Sommaire                                                Warren Buffet : L'homme qui se joue des krachs
Marchés financiers

 

  Malgré ses allures de M. Tout-le-Monde, le milliardaire américain Warren Buffett a su éviter les errements qui provoquent aujourd'hui la débâcle des marchés boursiers. Mais comment fait-il?

 

Plus encore que celui de sa naissance, l'anniversaire que Warren Buffett aime célébrer est celui de sa conception: le 30 novembre 1929. L'homme qui a bâti l'une des plus colossales fortunes du siècle à coups de placements boursiers adore rappeler qu'il fut conçu quelques jours après le grand krach de 1929. Son père, petit courtier en actions du Nebraska, se retrouva du jour au lendemain au chômage, obligé de passer ses journées dans une maison où il n'y avait pas encore la télévision. Soixante-treize ans plus tard, Warren Buffett est bien le seul financier américain à se réjouir lorsque Wall Street plonge - moins 9,3% du 1er au 26 juillet. La crise boursière de ces derniers mois le laisse de marbre. L'éclatement de la bulle Internet? La faillite d'Enron ou de WorldCom? Les révélations en cascade sur les manipulations des comptes de grandes firmes américaines (Qwest, Tyco, Xerox)? Le gourou de la finance ricane! De son quartier général d'Omaha, dans la grande plaine du Middle West, il observe toute cette agitation avec la délectation de celui qui avait raison avant tout le monde.

Depuis des années, Warren Buffett dénonce les pratiques comptables scandaleuses du capitalisme américain, fustige les grands patrons qui s'octroient des salaires mirobolants et des plans de stock-options délirants. Le 4 mai dernier, l'assemblée générale de Berkshire Hathaway, son fonds d'investissement, qui se tient chaque printemps dans sa ville natale, a rassemblé la foule des grands jours: 13 000 actionnaires se sont pressés pour écouter celui qui mérite plus que jamais son surnom d' «Oracle d'Omaha». Pendant six heures, ils ont bu ses paroles, dans un mélange de ferveur religieuse et de bonne humeur à l'américaine. L'affluence est d'autant plus grande que l'homme ne sort de sa tanière qu'une fois par an. Le reste du temps, il travaille seul dans son bureau de Kiewit Plaza, entouré seulement d'une douzaine de collaborateurs discrets comme des ombres. La photo de celui qui possède la deuxième fortune des Etats-Unis, après Bill Gates, n'apparaît jamais dans les pages people des magazines. Le seul membre de la famille que l'on y aperçoit de temps à autre est son fils, Peter, compositeur de musique New Age: c'est à lui que l'on doit la musique du film Danse avec les loups.

Milliardaire aux goûts d'Américain moyen, Warren Buffett n'a jamais quitté sa ville natale et vit toujours dans la maison où il s'est installé en 1958, lorsque sa femme attendait leur troisième enfant. Il venait alors de créer son premier fonds d'investissement, Buffett Partnership, grâce à quelques voisins qui lui avaient confié la gestion de leurs économies. Les dollars accumulés en appliquant à la lettre les principes d'investissement de son professeur à Columbia, Benjamin Graham, n'ont rien changé à son mode de vie. Il se nourrit de hamburgers et de cherry Coke, une variété de Coca-Cola aromatisée à la cerise. Jamais un verre de vin, ni café ni alcool. Sa seule et unique passion, c'est la science du placement. En 1970, après avoir liquidé son premier fonds, il en crée un nouveau, sous le nom de Berkshire Hathaway, dont il possède aujourd'hui très exactement un tiers du capital (le reste est dans le public). Cotée à la Bourse de New York sous le sigle BRKa, c'est l'action la plus chère du monde: 61 000 dollars pièce! La capitalisation boursière du fonds s'élevant à environ 81 milliards de dollars, la fortune de Buffett se chiffre donc à 27 milliards. Il n'a jamais vendu une seule de ses parts et ne possède rien d'autre: ni chalet à Aspen, ni yacht à Newport, ni voiture de sport, ni tableau de maître, ni aucune autre forme de placement. Depuis ses débuts, ce M. Tout-le-Monde aux grosses lunettes de myope et aux cravates démodées a toujours placé ses propres économies dans le fonds, au nom d'un principe simple: le meilleur potage est celui que l'on prépare soi-même.

