour à un jeune homme qui s'indignait de la prospérité de
Philostorgus. - Mais, lui dis-je, voudrais-tu coucher avec Sura ? - Aux
dieux ne plaise ! me répondit-il, j'aimerais mieux être mort. - Pourquoi
donc t'indignes-tu si Philostorgus reçoit quelque chose en échange de ce
qu'il vend à Sura ? Et pourquoi le trouves-tu heureux de ce qu'il a des
choses que tu détestes ? En quoi la Providence t'a-t-elle donc mal
traité en te donnant ce qu'elle a de meilleur ? La sagesse n'est-elle
pas plus précieuse que les richesses ? Ne te plains donc point, puisque
tu possèdes ce qu'il y a de plus précieux.
XXXV. Quand on t'apporte quelque nouvelle fâcheuse, souviens-toi qu'elle
ne te regarde point, puisqu'elle ne regarde aucune des choses qui sont
en ton pouvoir. - Mais on me fait une affaire capitale, on m'accuse
d'impiété. - Eh bien ! n'en accusa-t-on pas Socrate ? - Mais on pourra
me condamner. - Socrate ne fut-il pas condamné de même ? Mets-toi bien
dans la tête que la peine n'est jamais que là où est la faute. Il est
impossible que ces deux choses soient séparées. Ne te regarde donc point
comme malheureux. Qui fut le plus malheureux, à ton avis, de Socrate, ou
de ceux qui le condamnèrent ? Le danger n'est donc point pour toi, il
est tout entier pour tes juges, car tu ne peux mourir coupable, et ils
peuvent faire mourir un innocent.
XXXVI. Comme la médecine ordonne de changer d'air à ceux qui ont des
maladies chroniques, la philosophie l'ordonne de même à ceux qui ont des
habitudes invétérées que les lieux où elles sont nées ne peuvent que
fortifier.
XXXVII. Comment ne
ferions-nous pas de faux jugements ? C'est ce qu'on nous enseigne dès
notre enfance. Notre nourrice qui nous fait marcher, si nous venons à
heurter contre une pierre et à crier, au lieu de nous gronder, se met à
battre la pierre. Eh ! mon Dieu, qu'a fait cette pauvre pierre ? Etait-ce
à elle à deviner que nous la heurterions, et à changer de place ? Quand
nous sommes grands, si, lorsque nous venons du bain, nous ne trouvons
pas notre souper prêt, nous nous emportons, nous tempêtons, et notre
pédagogue, au lieu de réprimer cette fougue, se met à gronder aussi de
son côté, et à battre même le cuisinier. - Mon ami, t'a-t-on pris pour
être le pédagogue du cuisinier ou bien celui de l'enfant ? Modère donc
les emportements, et corrige les impatiences de ton disciple... Quand
nous sommes hommes faits et dans les charges, nous avons tous les jours
devant les yeux les mêmes exemples. Voilà pourquoi nous vivons et nous
mourons enfants. Qu'est-ce qu'être enfant ? De même que, dans la musique
et dans les lettres, on appelle enfant celui qui ne les sait pas ou qui
les sait mal, de même, dans la vie, on appelle enfant celui qui ne sait
pas vivre et qui n'a pas de saines opinions.
XXXVIII. La santé est un bien, la maladie est un mal. - Faux langage.
User bien de la santé, c'est un bien, en user mal, c'est un mal. User
bien de la maladie, c'est un bien, en user mal, c'est un mal. On tire le
bien de tout, et de la mort même. Ménécée, fils de Créon, n'en tira-t-il
pas un grand bien, quand il se sacrifia pour sa patrie ? Il témoigna sa
piété, sa magnanimité, sa fidélité, son courage. S'il avait été attaché
à la vie, il aurait perdu tout cela, et il aurait montré les vices
contraires : ingratitude, impiété, pusillanimité, infidélité, manque de
courage. Défaites-vous donc de vos dieux de boue, et, pour être libres,
ouvrez les yeux à la vérité.
XXXIX. Un maître de palestre m'exerce en pétrissant mon cou, mes
épaules, mes bras, et en m'ordonnant des exercices pénibles. «Lève ce
fardeau avec tes deux mains, me dit-il, et bien haut». Et plus le
fardeau est pesant, plus mes nerfs se fortifient. Il en est de même d'un
homme qui me maltraite et qui me dit des injures : il m'exerce à la
patience, à la douceur, à la clémence, exercice bien autrement utile que
les exercices corporels.
XL. J'ai un méchant voisin, un méchant père. Ils ne sont méchants que
pour eux, ils sont très bons pour moi, car ils exercent et fortifient ma
douceur, mon équité, ma patience. Voilà la verge de Mercure ; elle ne
changera pas en or tout ce que je toucherai, ce serait peu de chose ;
mais elle changera en biens tout ce qui passe pour des maux : la
maladie, la pauvreté, l'ignominie et la mort même.
XLI. Tu t'es ingurgité quelques préceptes de philosophie, et tu vas tout
de suite les enseigner. Que fais-tu là que vomir ce que tu n'as pas
digéré, comme un mauvais estomac vomit les viandes qu'il a prises.
Digère d'abord, mon ami, et fais-nous voir ensuite une transformation
dans ta partie maîtresse. - Mais un tel a ouvert une école, je veux en
ouvrir une aussi. - Vil esclave, est-ce par caprice ou par hasard qu'on
ouvre une école ? Il faut être d'âge mûr, avoir mené une certaine vie,
et y être appelé des dieux ; sans cela tu es un imposteur et un impie.
Tu ouvres une boutique de médecin, et tu as des onguents, mais tu ne
sais pas les appliquer, et tu en ignores l'usage.
XLII. Un de mes disciples, qui avait quelque penchant pour la
philosophie cynique, me demanda un jour ce que devait être le philosophe
de cette secte, et ce qu'il fallait faire pour y réussir. - Mon ami, lui
répondis-je, tout ce que je puis te dire, c'est que tout homme qui
entreprend une chose si grande, sans y être appelé des dieux, est aussi
fou que celui qui entrerait dans une grande maison pour s'y comporter en
maître, ou qu'un Thersite qui voudrait faire l'Agamemnon. - Mais je
m'accommoderai fort bien d'une guenille, d'un manteau tout rapiécé ; je
coucherai à terre ; je prendrai une besace et un bâton, et je dirai des
injures à tout le monde. - Mon ami, si c'est en cela que tu fais
consister cette philosophie, tu en juges fort mal. Le philosophe cynique
est un homme pénétré de pudeur, et qui ne craint pas de s'exposer
constamment à la vue des hommes, parce qu'il ne fait rien d'indécent.
