21ième siècle   

 

sommaire                                                            Le DEFI : Sauver la planète..

 

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Economie et Social

Marchés financiers
C'est le hasard qui rend riche
Apologie du doigt mouillé
La finance est le maillon faible

Alter-mondialisation

Ecologie

                                             

Le 11 septembre 2001, tournant dans la mondialisation
La vie Fight-Club
L'esprit du terrorisme, par Jean Baudrillard
Le coup de force des Etats-Unis contre l'Irak n'est-il pas un aveu de faiblesse ?
Le meilleur des mondes
Le nouveau paysage du risque
Francoscopie 2003
Vers l'abîme ? Par Edgar Morin
Le terrorisme, cette fatalité inventive
NON à la guerre en Irak

Réchauffement climatique
Consommation de psychotrope
Pourquoi ça ne va pas plus mal ?
En quoi la mondialisation est-elle en train de bouleverser notre conception de la vie en société ?
Un philosophe dénonce les excès du marketing
Terreurs de l'occident

 

 

Ce jour qui fut un tournant dans la mondialisation : 

Le réveil est douloureux. Donc, une lointaine contrée, aride et montagneuse, déchirée par des luttes tribales du Moyen Age, l’Afghanistan, compte pour l’économie mondiale. De son sort, des tractations politiques conduites pour un brumeux « après-talibans », dépend la reprise ou non de Wall Street, la « confiance » des consommateurs américains, l’entraînement sur L’Europe, bref, la croissance de la planète.
Réveil, parce que depuis une dizaine d’années le monde économique s’enfermait de plus en plus dans une bulle ouatée, protégée des guerres et des malheurs d’ailleurs. Les pays d’Afrique s’enfoncent dans le chaos ? Qu’importe, disait Wall Street. Débouchés faibles, ces pays ne comptent plus. Qu’on les laisse se battre ! Même la déconfiture de la Russie n’avait plus de quoi émouvoir outre mesure, une fois obtenue la garantie qu’elle n’est plus militairement menaçante pour l’Ouest. Son poids de PIB ne dépasse pas celui des Pays-Bas, nos économies y étaient devenues indifférentes. Le déclenchement de l’Intifada 2 n’a eu aucun effet sur l’expansion occidentale. Premier foyer de tension mondiale, le Moyen-Orient avait perdu son pouvoir de dérangement : Palestiniens et Israéliens se battent ? Et alors ? Du moment que le conflit reste circonscrit et n’affecte pas le cours du pétrole...

Dans l’ère de léconomie triomphante, chaque État, chaque événement, ne pesait que son poids commercial. La politique étrangère américaine était devenue mercantiliste. Le   « combien de division , le Vatican ? » était devenu « combien de consommateurs ? ». États-Unis, Europe, Japon et leurs satellites immédiats sont en paix depuis cinquante ans et font 90% de l’économie mondiale. Ce qui se passe dans les 10% restants n’était, cyniquement mais aussi objectivement, que de peu d’importance, hormis, bien entendu, les sources de pétrole et de matières premières surveillées de très près. Surtout, les pays développés ont trouvé avec l’informatique un nouveau moteur de croissance « interne » : des marchés neufs (téléphonie, Internet…) et de nouveaux modes de production plus efficaces.

Cette « nouvelle économie » ouvrait au nord une nouvelle phase de prospérité  durable et autocentrée. Le capitalisme a eu ses périodes « extensives » qui appuient le développement sur la conquête coloniale de débouchés. Il semblait entrer, grace aux nouvelles technologies, à nouveau dans une période d’expansion « intensive » durant laquelle il n’a plus besoin d’être conquérant puisqu’il trouve chez lui les forces de sa croissance. Signe de cette rupture : pour la première fois en 1999, puis plus encore en 2000 et 2001, les flux financiers du Nord vers le Sud ont été plus faibles que dans le sens inverse. Le monde développé se repliait sur lui-même.

Le 11 septembre a tout changé. L’économie tombe de haut : voilà que la religion compte. Et la géographie. Et l’histoire. Voilà que le monde ne peut pas se couper en deux parties étanches, l’une riche et sécurisée derrière un moderne système anti-missile, l’autre laissée, tant pis pour elle, à ses guerres et son « archaisme ». La menace, jusque-là restée à l’état de vague hypothèse, est devenue réalité : le terrorisme a frappé aux Etats-Unis, le World Trade Center. Voilà le neuf : les États lointains ne peuvent plus être laissés à leur anarchie. Ils sont devenus des repaires de terroristes et ils envoient au Nord, par-delà les frontières, des réfugiés, de la drogue et maintenant des avions lamikazes.

La guerre du Kosovo a pu être un avertissement. Mais elle est à classer dans l’époque d’avant : si le monde riche s’en est préoccupé, c’est parce qu’elle se déroulait en Europe même et menaçait de s’y étendre. Il a suffi de la contenir, par l’envoi de forces et d’argent. Cette fois, il s’agit de tout autre chose puique des terroristes se sont attaqués directement au cœur de l’économie du Nord. Les combattre impose de se soucier de ces États qui leur servent de havre. Il y a plus. L’écroulement du World Trade Center a trouvé un écho dans l’ensemble du monde arabo-musulman (un milliard de consommateurs) et, au-delà, dans les pays sous-développés.

 

Hybridation économique

Le djihad de Ben Laden a rencontré les ressentiments les plus variés nés des bouleversements qu’entraîne la mondialisation. L’anti-américanisme s’est accolé à l’antilibéralisme, l’ « humiliation  arabe» au mal-développement. Les miliatants antimondialisation avaient dénoncé ces dernières années la montée des désordres et des inégalités d’une économie qui, selon eux, tourne au seul profit de l’Occident. Le terrorisme rejoint ce message et le rend dramatique. Même si le terrorisme n’est pas né de la pauvreté, le vaincre passe par la lutte contre la pauvreté.

Deux scénarios sont possibles. Le premier est celui de la meilleure « gouvernance » mondiale. L’Occident, a dit Jacques Chirac, devant l’Unesco lundi 15 octobre, doit cesser d’imposer sa culture « essentiellement matérialiste » et « vécue comme aggressive ». La mondialisation doit « faire prévaloir l’interêt des hommes » et se « civiliser » , formule qui renvoie à la « mondialisation maîtrisée » de Lionel Jospin. Ces dernières années ont vu naître une forme de politique mondiale (regain tantôt de l’ONU, tantôt du G8, création de l’Organisation mondiale du commerce, du Tribunal pénal international…) encore très embryonnaire et déjà contestées. On assistait à un début de régulation des marchés (par le FMI, le G7-finances, les grandes banques centrales…) et à l’émergence d’une société civile plus ou moins bien représentée par les ONG (organisations non gouvernementales). Hybridation économique et sociale, mixité culturelle, coopération mondiale, interventionnisme international plus prononcé dans tous les domaines : ce nouveau monde a une allure idéaliste, même s’il correspond à certaines évolutions constatées.

Aller plus loin ne sera ni facile ni rapide. Il faudrait que les pays arabes admettent leur échec économique et entament une révolution démocratique et sans doute religieuse. Il faudrait, de l’autre côté, que les Américains rompent avec l’unilatéralisme et cessent de se considérer comme le modèle capitaliste unique. La lutte antiterroriste poussera-t-elle les uns et les autres dans ce sens ? Pas forcément.

Le deuxième scénario est celui d’un repliement plus étroit du Nord sur lui-même. L’interventionnisme international pourrait se limiter à son aspect policier : s’assurer que les pays anarchiques n’abritent plus de terroristes. Rien de plus. Le 11 septembre pourrait se traduire non par une « maîtrise » de la mondialisation mais par son ralentissement pur et simple.

Dans les pays développés, la surveillance des flux financiers renchérit les coûts de transaction et un néoprotectionnisme sécuritaire pourrait restreindre l ‘entrée des personnes et des biens. Dans les pays en développement, les flux d’investissements vont se tarir plus encore, les firmes multinationales étant tentées de rapatrier leurs usines délocalisées les plus sensibles et de fuir des pays jugés da ngereux. Les premiers visés seront ceux du monde arabe alors qu’il faudrait, justement, les faire monter dans le train de la modernisation. Si la recherche de sécurité passe devant la recherche de profit, le commerce mondial se polarisera sur un axe Nord-Nord et sur la misère d’un Sud délaissé, le terrorisme continuera de germer.


Quand on examine les deux scénarios, les évidentes difficultés du premier rendent, hélas ! le second le plus probable.

 

Éric Le Boucher, LE MONDE du 25 octobre 2001                                              logo monde.gif (852 octets)

 

 

La vie Fight-Club :

Film culte, la vie "fight Club" fait la couverture du magazine "Technikart" n° 56 d'octobre 2001 :

"Fight Club" est une oeuvre prémonitoire, baignée de testostérone, tragique. Terriblement 11 septembre 2001. Car il apparait vite que Jack ne vit pas du tout bien son existence de petit malin. Ses jours sont infects, son boulot est ignoble, ses nuits sont blanches. Il consomme mais ne crée rien, ricane mais n'a personne à aimer, s'agite mais reste prisonnier de son néant meublé Ikéa. Jack est un occidental modèle, un garçon moderne, une particule élémentaire.
Le problème, c'est que même son sens du second degré ne parvient plus à le consoler. Jack aimerait en finir. Ses fantasmes : que l'avion se crashe et que les grattes-ciel s'écroulent. Que le chaos vivant se substitue à l'ordre neuroleptique. Que cela bascule enfin. Justement "Fight Club" est l'histoire de ce retournement. En décidant de suivre Tyler Durden, Jack abandonne sa vie médiocre. Le "dernier homme" nietzschéen cesse de ricaner. Il choisit la violence, le danger et l'auto-destruction, les fameux clubs de combats clandestins qui aujourd'hui pullulent à Los Angeles. Le nihiliste redevient un primitif. Il se sent enfin vivant. C'est la vie Fight Club. Et plus rien, jamais, ne sera comme avant.

 

État de guerre permanent
L'Occident est en proie à une sale maladie. IL ne contient plus sa violence. Les explosions se multiplient  sans que jamais la crise finale n'apparaisse. Il ne se passe plus une semaine sans que survienne un terrible fait divers échappant à toute compréhension. En Allemagne, les syndicats manifestent pour soutenir un chomeur de longue durée qui a "pété les plombs" et tué d'un coup de fusil le patron de son ANPE. A Béziers, Un homme de 25 ans, exaspéré par un contrôle d'identité, ceint son front d'un bandeau blanc et canarde les policiers à coup de lance-roquettes. A Paris, une gamine de 15 ans qui s'est fait dépouillé de son portable retombe sur l'auteur du vol, sort son couteau et le tue. Une semaine plus tard à New-York, le World Trade Center est anéanti par des kamikazes talibans. L'apocalypse est à la une de tous les   journeaux.

Au delà de l'accumulation, c'est le visage même de la violence qui, en l'espace d'une décennie, a changé. Hier, elle était tangible, ritualisée, localisable : réservée aux flics et aux voyous, aux militaires et aux révolutionnaires, à la périphérie des villes et aux enceintes des salles de sport.
Aujourd'hui, elle est partout, diffuse, hasardeuse : au coin de la rue, dans les poings des jeunes filles en bande, sous le crane d'un salarié d'allure tranquille. C'est la vie Fight Club.
"N'importe quel wagon de métro peut devenir une Bosnie en miniature" écrivait en 1993 le philosophe Enzenberger dans ses imparables "vues sur la guerre civile". Et n'importe quelle tour de bureau peut se transformer en petit Hiroshima, ajouterons-nous aujourd'hui.

