Terreurs de l'occident

 

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 Escalade de la violence, guerres diffuses et fureur religieuse : chacun à sa manière, l'anthropologue René Girard et le philosophe Peter Sloterdijk élaborent une géopolitique du ressentiment. Le Monde les a  rencontrés, à Paris et à Vienne.
A mesure que l'horizon s'obscurcit, et alors que notre monde semble entraîné dans une nouvelle montée aux extrêmes, les grilles de lecture traditionnelles sont souvent impuissantes à saisir les périls du temps. Si les outils classiques des sciences humaines continuent d'éclairer l'époque, ils se révèlent néanmoins décevants, dès lors qu'il s'agit de penser le déchaînement autonome de la violence en ses formes à la fois politiques et irrationnelles, high-tech et archaïques. Pour appréhender ce phénomène inédit, il faut se tourner vers des francs-tireurs du concept, vers ces outsiders qui tentent d'affronter ce que l'écrivain Georges Bernanos nommait "la furie religieuse consubstantielle à la part la plus obscure, la plus vénéneuse de l'âme humaine".

Chacun à sa manière, René Girard et Peter Sloterdijk sont de ceux-là, comme en témoignent les livres qu'ils viennent de publier. Aussi sommes-nous allés successivement à leur rencontre, à Paris puis à Vienne, dans l'idée de confronter leurs intuitions. Bien sûr, ces deux oeuvres sont fort différentes, ne serait-ce que par leurs sources d'inspiration - chrétienne et freudienne pour l'anthropologue français, nietzschéenne et heidegerrienne pour le philosophe allemand. A y regarder de plus près, toutefois, les deux intellectuels ont plus d'un point commun. Sur la forme, d'abord : ils partagent une même écriture, à la fois brûlante et contemplative, un même souffle prophétique, une même manière de se placer au coeur de l'arène pour observer l'accélération du pire. Sur le fond, ensuite, ils sont unis par une semblable démarche : comprendre le monde où nous vivons, ses dérèglements et sa férocité, affirment-ils, c'est décrire la logique propre à la violence humaine, l'infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref le désastre qui vient.

Car cette fois nous y sommes. Il n'y a pas si longtemps, dans Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset, 1999), René Girard croyait encore pouvoir définir la mondialisation comme un triomphe général du christianisme : regardez autour de vous, disait-il, partout règne désormais le "souci des victimes" ! Quelques années plus tard, c'est une tout autre nouvelle qu'il vient annoncer : la globalisation de la terreur. A ses yeux, l'unification du monde débouche sur une escalade de la jalousie, des "comparaisons venimeuses" et de l'esprit de représailles. Si bien que l'humanité tout entière aurait maintenant rendez-vous avec sa propre sauvagerie : "Je suis devenu plus pessimiste, c'est vrai. J'avoue un soubassement apocalyptique de ma pensée, qui restait un peu enfoui dans mes précédents livres. Mais enfin, à New York, 60 % de la population pense qu'elle verra la fin du monde. Ce que les intellectuels et l'élite ne veulent pas entendre, les masses l'ont compris. Aujourd'hui, il n'y a pas besoin d'être religieux pour sentir que le monde est dans une incertitude totale", confie le penseur du "mimétisme", qui vit aux Etats-Unis depuis 1947.

La première fois qu'une telle angoisse l'a étreint, Girard était très jeune : son souvenir politique le plus ancien remonte aux émeutes "ligueuses" de février 1934. Agé de 11 ans, il n'avait encore jamais quitté son Avignon natal : "J'ai grandi dans une famille de bourgeois décatis, qui avait été appauvrie, au lendemain de la première guerre mondiale, par les fameux emprunts russes. Mon père, qui était conservateur à la bibliothèque, avait une conscience très nette de la montée du nazisme en Allemagne, et aussi de la guerre à venir", raconte Girard, qui fait précisément de la relation franco-allemande l'un des fils conducteurs de son dernier livre, Achever Clausewitz. Pour lui, le long antagonisme entre les deux pays peut être envisagée comme le rapport "rivalitaire" par excellence, celui qui a déclenché, en Europe, l'interminable cycle de la guerre et de la vengeance.