C'est un homme envoyé des dieux pour réformer les hommes, et pour leur
apprendre par son exemple, que nu, sans bien, sans autre couvert que le
ciel, et sans autre lit que la terre, on peut être heureux ; un homme
qui traite les vicieux, quelque grands qu'ils soient, comme des esclaves
; un homme qui, maltraité, battu, aime et bénit ceux qui le battent et
qui le maltraitent ; un homme qui regarde tous les hommes comme ses
enfants, qui fait la ronde pour eux, qui l'avertit avec bonté et avec
tendresse, comme un père, comme un frère, et comme le ministre des dieux
mêmes ; un homme enfin que, malgré sa bassesse, les rois et les princes
ne peuvent regarder sans respect. Et c'est ainsi qu'Alexandre a
considéré Diogène.
XLIII. Hercule, éprouvé
par Eurysthée, ne se disait point malheureux et exécutait ce que ce
tyran lui ordonnait. Et toi, éprouvé par les dieux, par des dieux qui
t'ont créé, tu cries, tu te plains et tu te trouves malheureux ! Quelle
lâcheté ! quelle mollesse !
XLIV. On t'a condamné à l'exil. Y a-t-il un lieu au delà du monde où
l'on puisse m'envoyer ? Et partout où j'irai n'y trouverai-je pas un
ciel, un soleil, une lune, des étoiles ? N'y aurai-je pas des songes,
des augures ? Ne pourrai-je pas y entretenir un commerce avec les dieux
?
XLV. Un insolent demanda un jour à Diogène : «Es-tu ce Diogène qui croit
qu'il n'y a point de dieux ? - Je suis Diogène, lui répondit-il, et je
crois si bien qu'il y a des dieux, que je suis très persuadé qu'ils te
haïssent».
XLVI. Si tu considères bien les grandes vues du véritable philosophe et
les lumières de son esprit, tu le trouveras bien clairvoyant. Auprès de
lui, Argus lui même, avec tous ses yeux, ne te paraîtra qu'un aveugle.
XLVII. L'école du philosophe est comme la boutique du médecin. On n'y va
point pour avoir du plaisir, mais pour y éprouver une douleur salutaire.
L'un a une épaule démise, l'autre un abcès ; celui-là y porte une
fistule, celui-ci une plaie à la tête. Le plaisir les guérirait-il ?
XLVIII. Les dieux ont créé tous les hommes afin qu'ils soient heureux ;
ils ne sont malheureux que par leur faute.
XLIX. Ton ami, ton fils est parti, il t'a quitté, et tu pleures. Ne
savais-tu pas que l'homme est un voyageur ? Tu portes la peine de ta
folie. As-tu espéré que tu aurais toujours avec toi les objets de tes
plaisirs, et que tu jouirais toujours des lieux et des commerces qui te
sont agréables ? Qui est-ce qui te l'avait promis ?
L. Tu es fâché de quitter un si beau lieu ; tu gémis, tu pleures. Tu es
donc plus malheureux que les corbeaux et que les corneilles, car ils
changent de climat et passent les mers sans gémir et sans regretter ce
qu'ils ont quitté. - Mais ce sont des animaux sans raison. - Les dieux
ne t'ont-ils donc donné la raison que pour te rendre misérable ? As-tu
la prétention que les hommes soient comme des arbres plantés sur leurs
racines, et qu'ils ne changent jamais de lieu ? - Mais je perds mes
amis. - Eh ! le monde entier est plein d'amis, car les dieux, qui sont
tes amis et qui te protègent, le remplissent. Et il est plein d'hommes à
qui la nature t'a uni. Ulysse, qui a tant voyagé, n'a-t-il point trouvé
d'amis ? Hercule, qui a tant couru le monde, n'en a-t-il point trouvé ?
LI. Hercule ne s'affligeait point de laisser ses enfants orphelins, car
il savait qu'il n'y a point d'orphelins dans le monde, et que tous les
hommes ont partout un père qui a soin d'eux, et qui ne les abandonne
jamais.
LII. Le bonheur et le désir ne peuvent se trouver ensemble.
LIII. Tu veux vieillir, et tu ne veux voir mourir aucun de ceux que tu
aimes. C'est-à-dire que tu voudrais que tous tes amis soient immortels,
et que pour toi seul les dieux changent leurs lois et l'ordre du monde.
Cela est-il juste, et as-tu raison ?
LIV. Tu viens de recevoir des nouvelles de Rome, et te voilà dans la
tristesse et dans le deuil. Est-il possible que ce qui se passe à deux
cents lieues de toi te rende malheureux ? Eh ! dis-moi, je te prie, quel
mal peut-il t'arriver là où tu n'es point ?
LV. Quelle vie mènes-tu ? Après avoir bien dormi, tu te lèves quand il
te plaît, tu baîlles, tu t'amuses, tu te laves le visage. Après cela, ou
tu prends quelque mauvais livre, pour tuer le temps, ou tu écris quelque
bagatelle pour te faire admirer. Tu sors ensuite et tu vas faire des
visites, te promener et te divertir. Tu rentres, tu te mets au bain, tu
soupes, tu vas te coucher. Je ne révélerai point les mystères de ces
ténèbres, il n'est que trop aisé de les deviner. Avec ces moeurs d'un
épicurien et d'un débauché, tu parles comme Zénon et comme Socrate. Mon
ami, change de moeurs, ou change de langage. Celui qui usurpe faussement
le titre de citoyen romain est sévèrement puni. Et ceux qui usurpent le
grand titre de philosophe le feraient impunément ? Cela ne se peut, car
ce serait contraire à la loi immuable des dieux, qui veut que les peines
soient toujours proportionnées aux crimes.
LVI. Socrate aimait ses enfants, mais il les aimait en homme libre et en
homme qui se souvenait qu'il faut aimer les dieux plus que tout. Voilà
pourquoi il n'a jamais rien fait ni rien dit qui ne fût digne d'un homme
de bien, ni quand il se défendit devant ses juges, ni quand il se
condamna lui-même à une amende, ni quand il fut sénateur, ni quand il
alla à la guerre. Tandis que nous, tout nous est un prétexte de bassesse
et de lâcheté, un fils, une mère, un frère. Cependant nous devrions ne
nous rendre malheureux pour personne, mais, au contraire, faire servir
toutes les créatures à notre bonheur, et les dieux surtout qui nous ont
créés afin que nous soyons heureux.