 

Autodestruction
Mais la violence ne se contente pas d'étendre son empire, elle change aussi de nature : jusqu'à la fin des années 70( l'explosion punk en fait), la violence avait un sens. Elle est aujourd'hui absurde, vaine, autiste. Les mystérieux Black Bloc (autonomistes du mouvement antimondialisation) démontrent une absence de perpespectives révolutionnaires proportionnelle à leur désir de casser.

Dans la vie Fight Club, la violence n'a aucun autre prétexte qu'elle-même. Elle est "un désir d'agressivité sans contenu" signale Enzensberger. "Rien n'était résolu quand le fight était fini, mais plus rien n'avait d'importance" explique Jack.
Résultat : les acteurs de la violence ne sont pas seulement autistes, ils sont aussi auto-destructeurs, frappés d'un total désinterêt envers eux-mêmes. Non par bonté mais parce "qu'ils ont le sentiment que leur "soi" peut à tout moment être remplacé par un autre". La phrase est de Hannah Arendt. Elle est une description   du système totalitaire durant l'entre-deux guerres mais s'applique précisement à la condition du kamikaze islamiste ou de la particule capitaliste.

 

Entre jouissance et panique
Que l'on soit chomeur à Arles, élève en terminale à Ivry ou chef de projet dans une agence de com parisienne, la principale information que renvoie la matrice marchande est : "tout le monde est remplaçable, surtout toi". L'individu postmoderne flotte, ballotté par les évènements, en un présent perpétuel. Et c'est dans ce déracinement absolu que s'enracine le mal.
Yves Michaux "la violence apprivoisée" : "nous vivons dans une société hypercomplexe où chaque jour nous devons interagir avec une multitude de gens, aux codes de comportements très différents. Du coup, nous sommes tous potentiellement ce que les sociologues appellent des "primitifs normaux" : susceptibles de se sentir dépassés par une situation, de paniquer et d'avoir une réaction violente. Non pas que nous soyons ignorants. Au contraire, nous savons une foule de choses très compliquées. Simplement, rien ne les articule : pas de valeur partagée, pas d'ancrage territoriale, pas de passé et pas d'avenir."  Résultat : "L'individu doit se raccrocher à une tautologie vide du genre moi=moi. Il alterne entre la jouissance excitée et la panique.
L'explosion guette. En l'absence de tradition, lien ou croyance commune, le désir de reconnaissance devient à la fois insatiable et incroyablement difficile à assouvir. Bam ! la violence est un appel, certes frustre mais terriblement efficace, à la reconnaissance? Tcha boum ! elle abolit de manière dérisoire, l'indifférence, la séparation, l'atomisation sociale. Pim pam ! Elle s'impose comme la réponse directe à un système qui broie les identités.

Art contemporain et jeu vidéo
En nous condamnant à une mécanique de cocotte-minute ( un individu nerveux dans une société nerveuse), nos sociétés modernes s'avèrent usantes.
Les années 90 ont vu les bourgeois avouer leur amour du football, les années 00   verront leurs enfants emplir les salles de combat.
Le basculement est inoui : la violence, la castagne, la pulsion testostéronée deviennent socialement valorisées. Brisant net avec un processus de "civilisation des moeurs" long de quatre siècles. L'homme moderne renoue  avec son côté sauvage comme dirait Lou Reed. Enfin, le jeu vidéo augmente le taux d'adréaline quotidien de centaines de millions d'ados, cette tranche d'age allant de 8 à 35 ans. Rappelons que "Counter-Strike" le jeu le plus populaire au monde nous invite à incarner un terroriste armé d'une kalach.

 

Société de guerriers
Il serait hypocrite de prétendre que cette culture n'est qu'une catharsis, sans conséquence sur le monde réel. A u cinéma et au vidéo game, la culture violente délasse certes, mais excite aussi les corps et forge les imaginations. Les fantasmes d'une époque sont les réalités de la suivante. Et il n'est pas impossible que l'Occident soit en train de quitter une civilisation de marchands pour revenir à une civilisation de  guerriers. Nous arriverons peut-être à un point où écrit Michaud, "la richesse serait telle qu'elle n'attirerait plus que la convoitise ou que le désastre écologique impose de limiter le développement économique. On pourrait voir venir le temps des dominateurs et des conflits violents pour les positions de pouvoir plutôt que celui des producteurs et de la lutte économique pour les positions de richesse." Vu la prolifération des gangs et des mafias (modèle sur lequel les soldats musulmans ou les multinationales ont tendance à se caler), il n'est pas impossible que ce retournement du monde ait déjà commencé.
Ce faisant, l'Occident va redécouvrir une vérité qu'il avait cru pouvoir enterrer : l'homme est lesté d'un invariant anthropologique qui fait de lui un être capable d'amour mais aussi de cruauté. Or "il existe depuis quelques siècles un "complot de convenance sur la bonté de l'homme" explique Michaud. Un rousseauisme cartésien qui nie notre "part d'ombre" cette "invisible queue de saurien rappelle Jung, que l'homme traine derrière lui". Conséquence : notre civilisation fomente des irruptions de violence incontrôlées.

Premier degré dans la gueule
De ce constat découle deux scénarios possibles pour notre avanir proche. Le premier : un système étouffant. "Les tendances peuvent s'inverser, explique Michaud. Rappelez-vous les États-Unis : il y a dix ans, on parlait de jungle urbaine. Or, en quelques années, les grandes villes ont été pacifiées par la politique répréssive du zéro tolérance". On pense aux Fight Clubs clandestins que la situation américaine a engendré et à une atmosphère irrespirable. "Exact reconnait Michaud. On est en train de fabriquer une société inhumaine mais qui fonctionne.
Second scénario ; la chape de plomb ne tient pas, explosion, crise économique, guerre civile. C'est ce qu'imagine l'ecrivain Maurice Dantec pour la France des années 2010.
Dans les deux cas, ça ne rigole pas : c'est la violence qui nous dévore.
En 1982, Indiana Jones est attaqué par un guerrier arabe faisant tourner son sabre. On se prépare au combat et puis non :Harrison Ford se gratte le front, dégaine son révolver et abat à distance son assaillant. Eclat de rire général. La culture du second degré venait de naitre.
Le "dernier homme" apprenait à ricaner de son tout nouveau néant existentiel. Vingt ans plus tard, l'attentat du World Trade Center  vient sans doute de passer à la trappe cette posture de l'ironie. Cela faisait quelques saisons (la chute de la maison Canal+, le mouvement antimondialisation ou l'assagissement de Tarentino) que s'annonçait la fin du second degré.
C'est désormais chose faite. Tel un boomerang, le premier degré vient de nous revenir violemment dans la gueule. Ne paniquez pas, c'est la vie Fight Club qui commence.

Philippe Nassif, Technikart octobre 2001

 

L'esprit du terrorisme, par Jean Baudrillard

Des événement mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au Mondial de football – ou des événements violents et réels, de guerres en génocides. Mais d'événement symbolique d'envergure mondiale, c'est-à-dire non seulement de diffusion mondiale, mais qui mette en échec la mondialisation elle-même, aucun. Tout au long de cette stagnation des années 1990, c'était la "grève des événements" (selon le mot de l'écrivain argentin Macedonio Fernandez). Eh bien, la grève est terminée. Les événements ont cessé de faire grève. Nous avons même affaire, avec les attentats de New York et du World Trade Center, à l'événement absolu, la "mère" des événements, à l'événement pur qui concentre en lui tous les événements qui n'ont jamais eu lieu.

Tout le jeu de l'histoire et de la puissance en est bouleversé, mais aussi les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les événements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux. Lorsqu'ils accélèrent à ce point, il faut aller plus lentement. Sans pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images.

Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque abréaction à l'événement même et à la fascination qu'il exerce. La condamnation morale, l'union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c'est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous.

Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n'importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c'est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l'effacer.

A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable.

Cela dépasse de loin la haine dela puissance mondiale dominante chez les déshérités et les exploités, chez ceux qui sont tombés du mauvais côté de l'ordre mondial. Ce malin désir est au cœur même de ceux qui en partagent les bénéfices. L'allergie à tout ordre définitif, à toute puissance définitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif.

Pas besoin d'une pulsion de mort ou de destruction, ni même d'effet pervers. C'est très logiquement, et inexorablement, que la montée en puissance de la puissance exacerbe la volonté de la détruire. Et elle est complice de sa propre destruction. Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l'impression qu'elles répondaient au suicide des avions-suicides par leur propre suicide. On a dit : "Dieu même ne peut se déclarer la guerre." Eh bien si. L'Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue) devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même.

Les innombrables films-catastrophes témoignent de ce phantasme, qu'ils conjurent évidemment par l'image en noyant tout cela sous les effets spéciaux. Mais l'attraction universelle qu'ils exercent, à l'égal de la pornographie, montre que le passage à l'acte est toujours proche – la velléité de dénégation de tout système étant d'autant plus forte qu'il se rapproche de la perfection ou de la toute-puissance.

Il est d'ailleurs vraisemblable que les terroristes (pas plus que les experts !) n'avaient prévu l'effondrement des Twin Towers, qui fut, bien plus que le Pentagone, le choc symbolique le plus fort. L'effondrement symbolique de tout un système s'est fait par une complicité imprévisible, comme si, en s'effondrant d'elles-mêmes, en se suicidant, les tours étaient entrées dans le jeu pour parachever l'événement.

Dans un sens, c'est le système entier qui, par sa fragilité interne, prête main-forte à l'action initiale. Plus le système se concentre mondialement, ne constituant à la limite qu'un seul réseau, plus il devient vulnérable en un seul point (déjà un seul petit hacker philippin avait réussi, du fond de son ordinateur portable, à lancer le virus  I love you , qui avait fait le tour du monde en dévastant des réseaux entiers). Ici, ce sont dix-huit kamikazes qui, grâce à l'arme absolue de la mort, multipliée par l'efficience technologique, déclenchent un processus catastrophique global.

Quand la situation est ainsi monopolisée par la puissance mondiale, quand on a affaire à cette formidable condensation de toutes les fonctions par la machinerie technocratique et la pensée unique, quelle autre voie y a-t-il qu'un transfert terroriste de situation ? C'est le système lui-même qui a créé les conditions objectives de cette rétorsion brutale. En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l'Autre à changer les règles du jeu. Et les nouvelles règles sont féroces, parce que l'enjeu est féroce. A un système dont l'excès de puissance même pose un défi insoluble, les terroristes répondent par un acte définitif dont l'échange lui aussi est impossible. Le terrorisme est l'acte qui restitue une singularité irréductible au cœur d'un système d'échange généralisé. Toutes les singularités (les espèces, les individus, les cultures) qui ont payé de leur mort l'installation d'une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent aujourd'hui par ce transfert terroriste de situation.

Terreur contre terreur – il n'y a plus d'idéologie derrière tout cela. On est désormais loin au-delà de l'idéologie et du politique. L'énergie qui alimente la terreur, aucune idéologie, aucune cause, pas même islamique, ne peut en rendre compte. Ça ne vise même plus à transformer le monde, ça vise (comme les hérésies en leur temps) à le radicaliser par le sacrifice, alors que le système vise à le réaliser par la force.

Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l'ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller comme un agent double. Il n'y a plus de ligne de démarcation qui permette de le cerner, il est au cœur même de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan mondial les exploités et les sous-développés au monde occidental rejoint secrètement la fracture interne au système dominant. Celui-ci peut faire front à tout antagonisme visible. Mais l'autre, de structure virale – comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition –, contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien. Et le terrorisme est l'onde de choc de cette réversion silencieuse.

Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de religions, et cela dépasse de loin l'islam et l'Amérique, sur lesquels on tente de focaliser le conflit pour se donner l'illusion d'un affrontement visible et d'une solution de force. Il s'agit bien d'un antagonisme fondamental, mais qui désigne, à travers le spectre de l'Amérique (qui est peut-être l'épicentre, mais pas du tout l'incarnation de la mondialisation à elle seule) et à travers le spectre de l'islam (qui lui non plus n'est pas l'incarnation du terrorisme), la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même. Dans ce sens, on peut bien parler d'une guerre mondiale, non pas la troisième, mais la quatrième et la seule véritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la mondialisation elle-même. Les deux premières guerres mondiales répondaient à l'image classique de la guerre. La première a mis fin à la suprématie de l'Europe et de l'ère coloniale. La deuxième a mis fin au nazisme. La troisième, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une à l'autre, on est allé chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui celui-ci, virtuellement parvenu à son terme, se trouve aux prises avec les forces antagonistes partout diffuses au cœur même du mondial, dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les cellules, de toutes les singularités qui se révoltent sous forme d'anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu'il faut de temps en temps sauver l'idée de la guerre par des mises en scène spectaculaires, telles que celles du Golfe ou aujourd'hui celle d'Afghanistan. Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique – si l'islam dominait le monde, le terrorisme se lèverait contre l'Islam. Car c'est le monde lui-même qui résiste à la mondialisation.

Le terrorisme est immoral. L'événement du World Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d'interprétation, essayons d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de l'homme) correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l'un n'entraîne pas l'effacement de l'autre, bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d'où découlent toutes les formes manichéennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l'un à l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu'en renonçant à être le Bien, puisque, en s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entraîne par là même un retour de flamme d'une violence proportionnelle.

Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la tension et l'équilibre de l'univers moral – un peu comme dans la guerre froide le face-à-face des deux puissances assurait l'équilibre de la terreur. Donc pas de suprématie de l'un sur l'autre. Cette balance est rompue à partir du moment où il y a extrapolation totale du Bien (hégémonie du positif sur n'importe quelle forme de négativité, exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance – triomphe des valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de là, l'équilibre est rompu, et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se développant désormais d'une façon exponentielle.

Toutes proportions gardées,c'est un peu ce qui s'est produit dans l'ordre politique avec l'effacement du communisme et le triomphe mondial de la puissance libérale : c'est alors que surgit un ennemi fantomatique, perfusant sur toute la planète, filtrant de partout comme un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance. L'islam. Mais l'islam n'est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymétrique. Et c'est cette asymétrie qui laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée. Aux prises avec elle-même, elle ne peut que s'enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le terrain du défi symbolique et de la mort, dont elle n'a plus aucune idée puisqu'elle l'a rayé de sa propre culture.

Jusqu'ici, cette puissance intégrante a largement réussi à absorber et à résorber toute crise, toute négativité, créant par là même une situation foncièrement désespérante (non seulement pour les damnés de la terre, mais pour les nantis et les privilégiés aussi, dans leur confort radical). L'événement fondamental, c'est que les terroristes ont cessé de se suicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de façon offensive et efficace, selon une intuition stratégique qui est tout simplement celle de l'immense fragilité de l'adversaire, celle d'un système arrivé à sa quasi-perfection, et du coup vulnérable à la moindre étincelle. Ils ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idéal est celui du zéro mort. Tout système à zéro mort est un système à somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui a déjà fait de sa mort une arme contre-offensive. "Qu'importe les bombardements américains ! Nos hommes ont autant envie de mourir que les Américains de vivre !" D'où l'inéquivalence des 7 000 morts infligés d'un seul coup à un système zéro mort.

Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l'irruption brutale de la mort en direct, en temps réel mais par l'irruption d'une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle – c'est-à-dire l'événement absolu et sans appel.

Tel est l'esprit du terrorisme.
Ne jamais attaquer le système en termes de rapports de forces. Ça, c'est l'imaginaire (révolutionnaire) qu'impose le système lui-même, qui ne survit que d'amener sans cesse ceux qui l'attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est pour toujours le sien. Mais déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu'à la mort il ne puisse être répondu que par une mort égale ou supérieure. Défier le système par un don auquel il ne peut pas répondre sinon par sa propre mort et son propre effondrement.

L'hypothèse terroriste, c'est que le système lui-même se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n'échappent eux-mêmes à l'obligation symbolique – et c'est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l'échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le système, celui du réel et de la puissance, se densifie, se tétanise, se ramasse sur lui-même et s'abîme dans sa propre surefficacité.

La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s'effondrer le système sous cet excès de réalité. Toute la dérision de la situation en même temps que la violence mobilisée du pouvoir se retournent contre lui, car les actes terroristes sont à la fois le miroir exorbitant de sa propre violence et le modèle d'une violence symbolique qui lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle de sa propre mort.

C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus.

Il faut se rendre à l'évidence qu'est né un terrorisme nouveau, une forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les règles du jeu pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-là ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils mettent en jeu leur propre mort, à laquelle il n'y a pas de réponse possible ("ce sont des lâches"), mais ils se sont approprié toutes les armes de la puissance dominante. L'argent et la spéculation boursière, les technologies informatiques et aéronautiques, la dimension spectaculaire et les réseaux médiatiques : ils ont tout assimilé de la modernité et de la mondialité, sans changer de cap, qui est de la détruire.

Comble de ruse, ils ont même utilisé la banalité de la vie quotidienne américaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant et étudiant en famille, avant de se réveiller d'un jour à l'autre comme des bombes à retardement. La maîtrise sans faille de cette clandestinité est presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n'importe quel individu : n'importe quel être inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-là ont pu passer inaperçus, alors chacun de nous est un criminel inaperçu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est peut-être vrai. Cela correspond peut-être bien à une forme inconsciente de criminalité potentielle, masquée, et soigneusement refoulée, mais toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrètement au spectacle du Mal. Ainsi l'événement se ramifie jusque dans le détail – source d'un terrorisme mental plus subtil encore.

La différence radicale, c'est que les terroristes, tout en disposant des armes qui sont celles du système, disposent en plus d'une arme fatale : leur propre mort. S'ils se contentaient de combattre le système avec ses propres armes, ils seraient immédiatement éliminés. S'ils ne lui opposaient que leur propre mort, ils disparaîtraient tout aussi vite dans un sacrifice inutile – ce que le terrorisme a presque toujours fait jusqu'ici (ainsi les attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il était voué à l'échec.

Tout change dès lors qu'ils conjuguent tous les moyens modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci multiplie à l'infini le potentiel destructeur. C'est cette multiplication des facteurs (qui nous semblent à nous inconciliables) qui leur donne une telle supériorité. La stratégie du zéro mort, par contre, celle de la guerre "propre", technologique, passe précisément à côté de cette transfiguration de la puissance "réelle" par la puissance symbolique.

La réussite prodigieuse d'un tel attentat fait problème, et pour y comprendre quelque chose il faut s'arracher à notre optique occidentale pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tête des terroristes. Une telle efficacité supposerait chez nous un maximum de calcul, de rationalité, que nous avons du mal à imaginer chez les autres. Et même dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n'importe quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des bavures.

Donc le secret d'une telle réussite est ailleurs. La différence est qu'il ne s'agit pas, chez eux, d'un contrat de travail, mais d'un pacte et d'une obligation sacrificielle. Une telle obligation est à l'abri de toute défection et de toute corruption. Le miracle est de s'être adapté au réseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette complicité à la vie et à la mort. A l'inverse du contrat, le pacte ne lie pas des individus – même leur "suicide" n'est pas de l'héroïsme individuel, c'est un acte sacrificiel collectif scellé par une exigence idéale. Et c'est la conjugaison de deux dispositifs, celui d'une structure opérationnelle et d'un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d'une telle démesure.

Nous n'avons plus aucune idée de ce qu'est un calcul symbolique, comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, résultat maximal. Exactement ce qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de Manhattan, qui illustrerait assez bien la théorie du chaos : un choc initial provoquant des conséquences incalculables, alors que le déploiement gigantesque des Américains ("Tempête du désert") n'obtient que des effets dérisoires – l'ouragan finissant pour ainsi dire dans un battement d'ailes de papillon.

Le terrorisme suicidaire était un terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c'est cela qui nous fait particulièrement peur : c'est qu'ils sont devenus riches (ils en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes, selon notre système de valeurs, ils trichent : ce n'est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n'en ont cure, et les nouvelles règles du jeu ne nous appartiennent plus.

Tout est bon pour déconsidérer leurs actes. Ainsi les traiter de "suicidaires" et de "martyrs". Pour ajouter aussitôt que le martyre ne prouve rien, qu'il n'a rien à voir avec la vérité, qu'il est même (en citant Nietzsche) l'ennemi numéro un de la vérité. Certes, leur mort ne prouve rien, mais il n'y a rien à prouver dans un système où la vérité elle-même est insaisissable – ou bien est-ce nous qui prétendons la détenir ? D'autre part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire des victimes de l'attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque chose d'inconvenant et d'obscène à en faire un argument moral (cela ne préjuge en rien leur souffrance et leur mort).

Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes échangent leur mort contre une place au paradis. Leur acte n'est pas gratuit, donc il n'est pas authentique. Il ne serait gratuit que s'ils ne croyaient pas en Dieu, que si la mort était sans espoir, comme elle l'est pour nous (pourtant les martyrs chrétiens n'escomptaient rien d'autre que cette équivalence sublime). Donc, là encore, ils ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils ont droit au salut, dont nous ne pouvons même plus entretenir l'espoir. Ainsi faisons-nous le deuil de notre mort, alors qu'eux peuvent en faire un enjeu de très haute définition.

Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vérité, la récompense, la fin et les moyens, c'est une forme de calcul typiquement occidental. Même la mort, nous l'évaluons en taux d'intérêt, en termes de rapport qualité/prix. Calcul économique qui est un calcul de pauvres et qui n'ont même plus le courage d'y mettre le prix.

Que peut-il se passer – hors la guerre, qui n'est elle-même qu'un écran de protection conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre bactériologique, ou de terrorisme nucléaire. Mais rien de tout cela n'est de l'ordre du défi symbolique, mais bien de l'anéantissement sans phrase, sans gloire, sans risque, de l'ordre de la solution finale.

Or c'est un contresens de voir dans l'action terroriste une logique purement destructrice. Il me semble que leur propre mort est inséparable de leur action (c'est justement ce qui en fait un acte symbolique), et non pas du tout l'élimination impersonnelle de l'autre. Tout est dans le défi et dans le duel, c'est-à-dire encore dans une relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse. C'est elle qui vous a humiliés, c'est elle qui doit être humiliée. Et non pas simplement exterminée. Il faut lui faire perdre la face. Et cela on ne l'obtient jamais par la force pure et par la suppression de l'autre. Celui-ci doit être visé et meurtri en pleine adversité. En dehors du pacte qui lie les terroristes entre eux, il y a quelque chose d'un pacte duel avec l'adversaire. C'est donc exactement le contraire de la lâcheté dont on les accuse, et c'est exactement le contraire de ce que font par exemple les Américains dans la guerre du Golfe (et qu'ils sont en train de reprendre en Afghanistan) : cible invisible, liquidation opérationnelle.

De toutes ces péripéties nous gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder cette prégnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu'on le veuille ou non, notre scène primitive. Et les événements de New York auront, en même temps qu'ils ont radicalisé la situation mondiale, radicalisé le rapport de l'image à la réalité. Alors qu'on avait affaire à une profusion ininterrompue d'images banales et à un flot ininterrompu d'événements bidon, l'acte terroriste de New York ressuscite à la fois l'image et l'événement.