Les principes qui guident l'action du Forrest Gump de la finance continuent de fasciner l'Amérique. Allergique à toutes les modes, il est resté fidèle à quelques lignes de conduite archisimples, valables quels que soient le niveau des taux d'intérêt, la santé de l'économie ou les innovations technologiques. «Si le président de la Réserve fédérale venait me souffler à l'oreille sa politique monétaire pour les deux ans à venir, je ne modifierais pas pour autant une seule de mes décisions», disait-il en 1994. Même si Warren Buffett a peut-être fait fortune grâce au New York Stock Exchange, il déteste Wall Street plus que tout, et s'est toujours soigneusement tenu à l'écart de ses folles rumeurs, ses emballements, ses coups de blues. Véritable investisseur de long terme, il ne vend jamais quand les cours baissent et n'achète jamais quand ils montent. Lorsqu'il envisage d'acquérir une action, il fait toujours, mentalement, ce petit test: «Est-ce que j'achèterais si la Bourse devait fermer demain et ne pas rouvrir pendant cinq ans?» Si la réponse est non, il passe son tour.

Les périodes de krach sont pour lui des époques bénies, dont il profite pour faire ses emplettes. C'est ainsi que Berkshire Hathaway se retrouve aujourd'hui à la tête d'un extraordinaire portefeuille de valeurs américaines, toutes achetées à des moments où leurs cours étaient au plus bas: The Washington Post (le célèbre quotidien) en 1973, Coca-Cola en 1988, Gillette en 1989, la banque californienne Wells Fargo en 1990. Dans l'Evangile selon Warren, voici la parabole du hamburger, racontée devant un parterre de grands patrons en juillet 2001, et reproduite par le magazine Fortune le 10 décembre suivant: «Vous savez que j'adore les hamburgers. Lorsque le prix des hamburgers baisse, toute la famille Buffett chante alléluia. Lorsqu'il augmente, nous pleurons. La plupart des gens font de même avec tout ce qu'ils achètent, sauf les actions. Lorsque les cours baissent, alors que les gens pourraient en avoir davantage pour leur argent, voilà soudain qu'ils n'en ont plus envie!»

Les principes de la fourmi du Nebraska

Mais que fait le gérant de Berkshire Hathaway lorsque la Bourse est euphorique? Il fait le gros dos et attend, n'oubliant jamais cette règle de base de tout commerçant qui se respecte: c'est à l'achat que l'on fait son profit. Ces dix dernières années, pendant que ses concitoyens se ruaient sur le Nasdaq, Warren Buffett n'a presque rien acheté en Bourse. Il a préféré utiliser son prodigieux matelas de cash pour acquérir des entreprises non cotées. Dix milliards de dollars ont ainsi été investis en 2000 et 2001, le plus souvent dans de grosses affaires familiales à vendre pour cause de succession. En introduction de l'assemblée générale de 2001, Buffett a donné le ton: «Je peux déjà vous dire que nous avons pris le XXIe siècle à bras-le-corps, en investissant dans des métiers d'avant-garde comme la brique, les tapis, l'isolation et la peinture.» Berkshire Hathaway est également devenu propriétaire de Ben Bridge Jewelers (une chaîne de bijouteries de Seattle), de Justin Industries (premier fabricant américain de bottes de cow-boy, basé à Fort Worth, au Texas), ou encore de Fruit of the Loom (la célèbre marque de tee-shirts), reprise pour une bouchée de pain après son dépôt de bilan.

Le reclus d'Omaha a traversé les années de folie Internet en se demandant chaque matin, avec perplexité, comment les investisseurs pouvaient perdre à ce point le sens commun, en misant sur des dotcom aussi manifestement surévaluées. «J'ai eu l'impression qu'un mystérieux virus s'était propagé, produisant des hallucinations collectives, qui ont eu pour effet de déconnecter complètement le prix des actions de la valeur intrinsèque des entreprises (1).» Lors de l'assemblée générale de 2002, il s'est référé à Cendrillon pour se moquer des spéculateurs: «Ils savent que s'ils restent au bal trop longtemps, ils seront transformés en citrouilles ou en rats. Mais, en même temps, ils ne veulent pas perdre une seule minute de la fête. Ils ont tous l'intention de quitter le bal une seconde avant minuit. Le problème, c'est qu'ils dansent dans une salle dont l'horloge n'a pas d'aiguilles.»

Warren Buffett, qui avoue sans honte ne rien comprendre à l'informatique - il n'a appris à se servir d'Internet que pour jouer au bridge en réseau avec son ami Bill Gates, l'un à Omaha, l'autre à Seattle - ne s'est jamais risqué à investir un seul centime dans les technologies de l'information... jusqu'au 8 juillet 2002. Ce jour-là, il a pris tout le monde par surprise, alors que la Bourse sombrait, en achetant pour 100 millions de dollars d'obligations convertibles de l'entreprise de télécom Level 3 Communications. «Si Buffett se met à acheter, c'est que les valeurs télécom ont touché le fond», ont aussitôt interprété les analystes. Ces dernières années, il lui a pourtant fallu une indépendance d'esprit hors du commun pour résister aux sirènes! En 1999, alors que Wall Street nageait dans l'euphorie, Berkshire Hathaway a affiché des résultats carrément décevants (croissance zéro de la valeur du fonds) pour la première fois de son histoire. Les journaux financiers ne l'ont pas loupé, faisant leurs gros titres sur le thème «Buffett a perdu sa vista». Un an plus tard, le fonds affichait de nouveau des résultats «décents», en progression de 6,5%. Puis en 2001, Berkshire Hathaway a connu une année bien pire encore, frappé de plein fouet par l'attentat terroriste du 11 septembre. Sa valeur nette a été amputée de 6,2%.