LVII. Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme qui, si tu veux
l'écouter, te rendra libre bien plus sûrement que tous les préteurs.
LVIII. Celui qui se soumet aux hommes s'est auparavant soumis aux
choses.
LIX. Tu crains de nommer la mort, comme si c'était une chose de mauvais
augure. Il n'y a point de mauvais augure dans tout ce qui ne fait que
marquer une action de la nature. Mais la paresse, la timidité, la
lâcheté, l'impudence et tous les autres vices, voilà ce qui est de
mauvais augure. Et encore, pourvu qu'on évite la chose, on ne doit pas
craindre de prononcer le mot.
LX. L'homme de bien, le véritable sage, se souvenant toujours qui il
est, d'où il vient, et qui l'a créé, garde toujours son poste, et ne
cherche qu'à montrer son obéissance aux dieux, en leur disant : «Vous
voulez que je sois encore ici, j'y demeure. Vous voulez que j'en sorte,
j'en sors. Car, comme je n'y suis que pour vous, je n'en sors non plus
que pour vous, et j'ai toujours devant les yeux et vos commandements et
vos défenses».
LXI. Les dieux me laissent dans la pauvreté, dans la bassesse, dans la
captivité. Ce n'est point par haine pour moi, car où est le maître qui
haïsse un serviteur fidèle ? Ce n'est pas non plus par négligence, car
ils ne négligent pas les plus petites choses. Mais ils veulent
m'éprouver, ils veulent voir s'il y a en moi un bon soldat, un bon
citoyen ; enfin ils veulent que je leur serve de témoin auprès des
autres hommes.
LXII. A tous les plaisirs que tu avais dans ta patrie et que tu as
perdus, substitue celui-ci, de penser que tu obéis aux dieux et que tu
fais actuellement et réellement le devoir d'un homme de bien et d'un
homme sage. Quel grand avantage n'est-ce point de pouvoir te dire à
toi-même : «A l'heure qu'il est, les philosophes débitent de grandes
choses dans leurs écoles, ils expliquent tous les devoirs de l'homme de
bien, et moi je les pratique. Ce sont mes vertus qu'ils expliquent, ils
font mon panégyrique sans le savoir, car j'accomplis ce qu'ils louent et
ce qu'ils enseignent».
LXIII. Ni les victoires des jeux olympiques, ni celles que l'on remporte
dans les batailles, ne rendent l'homme heureux. Les seules qui le
rendent heureux, ce sont celles qu'il remporte sur lui-même. Les
tentations et les épreuves sont des combats. Tu as été vaincu une fois,
deux fois, plusieurs fois ; combats encore. Si tu es enfin vainqueur, tu
seras heureux toute ta vie, comme celui qui a toujours vaincu.
LXIV. Mon devoir, pendant que je suis en vie, c'est de remercier les
dieux de tout, de les louer de tout, soit en public, soit en
particulier, et de ne cesser de les bénir qu'en cessant de vivre.
LXV. Les dieux ne m'ont pas donné beaucoup de bien ; ils n'ont pas voulu
que je fusse dans l'abondance et que je vécusse dans les délices. Mais
qu'ai-je à me plaindre ? Ils ont traité de même Hercule, qui était leur
fils, et quel fils !
XVI. Chasse tes désirs, tes craintes, et il n'y aura plus de tyran pour
toi.
LXVII. Diogène a fort bien dit que le seul moyen de conserver sa
liberté, c'est d'être toujours prêt à mourir sans peine.
LXVIII. Le même Diogène écrivit au roi des Perses : «Il n'est pas plus
en ton pouvoir de réduire les Athéniens en servitude, que d'y réduire
des poissons. Un poisson vivra plus longtemps hors de l'eau, qu'un
Athénien dans l'esclavage».
LXIX. Il y a de petits et de grands esclaves. Les petits sont ceux qui
se rendent esclaves pour de petites choses, pour des dîners, pour un
logement, pour de petits services. Et les grands sont ceux qui se
rendent esclaves pour le consulat, pour des gouvernements de provinces.
Tu en vois devant qui on porte les haches et les faisceaux, et ces
derniers sont bien plus esclaves que les autres.
LXX. Pour juger si un homme est libre, ne regarde point à ses dignités ;
car, au contraire, plus il est élevé, plus il est esclave. - Mais,
diras-tu, j'en vois qui font tout ce qui leur plaît. - Je le veux bien.
Mais je t'avertis que c'est un esclave qui jouit pendant quelques jours
du privilège des saturnales, ou dont le maître est absent. Attends que
la fête soit passée, ou son maître revenu, et tu verras. - Qui est son
maître ? - C'est tout homme qui a le pouvoir de lui donner ou de lui
ôter ce qu'il désire.
LXXI. Il faut qu'un prince ait un mérite bien extraordinaire, quand on
ne s'attache à lui que pour l'amour de lui.
LXXII. Ne crains rien, ne désire rien, et nul homme n'aura pour toi rien
de terrible ni de formidable, non plus, qu'un cheval pour un autre
cheval, ni une abeille pour une autre abeille. Ne vois-tu pas que tes
désirs et tes craintes sont la garnison que tes maîtres entretiennent
dans ton coeur, comme dans une citadelle, pour t'assujettir ? Chasse
cette garnison, remets-toi en possession de ton fort, et tu seras libre.
LXXIII. Que font les voyageurs prudents quand ils entendent dire que les
chemins par où ils doivent passer sont pleins de voleurs ? Ils n'ont
garde de continuer seuls, leur route, mais ils attendent qu'ils puissent
se mettre à la suite d'un ambassadeur, d'un questeur ou d'un proconsul.
Et avec cette précaution, ils achèvent heureusement leur voyage. Le sage
fait de même dans ce monde. Tout y est plein de brigandage, de tyrannie,
de misère et de calamité. Comment passera-t-il seul sans périr ? Mais
qui attendra-t-il ? et à qui se joindra-t-il ? A un magistrat, à un
consul, à un préteur ? Mais ce sont les ennemis qu'il a le plus à
craindre. Il attend donc un compagnon sûr, fidèle et incapable d'être
surpris, et ce compagnon, ce sont les dieux. Il se joint donc à eux, il
marche avec eux, et il passe heureusement à travers tous les écueils de
cette vie.
LXXIV. Tu n'as rien que tu n'aies reçu. Celui qui t'a tout donné t'ôte
quelque chose ? Tu es non seulement fou, mais ingrat et injuste de lui
résister.