Entre autres armes du système qu'ils ont retournées contre lui, les terroristes ont exploité le temps réel des images, leur diffusion mondiale instantanée. Ils se la sont appropriée au même titre que la spéculation boursière, l'information électronique ou la circulation aérienne. Le rôle de l'image est hautement ambigu. Car en même temps qu'elle exalte l'événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l'infini, et en même temps comme diversion et neutralisation (ce fut déjà ainsi pour les événements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on parle du "danger" des médias. L'image consomme l'événement, au sens où elle l'absorbe et le donne à consommer. Certes elle lui donne un impact inédit jusqu'ici, mais en tant qu'événement-image.

Qu'en est-il alors de l'événement réel, si partout l'image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? Dans le cas présent, on a cru voir (avec un certain soulagement peut-être) une résurgence du réel et de la violence du réel dans un univers prétendument virtuel. "Finies toutes vos histoires de virtuel – ça, c'est du réel !" De même, on a pu y voir une résurrection de l'histoire au-delà de sa fin annoncée. Mais la réalité dépasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c'est qu'elle en a absorbé l'énergie, et qu'elle est elle-même devenue fiction. On pourrait presque dire que la réalité est jalouse de la fiction, que le réel est jaloux de l'image... C'est une sorte de duel entre eux, à qui sera le plus inimaginable.

L'effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais cela ne suffit pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit pas à ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe, et c'est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables, et la fascination de l'attentat est d'abord celle de l'image (les conséquences à la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mêmes largement imaginaires).

Dans ce cas donc, le réel s'ajoute à l'image comme une prime de terreur, comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus c'est réel. Plutôt que la violence du réel soit là d'abord, et que s'y ajoute le frisson de l'image, l'image est là d'abord, et il s'y ajoute le frisson du réel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dépassant la fiction.

Ballard (après Borges) parlait ainsi de réinventer le réel comme l'ultime, et la plus redoutable fiction. Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas "réelle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXsiècle : la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l'image, et la lumière noire du terrorisme.

On cherche après coup à lui imposer n'importe quel sens, à lui trouver n'importe quelle interprétation. Mais il n'y en a pas, et c'est la radicalité du spectacle, la brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale (même si elle déclenche une réaction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste – extraordinaire en ceci qu'il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C'est en même temps le micro-modèle fulgurant d'un noyau de violence réelle avec chambre d'écho maximale – donc la forme la plus pure du spectaculaire – et un modèle sacrificiel qui oppose à l'ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure du défi.

N'importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s'interpréter comme violence historique – tel est l'axiome moral de la bonne violence. N'importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n'était pas relayée par les médias ("Le terrorisme ne serait rien sans les médias"). Mais tout cela est illusoire. Il n'y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l'événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens.

L'acte répressif parcourt la même spirale imprévisible que l'acte terroriste, nul ne sait où il va s'arrêter, et les retournements qui vont s'ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction possible entre le "crime" et la répression. Et c'est ce déchaînement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l'événement – non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l'ensemble du système, et dans la récession morale et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l'idéologie de liberté, de libre circulation, etc., qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.

Au point que l'idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s'effacer des mœurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d'une mondialisation policière, d'un contrôle total, d'une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions équivalant à celle d'une société fondamentaliste.

Fléchissement de la production,de la consommation, de la spéculation, de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se passe comme si le système mondial opérait un repli stratégique, une révision déchirante de ses valeurs – en réaction défensive semble-t-il à l'impact du terrorisme, mais répondant au fond à ses injonctions secrètes – régulation forcée issue du désordre absolu, mais qu'il s'impose à lui-même, intériorisant en quelque sorte sa propre défaite.

Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres formes de violence et de déstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur : terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax et de la rumeur, tout est imputé à Ben Laden. Il pourrait même revendiquer à son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes de désorganisation et de circulation perverse lui profitent. La structure même de l'échange mondial généralisé joue en faveur de l'échange impossible. C'est comme une écriture automatique du terrorisme, réalimentée par le terrorisme involontaire de l'information. Avec toutes les conséquences paniques qui en résultent : si, dans toute cette histoire d'anthrax, l'intoxication joue d'elle-même par cristallisation instantanée, comme une solution chimique au simple contact d'une molécule, c'est que tout le système a atteint une masse critique qui le rend vulnérable à n'importe quelle agression.

Il n'y a pas de solution à cette situation extrême, surtout pas la guerre, qui n'offre qu'une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires, d'information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d'intoxication. Bref, comme la guerre du Golfe, un non-événement, un événement qui n'a pas vraiment lieu.

C'est d'ailleurs là sa raison d'être : substituer à un véritable et formidable événement, unique et imprévisible, un pseudo-événement répétitif et déjà vu. L'attentat terroriste correspondait à une précession de l'événement sur tous les modèles d'interprétation, alors que cette guerre bêtement militaire et technologique correspond à l'inverse à une précession du modèle sur l'événement, donc à un enjeu factice et à un non-lieu. La guerre comme prolongement de l'absence de politique par d'autres moyens.

 

Jean Baudrillard est philosophe. © Editions Galilée/"Le Monde"
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU Monde 03.11.01

 

 

 

Le coup de force des Etats-Unis contre l'Irak n'est-il pas un aveu de faiblesse ?

 

Emmanuel Todd, historien français, anthropologue, analyse dans son livre 'Après l'empire' les signes de la décomposition du système américain.
Interview donné dans Télérama du 18 septembre 2002

Télérama : Pourquoi l'Irak semble-t-il, depuis 10 ans au coeur des obsessions américaines ?
Emmanuel Todd : Comprendre pourquoi l'Irak est un problème américain, c'est comprendre le fonctionnement stratégique des Etats-Unis. On voit souvent l'Amérique, depuis l'effondrement soviétique et plus encore de la Russie, comme un pays hyperpuissant qui aspire à régler tous les problèmes du monde, quite à l'exaspérer. Je crois le contraire, et ce en me fondant sur les analyses produites par les politologues  de l'establishment américain : sans que l'on s'en rende compte, le rapport de l'Amérique au monde s'est inversé. Autrefois on avait une Amérique puissante, autonome, qui avait stabilisé l'Eurasie alors menacée en son centre par l'empire soviétique. Donc, le monde avait besoin de l'Amérique à juste titre. Et puis, avec une accélération extraordinaire après la chute de mur de Berlin, l'Eurasie est en train de trouver son équilibre seule. Cela tient à l'alphabétisation de masse, et en corollaire, à la baisse du taux de fécondité. ces indices démographiques sont les indicateurs d'une autonomisation croissante des individus, donc de l'aspiration démographique. C'est, entres autres, à partir de ces critères démographiques que j'avais prévu dés 1976 l'écroulement à terme de l'empire soviétique. Aujourd'hui, l'Iran, par exemple, a une fécondité par femme de 2.1 comme les Etats-Unis, et on y voit apparaitre des formes démocratiques. On pourrait se dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, que les valeurs libérales (valeurs américaines) ont de fait triomphé, que l'Amérique peut s'en féliciter, se retirer auréolée de la gratitude universelle et se contenter de n'être plus qu'une démocratie parmi les autres.
Mais simultanément, l'Amérique elle-même est devenue un problème. Quand elle était dans sa situation impériale bénéfique, elle s'est laissée aller sur le plan économique, elle a laissé se détruire une bonne partie de son système industriel pour se consacrer à une vie de consommateur peu productif et elle a gonflé -lentement dans les années 70 et 80, avec une énorme accélération dans les années 90 -son déficit commercial, qui est passé de 100 milliards en 1993 à 450 milliards de dollars en 2000. Le plus surprenant est que ce déficit existe avec presque tous les pays du monde, y compris des pays en grande difficulté comme l'Ukraine.

T : Pourquoi s'est-elle laissé aller ?
ET : Il lui est arrivé ce qui arrive à tous les systèmes, toutes les nations, tous les individus même, qui ne voient pas le caractère inattendu et fragile de leur succès. Les Américains ont tendance à considérer leur hégémonie et leur réussite indéniable comme tenant à la nature même de leur être, sans mesurer ce que leur puissance avait d'accidentel. Beaucoup des qualités qui ont été attribuées au capitalisme libéral puis ultralibéral ont tenu à des dotations en ressources naturelles et à l'arrivée d'immigrants très qualifiés venus d'Europe puis d'Asie, bref à des accidents de l'Histoire.
Le 11 septembre 2001 symbolise pour moi le moment où apparaît clairement la faiblesse américaine. Au moment même où le monde sent qu'il peut s'organiser et être en paix sans intervention ni bases militaires américaines, l'Amérique se rend compte qu'elle ne peut survivre sans les subsides du monde. Elle est de fait un emprunteur qui doit soutenir son crédit sous forme d'obligations renouvelées, et pour cela maintenir l'idée qu'elle est au centre du monde, grand régulateur monétaire de la planète, dans une époque où en vérité le pouvoir économique et industriel lui échappe. L'Amérique ne peut donc que faire la preuve de sa puissance militaire sur des cibles faibles, en donnant de fausses raisons rationnelles : le pétrole en est une.

T : D'où la cible irakienne, pays pétrolier..., mais dont ne dépend pas le pétrole américain qui est majoritairement importé, signalez-vous, du Vénézuela ?
ET : En effet, c'est le pétrole européen qui vient du golfe ! Mais les Etats-Unis ont vu substantiellement chuter leur propre production, leurs réserves en pétrole seront épuisées en 2010. Il n'est pas possible pour les américains - et surtout pour la famille Bush qui a fait fortune grâce au pétrole -de ne pas le prendre au sérieux. C'est une obsession ! Mais pourquoi attaquer l'Irak alors que seulement 18% des barils importés proviennent du golfe ? Il y a là davantage une peur de l'exclusion qu'un élargissement de l'empire : le pouvoir américain dans le golfe persique tend à s'affaiblir. Les Etats-Unis ont perdu le contrôle de l'Iran, de l'Irak, et ils sont en train de perdre l'Arabie Saoudite : le pays des rois du pétrole entre dans une crise culturelle qui va l'amener à rejetter les Etats-Unis.

T : Sur le plan militaire, les Etats-Unis ont réaffirmé leur puissance, ils effectuent aujourd'hui plus de 40% des dépenses en armes de la planète...Difficile, là, de parler de faiblesse !
ET : Certes, mais sur le plan stratégique, soyons pragmatique et disons que la taille de l'adversaire donne la taille de la puissance américaine. L'adversaire que les Etats-Unis se choisissent, c'est l'Irak, pays sous-développé de 20 millions d'habitants affamés par des années de blocus...C'est donc qu'ils sont à son échelle militaire. Selon la théorie américaine, c'est un Etat menaçant qui fabrique et risque d'utiliser des armes de destruction massive et bactériologique. Or le seul pays dont on soit sûr qu'il ait préparé, à un moment donné, la guerre bactériologique, c'est terrible à dire, mais ce sont les Etats-Unis, puisque nous savons que les attaques à l'anthrax l'an dernier sont venus de l'intérieur ! l'Irak n'affole apparemment aucun de ses voisins : ni l'Iran, ni le Koweit, ni l'Arabie Saoudite, ni la Turquie. L'activité militaire des Etats-Unis ressemble plus à de l'agitation très théâtralisée, c'est du microthéâtralisme militaire !

T : Ce sont plus que des prétextes. Vous dites qu'entre l'Amérique et le monde arabo-musulman le conflit est anthropologique...
ET : Il est présenté comme tel, nuance ! L'incompatibilité des modèles familiaux ne pose de problème que lorsque les gens vivent ensemble sur le même territoire. Là, oui, l'assimilation suppose un véritable conflit culturel. Mais considérer que le conflit entre l'Amérique et les pays arabes est anthropologique est une absurdité. La coexistence mondiale des deux systèmes ne psoe aucun problème. Et de toute façon je vous garantis que le pilonnage par B52 de l'Afghanistan ne fait pas disparaitre la structure familiale arabe !