Aujourd'hui, en ces temps de crise boursière, le milliardaire fait de nouveau salle comble. Les cigales ayant perdu toutes leurs économies dans la déroute des dotcom tendent tout à coup l'oreille en entendant les principes simples prônés par la fourmi du Nebraska. Warren Buffett applique exactement les mêmes critères d'évaluation à l'achat d'actions et à l'acquisition d'entreprises familiales: le métier doit être simple et compréhensible, stable dans le temps, et offrir de bonnes perspectives à long terme.

Le M. Propre de la finance

Lors de ses grand-messes annuelles, il ne se prive pas de critiquer vertement les pratiques de certains grands patrons américains. Il peut se le permettre, lui qui ne met jamais les pieds à Washington, déteste les voyages autant que les dîners en ville, ne fréquente aucun cercle financier, patronal ou politique. Dès février 2001, bien avant que n'éclate le scandale Enron, le M. Propre de la finance s'était particulièrement déchaîné contre les acrobaties comptables de certaines grandes firmes. Et, de manière exceptionnelle, il les condamne de nouveau dans une lettre au New York Times du 24 juillet. Selon lui, le PDG d'une société cotée ne devrait jamais annoncer que son bénéfice par action va croître de 15% par an au cours des prochaines années. «C'est à la fois trompeur et dangereux.» Trompeur, parce que seul un très petit nombre d'entreprises est à même de soutenir une telle performance dans la durée. Dangereux, parce que si les faits démentent les prévisions, le PDG va irrésistiblement être tenté de se lancer dans des acrobaties comptables de plus en plus périlleuses, pouvant conduire à des fraudes caractérisées. «On a volé plus d'argent avec la pointe d'un stylo qu'avec celle d'un fusil», conclut-il (1).

En matière comptable, le patron de Berkshire Hathaway est d'une orthodoxie scrupuleuse. Il s'est toujours refusé, par exemple, à adopter la terminologie Ebitda, très à la mode dans les grandes entreprises. Ce mode de calcul (earnings before interests, taxes, depreciation and amortization) permet de faire apparaître les bénéfices d'exploitation sans tenir compte des charges d'intérêt des emprunts. Pratique pour les opérateurs de téléphone écrasés de dettes, cette méthode n'est, selon lui, qu'un grossier maquillage. Berkshire Hathaway n'en a nullement besoin: ses réserves de liquidités s'élèvent à 37 milliards de dollars, et le fonds n'a presque pas un sou de dette! Warren Buffett adore éplucher les rapports des agences de notation, qui jugent les entreprises en fonction du poids de leur dette. Son fonds possède d'ailleurs 15% du capital de Moody's, la plus grande agence de notation du monde.

Il est également très sévère envers les entreprises qui passent dans leurs comptes de monstrueuses provisions pour charges de restructurations. Il y voit une façon de masquer de grosses bourdes de gestion, dont personne ne veut assumer la responsabilité. «C'est le concept de l'Immaculée Conception appliqué aux erreurs de management», ironise-t-il. Lorsque le patron de Berkshire Hathaway fait des erreurs, il les assume. Il aurait même tendance à en rajouter dans l'autoflagellation, comme ce fut le cas le 4 mai 2002, après les pertes liées aux attentats du 11 septembre.

Ce grand redresseur de torts n'a pas de mots assez durs pour critiquer les faramineux salaires que s'octroient les grands patrons. Warren Buffett n'arrive qu'au 494e rang des PDG les mieux payés du pays, selon le classement établi en 2002 par le magazine Forbes! Son salaire annuel de 100 000 dollars n'a pas augmenté d'un iota depuis des années. Une paie de patron de PME! Aucun bonus, aucun avantage en nature, aucune stock-option ne vient agrémenter l'ordinaire. Le sage d'Omaha a toujours été contre ce genre de colifichet. «Ces dernières années, j'ai été écœuré de voir des actionnaires perdre des milliards de dollars, alors que les PDG, à l'origine de ces désastres, quittaient leur poste avec de véritables fortunes. Certains ont poussé la perversité jusqu'à encourager les investisseurs à acheter des actions, alors qu'eux-mêmes liquidaient leur portefeuille en douce», s'indigne-t-il.