LXXV. Tu as obtenu le consulat et tu es gouverneur de province. Par qui
? par Félicion ? Et moi je ne voudrais pas vivre, s'il me fallait vivre
par le crédit de Félicion, et supporter son orgueil et son insolence
d'esclave. Car je sais ce que c'est qu'un esclave qui se croit heureux
et que sa fortune aveugle. - Mais toi, es-tu donc libre ? me diras-tu. -
Non, j'y travaille ; je n'y suis pas encore parvenu ; je ne puis encore
regarder mes maîtres d'un oeil ferme ; je suis encore attaché à mon
corps, et, tout estropié qu'il est, je veux le conserver ; je t'avoue
mon faible. Mais veux-tu que je te montre un homme véritablement libre ?
c'est Diogène. - D'où vient qu'il était si libre ? - C'est qu'il avait
coupé toutes les prises que la servitude pouvait avoir sur lui, il était
dégagé de tout, isolé de tous côtés, et rien ne tenait à lui. Vous lui
demandiez son bien, il le donnait ; son pied, il le donnait ; tout son
corps, il le donnait ; mais il était fortement attaché aux dieux, et ne
le cédait à personne en obéissance, en respect, en soumission pour ce
souverain maître. Voilà d'où venait sa liberté. - Mais, dis-tu, voilà
l'exemple d'un homme seul, qui n'avait rien qui l'attachât au monde. -
Veux-tu donc l'exemple d'un homme qui ne fût pas seul ? Socrate avait
femme et enfants, et il n'était pas moins libre que Diogène ; parce que,
comme Diogène, il avait tout soumis à la loi et à l'obéissance qui est
due à la loi.
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Entretiens - livre IV
I. Qui voudrait
délibérément vivre dans le crime, dans l'injustice, dans l'illusion,
dans les frayeurs, dans l'angoisse, toujours envieux, toujours jaloux,
toujours plaintif, toujours timide, toujours frustré dans ses désirs et
toujours livré à ses craintes ? Personne. Il n'y a donc point de méchant
qui ne fasse tout ce qu'il ne veut pas, et par conséquent point de
méchant qui soit libre.
II. Quoi ! chétif philosophe, me dit un grand seigneur qui se pique
d'être libre et indépendant, tu oses me dire esclave, moi dont les
ancêtres ont été libres ? Moi qui suis sénateur, qui ai été consul, et
qui me vois le favori du prince ? - Grand sénateur, prouvez-moi que vos
ancêtres n'ont pas été dans le même esclavage que vous. Mais je le veux,
ils ont été généreux, et vous êtes lâche, intéressé, timide ; ils ont
été tempérants, et vous vivez dans une débauche affreuse. - Qu'est-ce
que cela fait à la liberté ? - Beaucoup : car appelez-vous être libre,
faire tout ce qu'on ne veut pas ? - Mais je fais tout ce que je veux, et
personne ne peut me forcer que l'empereur, mon maître, qui est maître de
tout. - Grand consul, nous venons de tirer de votre bouche cette
confession que vous avez un maître qui peut vous forcer. Qu'il soit
maître de tout le monde, cela ne vous laisse que la triste consolation
d'être esclave dans une grande maison et parmi des millions d'autres
esclaves.
III. Le sage sauve sa vie en la perdant.
IV. Si Socrate, dis-tu, se fût sauvé, il aurait encore été utile aux
hommes. - Eh ! mon ami, ce que Socrate dit et fit en refusant de se
sauver et en mourant pour la justice, nous est bien plus utile que tout
ce qu'il aurait dit et fait après s'être sauvé.
V. Pour gagner une liberté qui n'est que fausse, des hommes s'exposent
aux plus grands dangers : ils se jettent dans la mer, ils se précipitent
des plus hautes tours. On a vu des villes entières se brûler
elles-mêmes. Et toi, pour acquérir une liberté véritable, sûre, et que
rien ne pourra te ravir, tu ne prendras aucun soin ? tu ne te donneras
pas la moindre peine ?
VI. Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu
désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession, que tu
auras mêmes inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes craintes,
mêmes désirs. Le bonheur ne consiste point à acquérir et à jouir, mais à
ne pas désirer. Car il consiste à être libre.
VII. Au lieu de faire la cour à un vieillard riche, fais-la à un sage.
Ce commerce ne te fera point rougir, et tu ne te retireras jamais
d'auprès de lui les mains vides. Si tu ne veux pas me croire, essaie.
Cet essai n'est point honteux.
VIII. Que les reproches et les railleries de tes amis ne t'empêchent pas
de changer de vie. Aimes-tu mieux demeurer vicieux et leur plaire, que
de leur déplaire en devenant vertueux ?
IX. Comme la moindre distraction d'un pilote peut faire périr un
vaisseau, la moindre petite négligence de notre part, le moindre défaut
d'attention peut nous faire perdre tout le progrès que nous avons fait
dans l'étude de la sagesse. Veillons donc. Ce que nous avons à conserver
est plus précieux qu'un vaisseau chargé d'or. C'est la pudeur, la
fidélité, la constance, la soumission aux ordres des dieux, l'exemption
de douleur, de trouble, de crainte, en un mot, la véritable liberté.
X. L'un demande le tribunat, l'autre le commandement des armées, et moi
je demande la pudeur et la modestie, car je suis libre et l'ami des
dieux, et je leur obéis de tout mon coeur. Il faut donc que je ne fasse
cas ni du corps, ni des biens, ni des dignités, ni de la réputation, ni
d'aucune chose étrangère. Car les dieux ne veulent point que j'en fasse
cas. S'ils l'avaient voulu, ils auraient fait que toutes ces choses
eussent été des biens pour moi ; et, puisqu'ils ne l'ont pas fait, ce ne
sont donc pas des biens, et il faut que j'obéisse à leurs ordres.
XI. Souviens-toi que le désir des honneurs, des dignités, des richesses,
n'est pas le seul qui nous rende esclaves et soumis ; mais aussi le
désir du repos, du loisir, des voyages, de l'étude. En un mot, toutes
les choses extérieures, quelles qu'elles soient, nous rendent sujets
quand nous les estimons.
XII. Le propre du vrai bonheur, c'est de durer toujours, et de ne
pouvoir être traversé par aucun obstacle. Tout ce qui n'a point ces deux
caractères n'est pas le vrai bonheur.
XIII. J'examine les hommes, ce qu'ils disent, ce qu'ils font, non pour
les blâmer ou pour m'en moquer, mais je m'en fais l'application à
moi-même, en disant : «Commets-je les mêmes fautes ? Quand cesserai-je ?