T : Comment analysez-vous que ce critère culturel devienne dominant, alors même que l'Amérique connait une faible immigration arabe ?
ET : J'ai cherché à l'intérieur de la société américaine les raisons  de ce qu'on appelle l'unilatéralisme. Ce qui est manifeste, en regardant sa politique extérieure, c'est qu'elle a - au contraire de celle de Rome et des vrais empires - de plus en plus de mal à traiter de façon égalitaire tous les peuples de la Terre. On le ressent notamment dans la façon dont les Américains s'investissent désormais aux côtés d'Israël. On est loin de ces politiques où, tout en protégeant Israël, on admettait que les Arabes étaient des êtres humains avec des droits.

T : C'est ce que vous appelez le recul de l'unversalisme américain ?
ET : Le rapport à l'autre du monde anglo-saxon est complexe. Il n'est ni   totalement différentialiste, c'est-à-dire hiérarchique, comme le fut Athènes et le sont l'Allemagne et le Japon, ni totalement universaliste, c'est-à- dire égalitaire comme le fut l'empire romain, et le sont la France, la Russie, la Chine, le monde arabe. l'anglo-saxon se situe entre les deux : il y a nous, puis les autres qui sont comme nous, et enfin les autres qui ne font pas partie de l'humanité. Pendant longtemps, l'humanité pour les américains, englobait tous les européens assimilés mais laissait à l'extérieur les Noirs et les Indiens. L'assimilation des uns était permise par exclusion des autres. Dans les années d'après-guerre, vers les années 60-70, on peut parler d'une progression de l'universalisme américain, avec un vrai effort pour émanciper les Noirs, pour intégrer ce qu'il restait d'Indiens. Maintenant, il y a un reflux clair de cette politique. J'ai noté cet indicateur révélateur : la hausse stupéfiante de la mortalité infantile chez les Noirs américains et une baisse du taux de mariages mixtes chez les mexicains, qui représentent l'immigration la plus importante. Et l'on retrouve ce même recul dans les relations internationales : la re-marginilisation des Noirs et des Maxicains est l'exact pendant du rejet des arabes et de l'euro-phobie montante à l'extérieur.
La concurrence avec l'empire soviétique a sans doute mené l'Amérique au-delà de ce dont elle était réellement capable dans le domaine de l'universel. Les Russes, eux, ont une tradition purement universaliste, et le communisme fut, dans son genre, un grand appel à l'universel, à l'égalité. Il était impossible à l'Amérique de le combattre sans avoir aussi un discours sur l'égalité. La lutte contre la ségrégation des Noirs est un effet indirect de la pression excercée par la concurrence du communisme sur l'Amérique. Cette pression disparue, la péoccupation universaliste de l'Amérique s'est effondrée aussi.

T : et l'Europe, face à cette nouvelle Amérique ? Vous qui fûtes anti-Maastrichien, vous voila plein d'espoir pour l'Europe et pour l'Euro!...
ET : Tout ce que je dis relève du réalisme stratégique et je dessine l'antagonisme qui est en train de naître entre les Etats-Unis et l'Europe. les pays d'Europe ont en commmun une vie sociale paisible, un faible taux d'homicides, une attitude équilibrée dans l'économie. Comme toutes ces nations ont des populations d'origine musulmane sur leur sol, comme le monde musulman est géographiquement leur voisin, comme c'est de là que provient leur pétrole, elles ont interêt à la paix. Peut-être les Européens découvrent-ils seulement que l'allié fondamental qui assurait la stabilité est devenu un facteur de désordre. Leur attitude est du coup très étrange : ils font, avec détermination, tout ce qu'il faut pour devenir durablement indépendants tout en se racontant qu'ils ne sont rien ! Mais ils ont fait l'Euro et l'euro est une menace pour l'hégémonie américaine beaucoup plus importante que Ben laden.
Sur le plan stratégique, les Américains ont déjà perdu, qu'ils fassent ou non la guerre à l'Irak? S'ils n'y vont pas, ce sera un aveu de faiblesse parce qu'ils ont déjà trop fait monter la pression ; s'ils y vont, ils deviennent officiellemment le pays qui trouble la paix du monde, ce qui risque d'amorcer deux processus en Europe. En premier, le réarmement, qui a déjà commencé, parce que l'Europe devra assurer sa défense, non pas contre les Etats-Unis, mais sans eux pour ne pas être embarquée malgrè elle dans leur politique aventureuse. En second lieu, la Russie, malgrè sa faiblesse économique et sociale mais avec la force de son arsenal militaire, deviendra pour les Européens le pays protecteur. Ce qui constitue une catastrophe stratégique pour les Etats-Unis. En fait, les Russes sont déjà nos protecteurs, mais nous n'en sommes pas conscients. Le rapprochement sera d'autant plus facile que le seul homme politique en ce moment qui ait une vision complète du monde, c'est Poutine. Dans la politique américaine, il y a autant de rationalité que de folie, dans celle de l'Europe, il y a de la rationalité et de la peur, mais chez Poutine, il y a le sens politique de la raison et du calcul.

T : Que souhaitez-vous aux américains ? Qu'ils acceptent leur faiblesse ?
ET : C'est un pays flexible où la démocratie a tout de même de beaux restes...Mais il faudrait pour cela que les Etats-Unis renoncent à leur rôle d'exception. Au stade actuel, je ne le sens pas !...Car, au-delà des scénarios raisonnables que l'on peut élaborer, pèse l'instabilité du destin général de l'Amérique..La France n'a pas ce souci. c'est un pays qui vasouille mais qui vasouille régulièrement depuis mille ans ! On n'a pas de doute sur sa survie. L'Amérique, depuis deux siècles, n'est qu'un déséquilibre dynamique. Et du coup la question de la viabilité ultime du système américain reste posée. C'est cela qui me soucie et qui peut-être empêche les Américains d'affronter sereinement leurs difficultés.

T : Est-ce cette caractéristique qui les rapproche d'Israël ?
ET : Sûrement, le rapport Etats-Unis-Israël peut être vu aussi comme celui de deux sociétés coloniales, deux sociétés d'immigration, deux sociétés qui n'ont pas encore fait la preuve de leur stabilité dans la longue durée. Et une société qui n'arrive pas à trouver son équilibre interne a tendance à chercher sa cohésion en faisant la guerre à d'autres.

T : L'amérique est-elle devenue folle ?
ET : J'ai dans la tête un verrou qui tient à mon histoire (ma mère réfugiée en Amérique pendant la guerre, mon grand-père juif autrichien...) qui me rend très difficile d'imaginer une Amérique qui tourne vraiment mal. Aujourd'hui, on a fabriqué cette injure d' "antiaméricanisme", comme naguère celle d'anticommunisme, pour s'empêcher de penser cela. L'Amérique n'est pas folle, juste fébrile et agitée, donc pas sûre d'elle-même. D'ailleurs si l'Amérique était forte et sûre d'elle-même, elle aurait déjà commencé à reconstruire le World Trade Center. Elle ne serait pas seulement en train de commémoere la catastrophe devant le vide. Un pays fort construit, surtout l'Amérique.

Propos recueillis par Catherine Portevin.

 

Le meilleur des mondes

Grégory Bénichou* a lu le livre de Francis Fukuyama

«Le but de mon ouvrage, écrit Fukuyama, est de montrer que, dans "le Meilleur des mondes", Aldous Huxley avait raison.» Comment nier, en effet, que nous entrons de plain-pied dans une post-humanité? En avançant dans la compréhension du fonctionnement du cerveau, l’auteur annonce la possible maîtrise chimique de la conduite humaine. Certaines molécules permettent déjà d’orienter nos émotions, notre tempérament ou notre comportement social à travers une véritable pharmacopée du bonheur. Dans cette alchimie spirituelle toute factice, comment jugera-t-on demain de l’identité morale d’un individu?

Dans cette époque saturée de scientisme et aveuglée par l’utilitarisme, l’homme n’est plus définissable, ni même localisable. En sélectionnant les embryons humains logés au fond des éprouvettes, Fukuyama dénonce l’eugénisme reptile qui se profile au xxie siècle, que beaucoup feignent encore d’ignorer. Un eugénisme «doux et correct» qu’un consensus extorqué voudrait blanchir. «Nous allons être capables, à l’avenir, de "sélectionner" des êtres humains comme nous le faisons pour les animaux.» Quant aux perspectives de clonage humain, comment ne pas prendre conscience qu’à travers la technique l’homme s’impatiente de choisir l’homme? L’abîme moral d’un tel futur conduit l’auteur à s’interroger sur le sens de la «dignité humaine», notion décisive qu’il n’explore que timidement. L’avenir de l’humanisme et des droits de l’homme reste néanmoins chevillé à cette question.

«Nous n’avons à accepter aucun de ces mondes futurs sous le faux étendard de la liberté, qu’il soit celui des droits de reproduction illimités ou celui de la recherche scientifique sans entraves.» Cette recherche doit être contrôlée, car la «scientificité» n’apporte aucune garantie contre la barbarie. Seuls les régimes démocratiques peuvent établir des restrictions légitimes capables d’empêcher que ce monde ne soit livré au renoncement servile et à l’entropie des besoins: «Il faut défendre l’idée de "dignité humaine", clame Fukuyama, non simplement dans des traités philosophiques, mais aussi dans le monde réel de la politique.» Sinon, c’en est fini de l’homme. Cette défaite qui se profile risque d’être la nôtre. Collective. Dans ces pages, elle crie au secours. G. B.

 (*) Grégory Bénichou enseigne l’éthique et les sciences humaines à l’Essec. Il vient de publier «le Chiffre de la vie – Réconcilier la génétique et l’humanisme», Seuil, 2002. 

«La Fin de l’homme», par Francis Fukuyama, la Table ronde, 2002, 368 p., 21,30 euros.

 Nouvel Observateur Semaine du jeudi 5 décembre 2002 - n°1987

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 Le nouveau paysage du risque         Par Urich Beck

 Changement climatique, aliments transgéniques, crise financière… Face à la géométrie variable des «risques incontrôlables», il faut développer une culture de l’incertitude.

 

On a vite fait de penser que la théorie de la société du risque est liée à une plus grande dangerosité de la vie quotidienne. En réalité, il ne s’agit pas d’une augmentation des risques incontrôlables, mais plutôt d’une suppression de leurs frontières. Cette disparition des frontières est tridimensionnelle: spatiale, temporelle et sociale. Dans la dimension spatiale, nous nous voyons confrontés à des risques qui ne tiennent pas compte des frontières d’un Etat-nation ni d’aucunes autres limites d’ailleurs: le changement climatique, la pollution atmosphérique et le trou d’ozone affectent tout le monde.

De même, dans la dimension temporelle, la longue période de latence des dangers comme, par exemple, pour l’élimination des déchets nucléaires ou les conséquences des aliments transgéniques, échappe aux procédures appliquées aux dangers industriels. Dans la dimension sociale, enfin, la problématique coexistence des menaces potentielles et de la question de leur responsabilité montre bien la difficulté à déterminer, de manière juridiquement pertinente, qui «provoque» la pollution de l’environnement, ou une crise financière, et qui en est responsable. Elles résultent en effet, la plupart du temps, des actions combinées de plusieurs individus.

Il faut bien comprendre que les «risques incontrôlables» ne sont pas ancrés géographiquement. En d’autres termes, ils sont difficilement imputables à un agent particulier et ne peuvent guère se maîtriser au niveau de l’Etat-nation. Il y a donc dissolution des limites de la prise en charge par l’assurance privée, dont la principale raison d’être consiste à indemniser les dommages et à évaluer leur probabilité par le calcul quantitatif du risque. Ainsi, comment simuler la maîtrise de l’incontrôlable en politique, en droit, en science, en technologie, en économie et dans la vie quotidienne reste la question centrale inhérente à la société du risque.