Et voici qu'un demi-siècle après la seconde guerre mondiale, assure-t-il, la violence "mimétique" domine désormais la planète entière. Bien plus : elle s'est retournée contre l'Europe et plus largement contre l'Occident, et elle s'exerce à nouveau explicitement au nom de la religion. "Quand le mur de Berlin est tombé, si vous aviez dit que quinze ans plus tard la situation serait redevenue une opposition jumelle entre deux forces, et que l'une de ces forces serait nommée "islam", les gens vous auraient ri au nez. Or l'islam est infiniment plus fort que ce qui reste de christianisme. A sa manière, celui-ci était une anti-religion, il introduisait le scepticisme vis-à-vis de la violence sacrificielle et des religions archaïques, qui reportent tout sur leurs boucs émissaires. La force et en même temps la faiblesse de l'Occident, c'est qu'il ne croit plus à ses boucs émissaires. L'islam, lui, est sourdement miné par le ressentiment, il y reste un élément de cet archaïsme qui n'a pas été défait par le biblique et le christianisme. En ce sens, l'islam fait plus que remplacer le communisme, qui était déjà un succédané de religion sacrificielle", observe René Girard.

Ce passage de témoin entre deux époques, celle de la guerre froide et celle des conflits contemporains, Peter Sloterdijk l'interprète aussi en termes d'affects primordiaux et d'économie libidinale - désir, orgueil, ressentiment. A ses yeux, l'histoire doit se lire comme l'épopée des "énergies combatives et vengeresses". Hasard ou coïncidence ? Quand il nous accueille dans son appartement, à Vienne (il enseigne à l'Académie des Beaux-Arts), situé en contrebas du gigantesque Stefansdom, près de la maison où demeurait Mozart, le philosophe a un livre et un seul sur son grand bureau de verre : le dernier ouvrage de René Girard. "Je viens de proposer qu'Achever Clausewitz soit traduit dans la nouvelle encyclopédie des religions publiée aux éditions Suhrkamp", précise-t-il.

Séduit par la théorie girardienne des passions humaines, dont il a naguère salué l'importance décisive, Sloterdijk s'en sépare pourtant sur deux points : l'anthropologie chrétienne et l'influence de la psychanalyse. "Girard est un grand naturaliste de la fierté, mais il s'est laissé prendre par l'érotisme de la psychanalyse. Pour lui, la rivalité mimétique est un érotisme dégénéré, une expression du vouloir avoir, bref du péché originel. Dans sa conception de la psyché humaine, il n'y a pas de place pour la dynamique de la colère, du "thymos" grec, qu'il ne faut pas confondre avec le désir érotique. Il ne prend pas en compte cette bipolarité platonicienne entre érotisme et thymothisme. Or même si toutes les questions sociales étaient résolues, la dimension de l'orgueil et de l'ambition demeurerait", assure le professeur, qui vient de publier en France Colère et temps. Dans ce nouvel essai, il propose une véritable géopolitique du ressentiment dans ses tensions avec l'élan religieux, à l'heure où le monde renoue avec une "cruauté pré-chrétienne".

D'un côté, l'espace occidental. Selon Sloterdijk, la rébellion n'y trouve plus d'exutoire politique crédible et se transforme en malaise interne à la société de consommation : "La colère occidentale n'est plus ce qu'elle était. Dans une civilisation tiède comme la nôtre, les passages dangereux des Ecritures saintes n'inspirent plus le fanatisme de ceux qui cherchent un prétexte pour exprimer leur colère. Par contre, l'Occident est la cible de toutes les colères. Et s'il fait l'objet d'une réaction planétaire, c'est parce qu'il a lui-même planétarisé la planète. Hier, l'homme occidental était l'émetteur absolu, qui envoyait ses messages aux autres. Désormais, il est devenu destinataire : il a reçu une lettre ouverte qui lui déclare la guerre. "Occident", aujourd'hui, c'est l'adresse d'une déclaration de guerre."