Quand me corrigerai-je ? Il n'y a que peu de temps que je faisais comme
ces gens-là. Je ne pèche plus de même, grâces en soient rendues aux
dieux».
XIV. Que je suis malheureux ! Je n'ai pas le temps d'étudier et de lire.
- Mon ami, pourquoi étudies-tu ? N'est-ce que pour une vaine curiosité ?
Si cela est, tu es en effet très misérable. Mais l'étude ne doit être
qu'une préparation à la bonne vie. Commence donc aujourd'hui à bien
vivre. Partout tu peux faire ton devoir, et les occasions instruisent
mieux que les livres.
XV. Aie toujours devant les yeux ces maximes générales : Qu'est-ce qui
est à moi ? Qu'est-ce qui n'est pas à moi ? Qu'est-ce qui m'a été donné
? Qu'est-ce que les dieux veulent que je fasse ? Qu'est-ce qu'ils
veulent que je ne fasse pas ? Jusqu'ici ils t'ont fait jouir d'un grand
loisir ; ils t'ont donné le temps de t'entretenir avec toi-même, de
lire, de méditer, d'écrire sur ces grandes matières et de t'y préparer.
Ce temps-là a dû te suffire. Présentement ils te disent : «Viens,
combats, montre ce que tu as appris, fais voir si tu es un athlète digne
de noue, un athlète digne d'être couronné, ou si tu es de ces vils
athlètes qui courent le monde, et qui sont vaincus partout».
XVI. Si tu dis qu'on est heureux d'être à Rome, d'être à Athènes, tu es
perdu, car ou bien tu te trouveras malheureux de n'y pouvoir retourner,
ou, si tu y retournes, tu seras transporté d'une joie qui te sera
funeste. Défais-toi donc de ces exclamations : «Que Rome est une belle
ville ! Qu'Athènes est une belle ville !» Oui, mais la félicité est
encore plus belle. Il y a tant d'embarras à Rome, il faut y faire la
cour à tant de gens ! Ne devrais-tu pas être ravi de pouvoir changer
pour la félicité tant d'embarras et tant de peines ?
XVII. Crois-tu que je t'appellerai laborieux quand tu passeras les nuits
entières à étudier, à travailler, à lire ? Non, sans doute. Je veux
savoir à quoi tu appliques cette étude et ce travail. Car je n'appelle
pas laborieux un homme qui veille toute la nuit pour voir sa maîtresse :
je dis qu'il est amoureux. Si tu veilles pour la gloire, je t'appelle
ambitieux. Si c'est pour gagner de l'argent, je t'appelle intéressé,
avare. Mais si tu veilles pour cultiver et former ta raison, et pour
t'accoutumer à obéir à la nature et à remplir tes devoirs, alors
seulement je t'appelle laborieux, car voilà le seul travail digne de
l'homme.
XVIII. Les véritables jours de fête pour toi sont ceux où tu as surmonté
une tentation, et où tu as chassé loin de toi, ou du moins affaibli,
l'orgueil, la témérité, la malignité, la médisance, l'envie, l'obscénité
des paroles, le luxe ou quelque autre des vices qui te tyrannisent. Cela
mérite bien plus que tu fasses des sacrifices, que si tu avais obtenu le
consulat ou le commandement d'une armée.
XIX. Le sage attend toujours des méchants plus de mal qu'il n'en reçoit.
Un tel m'a dit des injures ; je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas
battu. Il m'a battu, je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas blessé.
Il m'a blessé, je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas tué.
XX. Le cheval est-il malheureux de ne pouvoir pas chanter ? Non, mais de
ne pouvoir courir. Le chien est-il malheureux de ne pouvoir voler ? Non,
mais de n'avoir point de sentiment. L'homme est-il malheureux de ne
pouvoir étrangler des lions et faire des choses extraordinaires ? Non,
car il n'a pas été créé pour cela. Mais il est malheureux quand il a
perdu la pudeur, la bonté, la fidélité, la justice, et que les divins
caractères, que les dieux avaient imprimés dans son âme, sont effacés.
XXI. De qui est cette
médaille ? De Trajan ? Je la reçois et je la conserve. De Néron ? Je la
rejette et je l'abhorre. Fais de même pour tous les bons et tous les
méchants. Qu'est celui-là ? C'est un homme doux, sociable, bienfaisant,
patient, ami des hommes. Je le reçois, je le fais mon concitoyen, mon
voisin, mon ami, mon compagnon, mon hôte. Et celui-ci, qu'est-il ? C'est
un homme qui a quelque chose de Néron ; il est emporté, malfaisant,
implacable, il ne pardonne jamais. Je le rejette. Pourquoi m'as-tu dit
que c'était un homme ? Un homme emporté, vindicatif, colère, n'est pas
plus un homme qu'une pomme de cire n'est une pomme. Elle n'en a que la
figure et la couleur.
XXII. Nous écrivons de belles maximes ; mais en sommes-nous bien
pénétrés, et les mettons-nous en pratique ? Et ce qu'on disait des
Lacédémoniens, qu'ils étaient des lions chez eux et des singes à Ephèse,
ne convient-il pas à la plupart de nous autres philosophes ? Nous sommes
des lions dans notre auditoire, et des singes dans le public.
XXIII. Il est naturel et juste que celui qui s'applique tout entier à
une chose y réussisse, et qu'il ait de l'avantage sur celui qui ne s'y
applique point. Un tel ne travaille toute sa vie qu'à amasser du bien et
à obtenir des honneurs : dès qu'il est levé, il se demande comment il
pourra faire sa cour à un domestique du prince et à un baladin qui en
est aimé ; il rampe devant eux, il les flatte, il leur fait des
présents. Dans ses prières et dans ses sacrifices, il ne demande aux
dieux que de leur plaire. Tous les soirs, il fait son examen de
conscience : «En quoi ai-je manqué ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je omis de ce
que je devais faire ? Ai-je manqué de dire à mon seigneur telle
flatterie qui lui aurait bien plu ? Ai-je laissé échapper imprudemment
quelque vérité qui ait pu lui déplaire ? Ai-je omis d'applaudir à ses
défauts et de louer telle injustice, telle mauvaise action qu'il a faite
?» Si par hasard il lui a échappé une parole digne d'un homme de bien et
d'un homme libre, il se gronde, il en fait pénitence et se croit perdu.