En Occident, la citoyenneté se conçoit autour de risques nationaux concernant quiconque vit dans le territoire donné. La suppression des frontières du risque montre bien les énormes difficultés d’un Etat-nation pour gérer le risque dans un monde de flux et de réseaux globaux, surtout lorsque personne n’assume la responsabilité des retombées. L’ESB est une illustration explosive de l’incapacité des Etats-nations à prédire, gérer et contrôler le risque dans un monde d’hybrides politiques aux interactions chaotiques. Les politiciens affirment ne pas être responsables: tout au plus régulent-ils les développements. Les experts scientifiques disent qu’ils ne font que créer des possibilités technologiques, mais ne décident pas de leur devenir. Les entreprises déclarent répondre simplement à la demande des consommateurs. La société est devenue un laboratoire sans responsable chargé du résultat de l’expérience.

Ceux qui encourent les dommages bénéficient-ils aussi des avantages? De la réponse à cette question dépend l’acceptabilité du risque. Si ce n’est pas le cas, le risque sera inacceptable pour ceux qui en sont affectés. Si l’avantage lui-même est contesté – comme dans le cas des aliments transgéniques –, il ne suffit pas de démontrer que le «risque résiduel» est, statistiquement parlant, hautement improbable. Un risque ne peut pas être considéré en soi, il est toujours teinté émotionnellement par des perceptions culturelles, par les critères utilisés pour l’évaluer.

La détermination du risque repose sur des normes culturelles, exprimées techniquement, définissant ce qui est encore acceptable et ce qui ne l’est plus. Lorsque des scientifiques prétendent qu’un événement a une faible probabilité de se produire et constitue, par conséquent, un risque négligeable, ils ne font que donner en langage codé leur avis sur les remboursements correspondants. Il est donc erroné de voir dans les jugements sociaux et culturels des éléments ayant pour seule portée une déformation de la perception du risque. Sans eux, il n’y a pas de risque. Ce sont bel et bien eux qui constituent le risque, bien que souvent de manière invisible.

Mais alors comment faire la différence entre risques réels et virtuels? On donne le même sens à ce qui pourrait exister qu’à ce qui existe réellement. Ce phénomène s’explique en grande partie par la réécriture si radicale du passé. Tant de choses autrefois considérées comme universellement sûres et saines, garanties par toutes les autorités possibles et imaginables, se sont avérées mortelles! C’est ce terreau qui alimente la peur des menaces qu’on imagine. Les risques virtuels n’ont plus besoin d’exister pour être perçus comme réels. Perçus comme des risques, ils provoquent des dommages et des désastres énormes. Aussi la distinction entre risques «réels» et perception «hystérique» n’a-t-elle plus lieu d’être. Economiquement il n’y a aucune différence.

La perte des mécanismes de décision contestataire axés sur la science et la domination des perceptions culturelles ont deux principales implications. Elles augmentent et renforcent encore la disparité des normes réglementaires entre les Etats, avec pour conséquence d’énormes tensions non seulement au plan national mais également au niveau des systèmes commerciaux mondiaux, régionaux et bilatéraux. Les institutions démocratiques supranationales existantes ont elles-mêmes du mal à prendre des décisions. Mais cette incapacité de gérer à la fois au niveau national et mondial les incertitudes fabriquées pourrait-elle devenir l’une des principales forces contre-offensives face au néolibéralisme. Elle pourrait décevoir ceux qui ont mis tous leurs espoirs dans les solutions du marché pour résoudre les problèmes de sécurité des consommateurs. A l’évidence, la législation récente sur la protection des consommateurs et la responsabilité des produits s’oriente de plus en plus vers une anticipation des dommages potentiels plutôt que vers des dommages réellement prouvés, et la charge de la preuve passe du consommateur au producteur dans des domaines variés, y compris l’ingénierie génétique. C’est la porte ouverte aux coalitions de cabinets juridiques internationaux et aux associations de consommateurs qui chercheront à faire les poches des multinationales.

Ainsi il apparaît une fois de plus que ce risque à géométrie variable – incalculable, non probabiliste – est plus que jamais une interprétation sociale dépendant des ressources nécessaires pour le définir et de l’accès à ces ressources. Voilà ce que j’entends par rapport de force dans la détermination du risque. Une fois le conflit du risque défini en ces termes, chaque cas conflictuel révèle une substructure de luttes subsidiaires autour des mêmes questions récurrentes: que faut-il prouver? Qui a la charge de la preuve? Qu’est-ce qui constitue la preuve en cas d’incertitude? Quelles sont les normes de responsabilité utilisées? Qui est responsable moralement? Qui doit payer? Bien entendu, ces questions se posent tant au plan national que transnational, en suivant la ligne de partage entre le Nord et le Sud. Expliquée sous cet angle, la politique du risque apporte un éclairage précieux sur les évolutions épistémologiques et leur rapport avec la stratégie politique. Ce qui, à son tour, donne corps à l’idée d’évolution sociale. Dans la mesure où le pouvoir dans les conflits de risque a changé au profit des mouvements sociaux, c’est tout le contexte du conflit du risque qui est transformé en une constellation encore plus réflexive.

Telles sont les caractéristiques du nouveau paysage de la société mondiale du risque: conséquences irréversibles échappant aux limites temporelles et spatiales; problème de la durée du temps de latence; contradiction avec la citoyenneté nationale; dominance de la perception publique; risques virtuels; diversité transnationale des normes réglementaires. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une culture de l’incertitude clairement distincte d’un côté de la «culture du risque résiduel» et de l’autre de la «culture de la sécurité». Elle consiste à être prêt à parler ouvertement de l’approche du risque; à vouloir faire la différence entre risques quantitatifs et incertitude non quantitative; à moderniser le tabou; à négocier entre rationalités différentes et à démontrer la volonté d’agir de manière responsable en cas de survenue d’un dommage malgré les précautions prises. Dans une culture de l’incertitude, on ne parle plus à la légère de «risques résiduels», car c’est à l’évidence un coût auquel on espère ne jamais devoir faire face. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une culture du risque zéro ou sécuritaire. J’entends par là une culture dans laquelle la sécurité devient à la fois une affaire d’attitude et de droit. Et où l’innovation est d’emblée limitée par les exigences de sécurité. U. B. (Traduit de l’anglais par Geneviève Carcopino)

 

Ulrich Beck, né en 1944 à Stolp, est professeur de sociologie à l’université de Munich et à la London School of Economics. Son livre «la Société du risque» (traduit en 2001 chez Aubier) a eu un retentissement international

Nouvel Observateur semaine du jeudi 5 décembre 2002 - n°1987


Francoscopie 2003

La vie, la mort, l'amour et le reste
Extraits des principaux thèmes de l'édition 2003 de la «Francoscopie».

Ça ressemble à des unes d'hebdomadaires généralistes sur l'état des Français, mais alors en beaucoup plus complet. C'est la livraison 2003 de la Francoscopie, le quasi culte opus annuel du sociologue Gérard Mermet. Extraits :

Les Français et le bonheur
On a beau entendre assez rarement dans son entourage proche, «je vais superbien dans mon couple, mon travail, ma vie, mon oeuvre», il semble ­ et ça n'est pas la moins étonnante des conclusions de cette radiographie des Français ­ qu'à titre personnel, une large majorité des Français (neuf sur dix environ) se trouvent heureux. C'est collectivement, en revanche, qu'on se trouve malheureux. Sans préjuger ici de ce «qu'est-ce que le bonheur», on peut cependant souligner que l'argent y contribue largement : «La proportion varie selon les groupes sociaux et la corrélation reste forte entre le revenu disponible et le sentiment de satisfaction», explique ainsi Gérard Mermet. Une perception optimiste de sa sphère individuelle, pessimiste de l'état de la société, souvent traduit en faits divers, catastrophes naturelles, délinquance, violence routière, misère humaine, chômage, corruption, pédophilie, faut-il continuer ? Bref, tout fout le camp, et tant qu'on n'a pas de difficultés monstrueuses dans sa vie familiale, professionnelle, affective, on se sent privilégié. Le malheur des uns...

Les Français et la consommation
Temps noirs, temps de crise, mais il faut bien consommer. Une consommation éclectique limite désespérée, histoire de redonner un peu de piment à sa vie, en se lassant de plus en plus vite. Du coup, le cycle de vie traditionnel des produits, tant sur le plan collectif qu'individuel, se raccourcit. Bref, l'auteur de Francoscopie dresse une typologie de cette consommation en temps de crise des plus frileux aux forcenés de l'économie. Les «craintifs», d'abord, qui restent chez eux, au cas où il y aurait une bombe au supermarché. Les «rationnels», qui sélectionnent soigneusement leurs destinations touristiques, par exemple, croyant savoir que certains endroits sont plus exposés que d'autres. Et enfin le groupe des «fatalistes», adeptes du : «Ben, de toute façon, on va pas s'arrêter de vivre.» Une famille qui ne cesse de croître depuis les crises alimentaires, vache folle, poulet fou, saumon fou, etc., et le 11 septembre.

En leur sein, un sous-groupe ­ genre : on attend l'Antéchrist et l'Apocalypse qui ne vont pas tarder sous forme de déluge ou de guerre bactériologique ­ profite de leurs derniers instants pour claquer du pognon comme des malades.

Enfin les «citoyens», qui se forcent à consommer pour faire vivre les entreprises, faire régresser le chômage et combattre les inégalités. Admirables.

Les Français et le cul
Le sexe, c'est agréable pour 93 % des Français, mais aussi répugnant pour 25 % d'entre eux et honteux pour 23 %, ce qui, d'emblée, laisse perplexes sur les relations de nos compatriotes avec le cul. En général, ça dure trente minutes une à trois fois par semaine, plutôt le soir au coucher (73 %) ou le matin au réveil (38 %). Un enthousiasme tempéré par certains sexologues, qui constatent une baisse importante de la libido sur 15 à 20 % de la population, d'autant que 400 000 personnes ont consulté en 2000 pour des problèmes sexuels contre 250 000 en 1998. Ce qui pourrait d'ailleurs signifier qu'on parle plus facilement de sexe, à problème ou pas, aujourd'hui. Cette baisse de la libido est mystérieusement attribuée à la pollution atmosphérique, ou, plus rationnellement, à la fatigue physique et morale du quotidien.

Voilà, en tout cas, qui pourrait expliquer la grande constante du missionnaire, l'indémodable, peu foulante et rassurante position, plébiscitée à 65 % des Français et le peu d'imagination en ce qui concerne les fantasmes : regarder un couple faire l'amour (32 % des femmes), faire l'amour dans la nature (53 % des hommes).

Les Français et la nuit
Effet des 35 heures, qui permettent, pour peu qu'on prenne son vendredi, de sortir le jeudi soir sans se balader avec la gueule de bois à retardement tout le week-end ? Pas sûr, vu que 70 % des Français qui sortent la nuit ont moins de 24 ans. En restent 30 % plus âgés, qui font mentir l'idée que, passé un certain âge, on reste à croupir chez soi derrière son cubi et devant sa télé.