Comment le prophète de la finance voit-il l'avenir? Les milliers de retraités qui se pressaient cette année dans l'auditorium d'Omaha étaient aussi là pour entendre l'oracle délivrer ses prophéties. Ils ne sont pas repartis le cœur léger. Si le gérant de Berkshire Hathaway reste persuadé qu'il a eu raison d'investir dans Coca-Cola ou Gillette, dans une perspective de long terme, il se montre plutôt pessimiste sur le court terme. Son pronostic sur l'évolution de la Bourse? «Tiède». Il constate que, ces dernières années, le marché boursier a progressé plus vite que l'économie. Une telle situation ne peut pas durer éternellement. Cela fait maintenant trois ans que Warren Buffett répète les mêmes mises en garde: «Ceux qui achètent des actions placent trop d'espérances dans la Bourse», déclarait-il, fin 1999, dans un discours reproduit par le magazine Fortune. Il y comparait les boursicoteurs à des chiens de Pavlov: «Ils ont appris que, quand la cloche sonne l'ouverture de la Bourse chaque matin à 9 h 30, on leur donne à manger. Ils se précipitent donc chaque matin.» Désormais, les actions ne devraient pas rapporter, en moyenne, plus de 6% par an. Ce n'est pas ridicule, en période de faible inflation. Mais, pour faire fortune, il va falloir trouver d'autres astuces.

*Hélène Constanty est l'auteur des Secrets de Warren Buffett, l'homme qui a gagné 200 milliards grâce aux krachs boursiers. Ed. Assouline, 1999. (1) Lettre aux actionnaires de Berkshire Hathaway, 28 février 2001.

 

  L'express du 1 /8/02 par Hélène Constanty
   
   

Les fleurons du milliardaire

Le fonds d'investissement de Warren Buffett possède d'énorme blocs d'actions de grandes entreprises américaines, dont, par exemple...

Valeur boursière du 31/12/2001

8 % de Coca-Cola 9,5 milliards de $
11% d'American Express 5,4 milliards de $
9 % de Gillette 3,2 milliards de $
3 % de la banque Wells Fargo 2,3 milliards de $
15 % de l'agence de notation Moody's 900 millions de $
18 % du groupe de presse Washington Post 900 millions de $

Source : rapport annuel 2002 de Berkshire Hathaway

   
   

Les leçons du 11 septembre

L'assurance est le principal métier de Berkshire Hathaway, le fonds d'investissement de Warren Buffett. Il a donc été profondément ébranlé par l'attentat du 11 septembre 2001, qui a détruit les tours jumelles de Manhattan. Ses filiales d'assurances (en particulier General Re, l'un des plus grands réassureurs mondiaux) ont perdu plus de 2,2 milliards de dollars dans la catastrophe. Le 4 mai 2002, Warren Buffett s'est longuement étendu sur le sujet devant ses actionnaires. Loin de blâmer la fatalité, il s'est livré à un étonnant mea culpa, expliquant que ces dégâts auraient largement pu être évités si General Re avait appliqué plus scrupuleusement quelques principes de base.

Selon lui, un assureur ne devrait jamais déroger à trois grands commandements:
S'en tenir à son domaine de compétences.
N'accepter de couvrir que les risques que l'on est capable d'évaluer correctement. Un assureur ne doit pas rougir de laisser une affaire à un concurrent s'il ne la «sent» pas.
Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, afin d'éviter qu'un événement ne provoque des pertes massives dans un même domaine. Se tenir à l'écart des affaires moralement douteuses. Même à prix d'or, un contrat signé avec une personne malhonnête ne profite jamais.
Les principes de précaution nos 1 et 2 n'ont pas été appliqués avec suffisamment de rigueur par General Re, qui n'a pas tenu compte du risque d'un attentat terroriste de grande envergure. «J'ai violé la règle de Noé. Prédire la pluie ne sert à rien. La seule chose qui compte est de construire l'arche»
, a déclaré Buffett. Désormais, estime-t-il, on ne peut plus écarter le risque d'une attaque nucléaire dans une grande capitale. Or aucune compagnie d'assurances au monde n'y résisterait. Seul le gouvernement américain aurait les moyens d'indemniser les victimes d'une telle catastrophe. En conséquence, son groupe refuse désormais d'assurer contre les risques nucléaire, bactériologique ou chimique. Cela ne veut pas dire que, pour autant, les compagnies d'assurances de Berkshire Hathaway soient devenues frileuses. Bien au contraire. Leur énorme surface financière a permis de signer, depuis le 11 septembre, plusieurs mégacontrats pour protéger contre d'éventuelles attaques terroristes des lieux ou des événements particulièrement exposés: plates-formes pétrolières, gratte-ciel, Coupe du monde de football. Elles exigent simplement le paiement de primes à la hauteur du risque encouru.