Voilà comme il travaille à son intérêt, comme il amasse du bien. Et toi
tu ne fais la cour à personne, tu ne flattes personne, tu cultives ton
âme, tu travailles à acquérir de saines opinions ; ton examen de
conscience est bien différent de celui du premier. Tu te demandes :
«Ai-je négligé quelque chose de ce qui contribue à la félicité, et qui
plaît aux dieux ? Ai-je commis quelque chose contre l'amitié, la
société, la justice ? Ai-je omis de faire ce que doit faire un homme de
bien ?» Avec des désirs si opposés, des sentiments si contraires et une
application si différente, comment es-tu fâché de ne pas égaler le
premier dans ces biens de la fortune ? D'où vient que tu le regardes
d'un oeil d'envie ? Car il est bien sûr que, pour lui, il ne t'envie
point. Cela vient de ce que le premier, plongé dans l'aveuglement et
dans l'ignorance, est fortement persuadé qu'il jouit des véritables
biens, et que toi tu n'es encore ni assez éclairé, ni assez ferme dans
tes principes, pour bien voir et bien sentir que tout le bonheur est de
ton côté.
XXIV. Les dieux m'ont donné la liberté, et je connais leurs
commandements. Personne ne peut donc plus me réduire en servitude, car
j'ai le libérateur qu'il me faut, j'ai les juges qu'il me faut.
XXV. J'aime toujours mieux ce qui arrive ; car je suis persuadé que ce
que les dieux veulent est meilleur pour moi que ce que je veux. Je
m'attache donc à eux, je les suis, je règle sur eux mes désirs, mes
mouvements, mes volontés, mes craintes. En un mot, je ne veux que ce
qu'ils veulent.
XXVI. Qu'est-ce qui rend
un tyran formidable ? Ce sont ses huissiers, ses satellites armés
d'épées et de piques. Mais qu'un enfant les approche, il ne les craint
point. D'où vient cela ? C'est qu'il ne connaît pas le danger. Et toi,
tu n'as qu'à le connaître et à le mépriser.
XXVII. Quand j'entends appeler quelqu'un heureux, parce qu'il est favori
du prince, je demande d'abord ce que cela lui a rapporté. - Il a obtenu
un gouvernement de province. - Mais a-t-il obtenu en même temps tout ce
qu'il faut pour la bien gouverner ? - Il a eu une préture. - Mais a-t-il
tout ce qu'il faut pour être préteur ? Ce ne sont pas les dignités qui
rendent heureux, c'est de les bien remplir et d'en faire un bon usage.
XXVIlI. On jette dans le public des figues et des noisettes. Les enfants
se battent pour les ramasser. Mais les hommes n'en font aucun cas. On
distribue des gouvernements de province ; voilà pour les enfants. Des
prétures, des consulats ; voilà pour les enfants. Ce sont pour moi des
figues et des noisettes. Il m'en tombe par hasard une sur ma robe, je la
reçois et je la mange. C'est tout ce qu'elle vaut ; mais je ne me
baisserai point pour la ramasser, et je ne pousserai personne.
XXIX. Tu ne penses qu'à habiter dans des palais, qu'à avoir autour de
toi une foule d'officiers qui te servent ; qu'à être vêtu magnifiquement
; qu'à avoir des équipages de chasse, des musiciens et des troupes de
comédiens. Est-ce que je t'envie rien de tout cela ? Mais as-tu cultivé
ta raison ? As-tu tâché d'acquérir de saines opinions ? T'es-tu attaché
à la vérité ? Pourquoi es-tu donc fâché que j'aie quelque avantage sur
toi dans une chose que tu as négligée ? - Mais cette chose-là est très
grande et très précieuse. - Tant mieux que tu le sentes. Eh ! qu'est-ce
qui t'empêche de t'y appliquer ? Au lieu de ces chasseurs, de ces
musiciens, de ces comédiens, aie autour de toi des gens sages. Qui peut
avoir plus de loisir, plus de livres, plus de maîtres que toi ?
Commence, donne une petite partie de ton temps à ta raison. En un mot,
choisis. Si tu continues de ne t'adonner qu'à ces choses extérieures, tu
auras certainement des meubles plus rares et plus magnifiques qu'un
autre ; mais ta pauvre raison, ainsi négligée, sera bien bornée, bien
sale, bien horrible.
XXX. Pourquoi les hommes ne jugent-ils pas de la philosophie, comme ils
jugent de tous les arts ? qu'un ouvrier fasse mal son ouvrage, on ne
s'en prend qu'à lui, on dit que c'est un mauvais ouvrier, et on ne
décrie pas son art. Mais qu'un philosophe fasse une faute, on n'a garde
de dire : «C'est un méchant philosophe, ce n'est pas un philosophe» ;
mais on dit : «Voyez ce que c'est que les philosophes ; la philosophie
n'est bonne à rien». D'où vient cette injustice ? Elle vient de ce qu'il
n'y a point d'art que les hommes ne connaissent et ne cultivent mieux
que la philosophie, ou plutôt elle vient de ce que les passions
n'aveuglent point les hommes sur les arts, qui les flattent ou qui leur
sont utiles, et qu'elles les aveuglent sur ce qui les gêne, les condamne
et les combat.
XXXI. Se croit-on musicien pour avoir acheté un livre de musique, un
violon et un archet ? Se croit-on maréchal, pour avoir un bonnet et un
tablier de cuir ? Mais tu te crois philosophe pour avoir une longue
barbe, une besace, un bâton et un manteau. Mon ami, l'habit est
convenable à l'art ; mais le nom, c'est l'art qui le donne et non pas
l'habit.
XXXII. Souviens-toi de ce que disait Euphratès, qu'il s'était fort bien
trouvé d'avoir longtemps caché qu'il était philosophe ; car, outre qu'il
s'était convaincu par là qu'il ne faisait rien pour être vu des hommes,
et qu'il faisait tout pour les dieux et pour lui, il avait eu la
consolation que, comme il combattait seul, il s'exposait aussi tout
seul, et n'exposait ni son prochain, ni la philosophie par les fautes
qui auraient pu lui échapper, et enfin qu'il avait eu ce plaisir secret
d'être plutôt reconnu philosophe à ses actions qu'à ses habits.
XXXIII. Il y a des gens si aveugles qu'ils ne prendraient pas Vulcain
même pour un bon forgeron, s'il n'avait un bonnet. Quelle sottise donc
de se plaindre de n'être pas connu d'un si sot juge que le public, qui
ne discerne les hommes qu'à l'enseigne ! C'est ainsi que Socrate était
inconnu à la plupart des hommes. Ils allaient à lui pour le prier de les
mener à quelque philosophe, et il les y menait. S'est-il jamais plaint
de ce qu'on ne le prenait pas pour philosophe lui-même ? Non, il n'avait
point d'enseigne, et il était ravi d'être philosophe sans le paraître.