En tout cas, la nuit blanche semble en vogue depuis une dizaine d'années, où le chiffre d'affaires des établissements nocturnes a doublé, pour atteindre 2 milliards d'euros. On sort dans les boîtes (300 millions d'entrées en 2001), dans les BAM (les bars à ambiance musicale, passés de 400 à 5 000), on s'éclate en «before» et en «after», profitant de la nuit qui n'est plus «un temps de récupération nécessaire entre deux jours mais un moment fort de la vie». Ce qui, explique le sociologue, annoncerait une transformation des modes de vie et des découpages sociaux. Les lieux à la mode sont des cocons privilégiés, en dehors de la vraie vie, faits pour que les habitués se retrouvent. Une forme de tribalisme nocturne où si tu ne fais pas partie de la bande, tu restes dehors avec ton bonnet péruvien mode.

Les Français au bureau
Rappelons, avec Gérard Mermet, l'origine du verbe travailler, tripaliare qui, en latin, signifie torturer avec un trepalium, instrument à trois pieux utilisé pour ferrer les boeufs. Ceci expliquant peut-être cela, les Français boivent certes de moins en moins, mais de plus en plus au bureau. Une consommation qui n'est plus seulement individuelle et cachée mais devient de plus en plus collective. Selon le sociologue ­ à chacun de vérifier sur son lieu de travail ­, les pots, repas d'affaires et autres occasions de convivialité se multiplient, tant dans les professions physiquement pénibles (bâtiment, travaux publics, etc.) que dans celles en relation avec le public. Un autre truc à vérifier au bureau : plus on est haut dans la hiérarchie, plus on se biture sur son lieu de travail.

 

Moral en berne pour les Français en 2002 «De la fête à la de-fete»

Depuis vingt ans, le sociologue Gérard Mermet, avec sa Francoscopie, décrypte les modes de vie des Français et leur évolution dans les différents domaines de leur vie professionnelle, familiale, personnelle ou sociale. La dernière édition 2003 de ce baromètre décrit des Français sérieusement dégrisés face au progrès.

Avez-vous constaté de grands changements dans le comportement des Français ces deux dernières années ?

Nous sommes passés des jours de la fête à la «dé-fête». Entre 1998 et 2000, c'était l'euphorie, le changement d'année, de millénaire, la victoire de la Coupe du monde, la nouvelle économie.ÊDepuis 2001, nous sommesÊentrés dans les lendemains de fête, avec la récession, la déprime technologique, la reprise du chômage, le sentiment d'insécurité, le 11 septembre. Et, de façon plus anecdotique, la défaite de l'équipe de France. De sorte que les Français se trouvent dans une situation très inconfortable où la visibilité est minimale ­ personne n'est capable de dire à quoi va ressembler 2003 ­ face à un risque qui apparaît comme maximal ­ la guerre contre l'Irak, les actes terroristes, etc. Avec le 11 septembre, les Français ont aussi découvert qu'il n'y avait plus de limites infranchissables.ÊOn ne pensait pas non plus qu'on puisse tenter, dans la France d'aujourd'hui, d'assassiner un président de la République en exercice, ou même, dans un autre registre, que la Bourse puisse s'écrouler aussi fortementÊet durablement.

C'est une période de rupture ?

Oui, en même temps qu'une période de transition et de transgression. Nous avons connu un changement de siècle et de millénaire (une expérience que peu d'humains ont eu l'occasion de vivre). Nous avons aussiÊvécu une sorte de changement de sexe, avec une imprégnation de plus en plus apparente des valeurs féminines. Il s'est produit aussi un changement de temps.ÊAu sens du temps qui passe ­ le rapport à la durée s'est transformé ­ etÊau sens du temps qu'il fait, avec le changement climatique. Tout cela alimente les craintes sur l'avenir. Aujourd'hui, une grande partie de la population est mal dans sa peau pour des raisons différentes. Le malaise traverse tous les groupes sociaux ; il y a assez peu de gens qui se disent : qu'est-ce que ce monde est agréable !

Vous parlez de société harcelée.

Oui, les gens ont l'impression d'être dans une société de harcèlement, moral et sexuel, mais aussi technologique, commercial, médiatique. Il faut être en permanence en état de veille. CelaÊparticipe au sentiment d'inconfort moral de la société, qui contraste avec le confort matériel.ÊLes élections du mois d'avril traduisent ces inquiétudes. J'observe un accroissement important de la proportion des «mutins», des gens qui refusent le système, le remettent en question, souhaitent une pause, un moratoire sur l'évolution technologique ou la mondialisation. Ils se sont beaucoup exprimés le 21 avril. Chez les jeunes, il y a, outre une forme de cynisme assez sensible, un fort souci de transgression ; même s'ils sont plus souvent des «mutants», on trouve aussi chez eux des mutins, qui vont manifester à Porto Alègre ou ailleurs. En même temps, ils sont dans un état d'esprit hédoniste sur le thème : autant profiter de la vie ici et maintenant. Ils mettent en application une sorte de principe de plaisir, à défaut du principe de réalité, celle-ci n'apparaissant pas toujours rose.

Vous y voyez un signe de repli ?

Au quotidien, il y a un certain repli sur le microsocial, le local, face à la globalisation : on voit se développer ce que j'appelle le «petisme», des gens se replient sur leur sphère domestique et personnelle. En parallèle, il y a aussi le «bougisme» ­ ce qu'on appelle aussi la mobilité ­ et qui est une façon de se prouver qu'on existe par le mouvement. Les FrançaisÊcontinuent de consommer, mais pour des raisons qui ne sont pas toujours positives. Ils n'achètent pas parce qu'ils sontÊcontents, mais par souci de combler un vide existentiel. On est passé de la société de consommation à la société de consolation.

Et l'amour ?

Ce repli sur le microsocial fait que l'amour et l'amitié sont des valeurs d'importance croissante. Nous sommes dans la société de l'émotion. Ce qu'a bien compris la télévision avec la télé-réalité... On assisteÊaussiÊà la transformation et à l'élargissement de la famille traditionnelle, remplacée par un groupe tribal de gens qu'on a choisis, avec lesquels on essaie de faire un bout de chemin.ÊDerrière l'individualisme apparent se profilent de nouvelles formes de vie en commun

Libération du 25 décembre 2002

 

Vers l'abîme ? Par Edgar Morin

Le progrès scientifique a permis la production et la prolifération d'armes de mort massive, nucléaires, chimiques et biologiques. Le progrès technique et industriel a provoqué un processus de détérioration de la biosphère, et le cercle vicieux entre croissance et dégradation écologique s'amplifie. La mondialisation du marché économique, sans régulation externe ni véritable autorégulation, a créé des nouveaux îlots de richesse mais aussi des zones croissantes de pauvreté ; elle a suscité et suscitera des crises en chaîne et son expansion se poursuit sous la menace d'un chaos auquel elle contribue puissamment. Les développements de la science, de la technique, de l'industrie, de l'économie qui propulsent désormais le vaisseau spatial Terre ne sont régulés ni par la politique, ni par l'éthique. Ainsi ce qui semblait devoir assurer le progrès certain apporte certes des possibilités de progrès futur, mais aussi crée et accroît des périls. Les développements susnommés sont accompagnés par de multiples régressions barbares. Les guerres se multiplient sur la planète et sont de plus en plus caractérisées par leurs composantes ethniques-religieuses. Partout la conscience civique régresse et les violences gangrènent les sociétés. La criminalité mafieuse est devenue planétaire. La loi de la vengeance remplace la loi de la justice en se prétendant la vraie justice. Les conceptions manichéennes s'emparent d'esprits faisant profession de rationalité. Les fous de Dieu et les fous de l'or se déchaînent. Les deux folies ont une connexion : la mondialisation économique favorise le financement du terrorisme qui vise à frapper mortellement cette mondialisation. En ce domaine comme en d'autres, la barbarie haineuse venue du fond des âges historiques se combine avec la barbarie anonyme et glacée propre à notre civilisation.

Les communications se multiplient sur la planète, mais les incompréhensions s'accroissent. Les sociétés sont de plus en plus en plus interdépendantes, mais elles sont de plus en plus prêtes à s'entredéchirer.

L'occidentalisation englobe le monde, mais provoque en réaction des refermetures identitaires ethniques, religieuses, nationales. Les certitudes irrationnelles égarent à nouveau, mais la rationalité abstraite, calculante, économistique, managériale, technocratique est elle-même incapable de saisir les problèmes dans leur humanité et dans leur planétarité. Les esprits abstraits voient l'aveuglement des fanatiques, mais non le leur. Les deux cécités, celle de l'irrationalité concrète et celle de la rationalité abstraite, concourent pour enténébrer le siècle naissant.

J'avais depuis longtemps souligné que le Moyen-Orient se trouvait au cœur d'une zone sismique planétaire où s'affrontaient les religions entre elles, religions et laïcité, Est et Ouest, Nord et Sud, pays pauvres et pays riches. Le conflit israélo-palestinien, au cœur de cette zone sismique, constituait de lui-même comme un cancer dont les métastases risquaient de se répandre sur le globe. Les interventions massives de Tsahal en territoire palestinien et les attentats kamikazes en territoire israélien ont intensifié un cercle vicieux infernal qui n'est plus désormais localisé. En effet, la répression meurtrière d'Israël a déclenché une lame antijuive inouïe dans le monde musulman, qui a repris en elle les anciens thèmes de l'antijudaïsme chrétien et de l'antijudaïsme nationaliste occidental, de sorte que la haine d'Israël se généralise en haine du juif. La violence aveugle des kamikazes palestiniens, puis les attentats d'Al-Qaida ont amplifié une lame d'anti-islamisme – non seulement en Israël mais aussi en Occident, non seulement chez les juifs de diasporas, mais plus largement dans des milieux divers comme en témoigne le livre d'Oriana Fallaci contre l'islam -La Rage et l'Orgueil, Plon-, religion identifiée à sa branche fanatique et régressive.

L'aggravation de la situation pourrait créer de nouveaux foyers de conflits à l'intérieur des nations. La France, avec sa nombreuse population d'origine musulmane et son importante population d'origine juive, a pu jusqu'à présent éviter que des violences de jeunes beurs et l'exaspération pro-israélienne conduisent à l'affrontement. Un nouveau déchaînement au Moyen-Orient conduirait à un accroissement de haine et de violence, et la France laïque deviendrait le théâtre d'une guerre ethno-religieuse entre deux catégories de ses citoyens. De plus, bien que sa création n'ait pas été liée au conflit israélo-palestinien, Al-Qaida, après les attentats du Kenya, s'est emparé de la cause palestinienne pour justifier ses massacres. Le cercle vicieux israélo-palestinien se mondialise, le cercle vicieux Occident-Islam s'aggrave. La guerre d'Irak éliminera un horrible tyran, mais elle intensifiera les conflits, les haines, les révoltes, les répressions, les terreurs, et elle risque de convertir une victoire de la démocratie en victoire de l'Occident sur l'Islam. Les vagues d'antijudaïsme et d'anti-islamisme se renforceront, et le manichéisme s'installera dans un choc de barbaries nommé "choc des civilisations".

Le responsable de la plus grande puissance occidentale est devenu apprenti sorcier ; dans sa lutte myope contre les effets du terrorisme, il en favorise les causes ; dans son opposition aux régulations économiques et écologiques, il favorise les dégradations de la biosphère.

La barbarie du XXe siècle a déchaîné sur de multiples régions d'humanité les fléaux de deux guerres mondiales et de deux supertotalitarismes. Les traits barbares du XXe siècle sont encore présents dans le XXIe, mais la barbarie du XXIe siècle, préludée à Hiroshima, porte de plus, en elle, l'autodestruction potentielle de l'humanité. La barbarie du XXe siècle avait suscité des terreurs policières, politiques, concentrationnaires. La barbarie du XXIe siècle apporte après le 11 septembre 2001 une potentialité illimitée de terreur planétaire.