D'un autre côté, donc, les expéditeurs de ce courrier très spécial. C'est-à-dire les multiples "collectifs thymotiques" qui s'efforcent de mobiliser les "agents de l'impatience historique" et autres "extrémistes du dégoût", en exploitant l'amertume universellement accumulée : "Al Qaeda signifie "la base", voilà la nouvelle façon de collecter la colère. Le feu brûle pour des raisons non religieuses, mais le Coran contient des passages chauds qui peuvent toujours alimenter une révolte non religieuse. Aujourd'hui sont déjà nés presque 200 millions de jeunes gens en colère, qui ne trouveront aucune place dans leur société. A ceux-là, on n'offre qu'une mystique de combat, une religion du suicide. L'islamisme, c'est le triomphalisme des perdants...", remarque Sloterdijk, qui revient sur les tragédies franco-allemandes, comme René Girard, pour affirmer qu'à l'origine de l'islamisme, comme jadis du nazisme, il y a encore et toujours une redoutable humiliation.

Quand on prétend faire oeuvre de philosophe, comment se tenir au milieu du front ? Attablé au fond du célèbre café Engländer, qui lui tint longtemps lieu de salon viennois, Peter Sloterdijk répugne à parler de lui, de son propre ressentiment, de son rapport à la violence. Contrairement à René Girard, et bien qu'élevé en partie dans un internat catholique bavarois, il se dit parfaitement athée. Sa seule conversion, il l'a vécue lors d'un séjour en Inde, en 1974, dans la secte du gourou Bhagwan Shree Rajneesh. "Je suis parti là-bas comme lecteur de Valéry et de Rilke, j'étais un peu la version allemande de M. Teste. Là-bas, j'ai appris la force du témoin intérieur. Les Indiens disent que la violence ne résiste pas au témoin. Un beau matin, au cours d'une conférence, un jeune homme s'est jeté sur Rajneesh avec un couteau. Les gardiens l'ont arrêté. Le maître a continué sa conférence avec un calme accablant, parlant de la jalousie et de la violence, interrompant toutes sortes de réactions brutales. C'était une autre Pentecôte...", se souvient Sloterdijk.

Plus de trente années ont passé, et le philosophe a gardé en mémoire cet idéal contemplatif. Là où René Girard exhorte ses lecteurs à entendre l'annonce chrétienne (unissez-vous dans la non-violence !), le philosophe allemand voudrait changer la vie par la pure force de l'observation : "Mon livre porte sur la colère, mais il n'est pas colérique. Plutôt un effort pour entrer dans ce domaine contaminé avec l'âme la plus tranquille possible. De ce point de vue, le théoricien ressemble un peu à un employé de la Croix-Rouge qui se rend sur le champ de bataille. C'est un peu l'application du principe chrétien, selon lequel les saints vont en enfer...", conclut-il.

 Jean Birnbaum
     22/11/2007

 

 
Peter Sloterdijk http://www.petersloterdijk.net/french/index.html 

Extraits :
«Sphères» est là désormais. Impossible de résumer en quelques lignes une bombe philosophique mobilisant le mythe et la pensée heideggerienne, les concepts psychanalytiques et la science de l’évolution pour offrir la plus ambitieuse et la plus originale description phénoménologique de l’être-au-monde jamais tentée depuis «Etre et Temps».
Depuis le lieu primitif qu’est le cocon utérin, depuis la voûte céleste sphérique des Anciens, jusqu’à ces «utérus fantastiques pour masses infantilisées» qu’on appelle les empires ou les Etats-nations, en passant par cette précaire bulle isolante qu’est l’amour, Sloterdijk y déploie une genèse intégrale de l’hominisation de l’homme.

Ce que cherche à faire Sloterdijk, ce n’est rien de moins que d’inventer à terme la philosophie nouvelle qui permettra enfin de comprendre et de dire le caractère inouï et monstrueux du temps qui est le nôtre.
Le temps de l’artificialisation croissante de toutes les dimensions de l’existence, corps compris.
Le temps des socialisations impuissantes et d’une désinhibition sans précédent de la bestialité.
Le temps du «fascisme d’amusement», où les images télévisuelles sont devenues plus réelles que ceux qui les observent.
Le temps des développements techniques si rapides qu’ils ne suscitent plus d’acclimatations, mais nous rendent le monde toujours plus étranger.
Le temps de ces «mille déserts vides et froids» de la modernité prophétisés par Nietzsche et qui sont devenus notre présent.

 Etre moderne, c’est vivre comme un «noyau sans écorce». Vivre épluché de toutes les sphères protectrices qui rendaient jusque-là le monde habitable, et tenter toujours et encore d’en reconstruire d’autres néanmoins, qu’elles se nomment Etat providence, marché mondial ou sphère médiatique.