Qui est-ce qui l'a jamais été plus que lui ? Sois de même : que la
philosophie ne paraisse chez toi que par ses actions.
XXXIV. Mon ami, exerce-toi longtemps contre les tentations, contre les
désirs ; observe tous tes mouvements, et vois si ce ne sont pas les
appétits d'un malade, ou d'une femme, qui a les pâles couleurs. Cherche
à être longtemps caché. Ne philosophe que pour toi. C'est ainsi que
naissent les fruits. La semence est longtemps enfouie et cachée dans la
terre ; elle croît peu à peu pour parvenir à sa maturité. Mais, si elle
porte un épi avant que sa tige soit nouée, elle est imparfaite, et ce
n'est qu'une plante du jardin d'Adonis. Le désir de la vaine gloire t'a
fait paraître avant le temps, le froid ou le chaud t'ont tué. Tu sembles
vivant, parce que ta tête fleurit encore un peu ; mais tu es mort, car
tu es séché par la racine.
XXXV. La soif d'un fébricitant est bien différente de la soif d'un homme
sain. Celui-ci n'a pas plus tôt bu, qu'il est content, et que sa soif
est apaisée. Mais l'autre, après avoir eu un moment de plaisir, a des
maux de coeur ; l'eau, chez lui, se convertit en bile ; il vomit, il a
des tranchées, et sa soif en devient plus ardente. Il en est de même de
celui qui a des richesses avec cupidité, qui a des charges avec
cupidité, qui possède une belle femme avec cupidité. Voilà la soif du
fébricitant. De là naissent les jalousies, les craintes, les paroles
sales, les désirs impurs, les actions obscènes. Mon ami, tu étais
autrefois si sage, si plein de pudeur ! Que sont devenues cette pudeur
et cette sagesse ? Au lieu de lire les ouvrages de Chrysippe et de
Zénon, tu ne lis que des livres abominables, les livres d'Aristide et d'Evénus.
Au lieu d'admirer Socrate et Diogène, et de suivre leur exemple, tu
n'admires et tu n'imites que ceux qui savent corrompre et abuser les
femmes, tu veux être beau, tu te pares, tu te fardes même pour le
devenir s'il était possible, tu as des habits magnifiques et tu te
ruines en essences et en parfums. Reviens à toi, combats contre
toi-même, reprends possession de ta pudeur, de ta dignité, de ta liberté
; en un mot, redeviens un homme. J'ai connu un temps où si l'on t'avait
dit : «Un tel rendra Epictète adultère, il lui fera porter de tels
habits, et l'obligera à paraître parfumé», tu aurais volé aussitôt à mon
secours, et je pense que tu l'aurais tué. Il ne s'agit ici de tuer
personne ; il ne faut que rentrer en toi-même, te parler à toi-même.
N'es-tu pas plus capable que personne de te persuader ? Commence par
condamner ce que tu as fait. Mais hâte-toi, avant que le torrent ne
t'ait entraîné.
XXXVI. Ne te décourage point, et imite les maîtres d'exercice, qui, dès
qu'un jeune homme est terrassé, lui ordonnent de se relever et de
combattre encore. Parle de même à ton âme. Il n'est rien de plus souple
que l'âme de l'homme ; il ne faut que vouloir, et tout est fait. Mais si
tu te relâches, tu es perdu ; tu ne te relèveras de ta vie : ta perte et
ton salut sont en toi.
XXXVII. Dans quelle occupation veux-tu que la mort te surprenne ? Pour
moi, je voudrais qu'elle me surprît dans une action digne de l'homme,
grande, généreuse et utile au public. Ou plutôt je voudrais qu'elle me
trouvât occupé à me corriger moi-même, et attentif à tous mes devoirs,
afin que dans ce moment je fusse en état de lever au ciel mes mains
pures, et de dire aux dieux : «Toutes les facultés que j'ai reçues de
vous pour connaître votre providence et pour lui être entièrement
soumis, je ne les ai jamais négligées ; autant que je l'ai pu, j'ai
tâché de ne pas vous déshonorer. Voilà l'usage que j'ai fait de mes
sens, de mes opinions. Je ne me suis jamais plaint de vous ; je n'ai
jamais été fâché d'aucune des choses que vous m'avez envoyées ; je
n'aurais pas voulu la changer. Je n'ai violé aucune des liaisons que
vous m'avez données. Je vous rends grâces de ce que vous m'avez créé.
J'ai usé de vos biens tant que vous l'avez permis ; vous voulez me les
retirer, je vous les rends, ils sont à vous, disposez-en comme il vous
plaira. Je me remets moi-même entre vos mains».
XXXVIII. Il dépend de toi de faire un bon usage de tous les événements.
Ne me dis donc plus : «Qu'est-ce qui arrivera ?» Que t'importe ce qui
arrive, puisque tu peux en bien user, et que tout accident, quel qu'il
soit, peut devenir un bonheur insigne ? Hercule a-t-il jamais dit :
«Qu'un grand lion, qu'un sanglier énorme, ne se présentent point devant
moi ! Que je n'aie point à combattre des hommes monstrueux et féroces !»
De quoi te mets-tu en peine ? Si un sanglier épouvantable s'offre à toi,
le combat sera plus grand et plus glorieux. Si tu trouves en ton chemin
des hommes prodigieux et intraitables, tu auras plus de mérite à en
purger l'univers. - Mais si je meurs ? - Eh bien ! tu mourras en faisant
l'action d'un héros. Que veux-tu davantage ?
XXXIX. On ne donne ici rien pour rien. Tu veux parvenir au consulat ? Il
te faut briguer, prier, solliciter, baiser la main de celui-ci, de
celui-là, pourrir à sa porte, faire mille bassesses et mille indignités,
envoyer tous les jours de nouveaux présents. Et qu'est-ce qu'être consul
? C'est faire porter devant soi douze faisceaux de verges, s'asseoir
trois ou quatre fois dans un tribunal, donner des jeux et des festins
aux peuples, voilà tout. Et pour être libre de passions et de trouble,
pour avoir de la constance et de la magnanimité, pour pouvoir dormir en
dormant et veiller en veillant, pour n'avoir ni angoisse, ni crainte, tu
ne veux rien donner, tu ne veux prendre aucune peine ? Juge toi-même si
tu as raison.
XL. Ce que la pureté est pour l'âme, la propreté l'est pour le corps. La
nature elle-même t'enseigne la propreté. Comme il n'est pas possible
que, quand tu as mangé, il ne reste quelque chose dans tes dents, elle
te fournit de l'eau, et t'ordonne de te laver la bouche, afin que tu
sois un homme, et non pas un singe ou un pourceau. Elle te donne un
bain, de l'huile, du linge, des étrilles et de la soude, contre la sueur
et la crasse qui s'attachent à ta peau. Si tu ne t'en sers pas, tu n'es
plus un homme. N'as-tu pas soin de ton cheval que tu fais étriller, de
ton chien que tu fais peigner, frotter et nettoyer ? Ne traite donc pas
ton corps plus mal que ton cheval ou que ton chien : lave-le,
nettoie-le, fais en sorte que personne ne te fuie ; car qui est-ce qui
ne fuit pas un homme sale et qui sent mauvais ? Mais si tu veux être
malpropre et puant, sois-le donc seul et jouis de ta saleté ; quitte la
ville, va dans un désert, et n'empoisonne pas tes voisins, tes amis. Tu
n'es qu'ordure, et tu oses venir avec nous dans les temples, où il est
défendu de cracher et de se moucher.
XLI. Si un philosophe malpropre, négligé et horrible comme un criminel
qui sort d'un cachot, me débite ses belles maximes, comment
m'attirera-t-il ? Comment me fera-t-il aimer la philosophie, qui laisse
un homme en cet état ? Je ne puis pas même me décider à l'entendre, et
pour rien au monde je ne m'attacherais à lui. Ayons donc de la propreté
et de la décence. Je dis la même chose des disciples. Pour moi, j'aime
beaucoup mieux qu'un jeune homme qui veut s'adonner à la philosophie
vienne m'entendre bien propre et mis décemment, que s'il y venait
malpropre, les cheveux gras et mal peignés. Car par là je juge qu'il a
quelque idée du beau et qu'il se porte à ce qui est séant et honnête. Il
a soin de la beauté qu'il connaît. Ainsi on peut espérer qu'il aura soin
aussi de celle qu'on lui fera connaître, de cette beauté intérieure qui
consiste à faire usage de sa raison, et auprès de laquelle la beauté du
corps n'est que laideur. Mais si un homme vient sale, hideux, couvert de
crasse et d'ordure, les cheveux non peignés et mêlés, et la barbe
jusqu'à la ceinture, que puis-je lui dire pour lui faire connaître la
beauté dont il n'a aucune idée ? C'est un pourceau qui préférera
toujours son bourbier à la plus belle fontaine.
XLII. Tu cesses pour un moment d'avoir de l'attention sur toi-même, et
tu te flattes que tu la reprendras quand il te plaira. Tu te trompes.
Une légère faute négligée aujourd'hui te précipitera demain dans une
plus grande, et cette négligence répétée formera enfin une habitude que
tu ne pourras plus corriger.
XLIII. Tout ce qu'on peut remettre utilement, peut être abandonné plus
utilement encore.
XLIV. L'attention est nécessaire à tout, jusque dans les plaisirs même.
As-tu vu quelque chose dans la vie où la négligence fasse qu'on s'en
acquitte mieux ?
XLV. Tu ne fais pas la cour à un tel qui est si puissant. - Qu'il soit
si puissant qu'il voudra, est-ce là mon affaire, et suis-je né pour lui
faire la cour ? N'ai-je pas à qui plaire, à qui obéir, à qui être soumis
? aux dieux et à ceux qui sont après eux.
XLVI. Notre bien et notre mal ne sont que dans notre volonté.
XLVII. Il n'y a point de science, point d'art qui ne méprise l'ignorance
et les ignorants. La philosophie sera-t-elle donc la seule qui en fasse
quelque cas, et qui se laisse ébranler par leurs reproches et par leurs
faux jugements ?
XLVIII. Il est impossible que je ne commette pas des fautes, mais il est
très possible que j'aie une attention continuelle pour m'empêcher d'en
commettre. Et c'est toujours beaucoup que cette attention non
interrompue en diminue le nombre, et nous en épargne quelques-unes.
XLIX. Quand tu dis que tu te corrigeras demain, sache bien que c'est
dire qu'aujourd'hui tu veux être impudent, débauché, lâche, emporté,
envieux, injuste, intéressé, perfide. Vois combien de maux tu te
permets. - Mais demain je serai un autre homme - Pourquoi pas plutôt
aujourd'hui ? Commence aujourd'hui à te préparer pour demain, autrement
tu remettras encore.
L. Un homme t'a confié son secret, et tu crois qu'il est honnête, juste
et poli de lui confier aussi le tien. Tu es un étourdi, un sot.
Souviens-toi de ce que tu as vu pratiquer si souvent. Un soldat, en
habit bourgeois, va s'asseoir près d'un citoyen, et, après quelques
propos, il se met à dire du mal de César. Le citoyen, gagné par cette
franchise, et croyant avoir le secret du soldat pour gage de sa
fidélité, lui ouvre son coeur et se plaint du prince, et le soldat, se
montrant ce qu'il est, le traîne en prison. Voilà ce qui arrive tous les
jours. Celui qui t'a confié son secret n'a souvent que le masque et
l'habit d'un honnête homme. D'ailleurs ce n'est point confiance, c'est
intempérance de langue ; ce qu'il te dit à l'oreille, il le dit à tous
les passants. C'est un tonneau percé, il ne gardera pas plus ton secret
qu'il n'a gardé le sien propre.
LI. Montre-toi que tu as de la pudeur, de la fidélité, de la constance,
et que tu n'es pas un tonneau percé, et je n'attendrai pas que tu me
confies ton secret, je serai le premier à te prier d'entendre le mien.
Car qui n'est pas ravi de trouver un vaisseau si net, si propre, si sûr
? Et qui refuse un dépositaire qui est en même temps un conseiller qui
nous veut du bien, et qui est fidèle ? Qui donc ne recherche pas et ne
reçoit pas avec un très grand plaisir un confident charitable, qui prend
part à toutes nos faiblesses et qui nous aide à porter notre fardeau ?
LII. Tu vois un homme curieux, et empressé après des choses étrangères
qui ne sont point en notre pouvoir ; sois bien sûr qu'il est causeur et
qu'il ne taira jamais ton secret. Il ne faudra point approcher de lui la
poix ardente, ni la roue pour le faire parler. Un clin d'oeil d'une
fille, la moindre caresse d'un courtisan, l'espérance d'une dignité,
d'une charge, l'envie d'avoir un legs dans un testament, et mille autres
choses semblables lui arracheront ton secret, et sans beaucoup de peine.
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