Les nations ne peuvent résister à la barbarie planétaire sinon en se refermant de façon régressive sur elles-mêmes, ce qui renforce cette barbarie. L'Europe est incapable de s'affirmer politiquement, incapable de s'ouvrir en se réorganisant, incapable de se souvenir que la Turquie a été une grande puissance européenne depuis le XVIe siècle et que l'Empire ottoman a contribué à sa civilisation. (Elle oublie que c'est le christianisme qui, dans le passé, s'est montré intolérant pour toute autre religion pendant que l'islam andalou et ottoman acceptait christianisme et judaïsme). Sur le plan mondial, les prises de conscience sont dispersées. L'internationale citoyenne en formation est embryonnaire. Une société civile planétaire n'a pas encore émergé. La conscience d'une communauté de destin terrestre demeure disséminée. Une véritable alternative ne s'est pas encore formulée.

L'idée de développement, même réputé "durable", donne pour modèle notre civilisation en crise, celle-là même qu'il faudrait réformer. Elle empêche le monde de trouver des formes d'évolution autres que celles qui sont calquées sur l'Occident. Elle empêche de générer une symbiose des civilisations, qui intégrerait le meilleur de l'Occident (les droits de l'homme et de la femme, les idées de démocratie) mais en exclurait le pire. Le développement est lui-même animé par les forces incontrôlées qui conduisent à la catastrophe.

Jean-Pierre Dupuy, dans son livre Pour un catastrophisme éclairé ("La couleur des idées", Seuil), propose de reconnaître l'inévitabilité de la catastrophe afin de l'éviter. Mais, outre le fait que le sentiment d'inévitabilité peut conduire à la passivité, M. Dupuy identifie abusivement le probable à l'inévitable. Le probable est ce qui, pour un observateur en un temps et un lieu donnés disposant des informations les plus fiables, apparaît comme le processus futur. Et effectivement tous les processus actuels conduisent à la catastrophe. Mais l'improbable reste possible, et l'histoire passée nous a montré que l'improbable pouvait remplacer le probable, comme ce fut le cas en fin 1941-début 1942 quand la probable longue domination de l'empire hitlérien sur l'Europe devint improbable pour faire place à une probable victoire alliée. En fait, toutes les grandes innovations de l'histoire ont brisé les probabilités : il en fut ainsi du message de Jésus et Paul, de celui de Mahomet, du développement du capitalisme puis de celui du socialisme.

La porte est ouverte donc sur l'improbable, même si l'accroissement mondial de barbarie le rend actuellement inconcevable.

Paradoxalement, le chaos où l'humanité risque de sombrer porte en lui son ultime chance. Pourquoi ? Tout d'abord parce que la proximité du danger favorise les prises de conscience, qui peuvent alors se multiplier, s'amplifier et faire surgir une grande politique de salut terrestre. Et surtout pour la raison suivante : quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, soit il se désintègre, soit il est capable, dans sa désintégration même, de se métamorphoser en un métasystème plus riche, capable de traiter ces problèmes. L'humanité est actuellement incapable de traiter ses problèmes les plus vitaux, à commencer par celui de sa survie. Elle est techniquement capable mais politiquement incapable d'éliminer la faim dans le monde. Cette incapacité culmine aujourd'hui dans le paradoxe argentin, dont la production alimentaire est cinq fois supérieure aux besoins de la population, alors qu'un grand nombre d'enfants (25 % pour la province de Tucuman) souffrent de malnutrition grave. De fait, dans le monde actuel, il est impossible de réaliser le possible.

Ici, l'idée de feed-back -rétroaction- positif nous est utile. Cette notion, formulée par Norbert Wiener, désigne l'amplification et l'accélération incontrôlées d'une tendance au sein d'un système. Dans le monde physique, un feed-back positif conduit infailliblement ce système à la désintégration. Mais dans le monde humain, comme l'a pointé Magoroh Maruyama, le feed-back positif, en désintégrant d'anciennes structures pétrifiées, peut susciter l'apparition de forces de transformation et de régénération. La métamorphose de la chenille en papillon nous offre une métaphore intéressante : quand la chenille est entrée dans le cocon, elle opère l'autodestruction de son organisme de chenille, et ce processus est en même temps celui de formation de l'organisme de papillon, lequel sera à la fois le même et autre que la chenille. Cela est la métamorphose. La métamorphose du papillon est préorganisée. La métamorphose des sociétés humaines en une société monde est aléatoire, incertaine, et elle est soumise aux dangers mortels qui lui sont pourtant nécessaires. Aussi l'humanité risque-t-elle de chavirer au moment d'accoucher de son avenir.

Pourtant, de même que notre organisme porte en lui des cellules souches indifférenciées capables, comme les cellules embryonnaires, de créer tous les divers organes de notre être, de même l'humanité possède en elle les vertus génériques qui permettent les créations nouvelles ; s'il est vrai que ces vertus sont endormies, inhibées sous les spécialisations et rigidités de nos sociétés, alors les crises généralisées qui les secouent et secouent la planète pourraient susciter la métamorphose devenue vitale. C'est pourquoi il faut passer par la désespérance pour retrouver l'espérance.

Edgar Morin est sociologue.

• ARTICLE PARU DANS LE MONDE DU 01.01.03

Mon journal de la semaine, par Henri Troyat dans libé du 1er février 2003. Extraits

Le Terrorisme, cette fatalité inventive

Le monde a tellement évolué dans la brutalité et l'insolence que pour tout être normalement constitué, le comble du bonheur, c'est de rentrer chez soi, à la tombée de la nuit, sans avoir subi nulle avanie ni contrariétés majeures dans la journée.
Pour ma part, je me répète, comme une litanie protectrice, que chaque jour sans désagrément majeur est un cadeau de Dieu. J'essaye même de m'habituer à l'expansion du terrorisme comme à une fatalité inventive. Cette gymnastique mentale, je la recommande à tous ceux qui, comme moi, ne sont sûrs de rien, nulle part, ni jamais.

Guerre ou paix en Irak ?
Je me demande si Bush ne se félicite pas secrètement de susciter tant de haine dans tant de pays. Dernièrement, lorsque je travaillais à ma biographie de Paul 1er, j'ai été frappé de constater que ce tsar prenait un vif plaisir à déplaire. Plus il contrariait ou horrifiait ses sujets et plus il était heureux de sa journée. N'est-ce pas la même jouissance que Bush éprouve en se mettant à dos les trois quarts de l'Europe ? Le tsar russe d'autrefois et le tsar américain d'aujourd'hui n'obéissent-ils pas à la même envie de rassembler autour d'eux beaucoup de mécontents pour se convaincre, une fois pour toutes, de leur suprématie personnelle ?

 

Méditant sur les diverses causes du terrorisme au nom d'une idée, j'en suis arrivé à me dire qu'elles se confondaient en une seule : celle de se lancer dans d'autres aventures, parmi d'autres protagonistes, que ceux de tous les jours.

 

Non à la guerre en Irak.          Télérama du 1er février 2003

John Le Carré : Que Bush et sa clique aient réussi à détourner la colère des américains d'Oussama ben Laden sur Saddam Hussein constitue l'un des plus beaux tours de passe-passe de l'histoire de la communication.

Emmanuel Todd: il faudrait être farouchement anti-américain pour être favorable à cette guerre où les États-Unis ne peuvent que s'appauvrir, s'embourber, se délégitimer définitivement, bref se détruire.
Il se confirme que la fermeté de la résolution des américains à attaquer l'Irak est fonction du cours du dollar. Actuellement, on la sent faiblir parce que le dollar baisse. Ce qui est très logique : quand on a 450 milliards de dollars de déficit commercial, s'engager à l'autre bout du monde avec une monnaie qui menace de s'effondrer, c'est très dangereux ! La moindre anicroche, et c'est le désastre impérial !

Réchauffement climatique

A en croire les conclusions d'un rapport (1) publié hier sous l'égide de Bruxelles, l'Europe court à la catastrophe. Réchauffement climatique bien pire que dans le reste du monde, tempêtes, inondations, sécheresse, disparition des glaciers, déplacement de populations, surmortalité des personnes âgées... c'est un véritable scénario noir que dresse l'Agence européenne de l'environnement (AEE) pour les cent prochaines années. En gros, si les Etats ne font rien pour limiter les impacts du changement climatique, et notamment freiner la progression des émissions de gaz à effet de serre, l'Europe de 2 100 connaîtra en continu les mêmes affres que ceux de l'été 2003.

On savait déjà que la température mondiale ne cesse d'augmenter. Selon le groupe d'experts de l'ONU pour le climat, celle-ci devrait grimper de 1,4 à 5,8 °C d'ici à la fin du siècle. Mais ce qui est nouveau, c'est que ce réchauffement devrait être bien pire en Europe (+2 à +6,3 °C). Au cours des cent dernières années déjà, le Vieux Continent s'est réchauffé plus vite (+0,95 °C) que le reste du monde (+0,7 °C), notamment les pays du Sud tels l'Espagne, l'Italie et la Grèce. Ce ne serait qu'un début. Vers 2080, en Europe, «les hivers rigoureux pourraient presque totalement disparaître», tandis que «les étés torrides, les sécheresses et les incidents dus à de fortes pluies ou grêles pourraient devenir beaucoup plus fréquents», affirme le rapport de l'AEE en soulignant les conséquences possibles : surmortalité humaine, fonte des glaciers, augmentation du niveau de la mer, diminution des populations d'espèces végétales...

«Nous devons de toute urgence nous adapter à cette évolution qui risque d'avoir de graves conséquences humaines et économiques», a expliqué hier à Libération la responsable de l'AEE. Selon Jacqueline McGlade, les «événements climatiques extrêmes» de ces cinq dernières années (canicules, inondations...) ont déjà coûté, outre des drames humains, pas moins de «60 milliards d'euros» à l'Europe. Un coût qui ne peut que s'alourdir dans les décennies à venir si les Etats ne réagissent pas au niveau communautaire, national mais aussi local. «Un ensemble de petites décisions peuvent parfois provoquer ou empêcher une catastrophe», explique-t-elle en mettant l'accent sur l'urgence de prendre en compte le réchauffement climatique dans les questions d'aménagement du territoire. «Il faut identifier les zones à risque, stopper l'urbanisation massive de certaines grandes villes d'Europe et de leurs environs, telles Rotterdam ou Paris, adapter l'architecture, empêcher les décideurs locaux de bétonner à tout-va (parkings, supermarchés...) sans prendre en compte la nécessaire perméabilité des sols... Mais vite. C'est en train d'arriver maintenant, chacun doit s'en rendre compte.» En gros, c'est une vraie révolution des modes de vie que préconise l'AEE.

Libération 19 août 2004

(1) www.eea.eu.int/

Consommation de psychotropes

Pourquoi les Français consomment toujours plus de psychotropes

Antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères : ces médicaments voient chaque année leurs ventes progresser, comme l'ont souligné les derniers chiffres de l'assurance-maladie. Cet usage, souvent abusif et de plus en plus chronique, répond à un "mal-être" que les médecins ne peuvent gérer.  D'après les données publiées jeudi 2 septembre par la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM), les psychotropes occupent la deuxième position, derrière les antalgiques, les médicaments les plus prescrits.

Les volumes sont impressionnants. Ainsi, en 2003, près de 15 millions de boîtes de Stilnox (somnifère), 11,5 millions de Deroxat (antidépresseur) et plus de 8,5 millions de Temesta (anxiolytique) ont été délivrées et remboursées. Ce n'est pas la première fois que ces produits censés répondre aux troubles du sommeil, aux états dépressifs ou à l'anxiété se retrouvent parmi les vingt-cinq médicaments les plus consommés en France. Mais d'année en année, les prescriptions progressent : + 8,2 % entre 2002 et 2003 pour le Deroxat, + 6,9 % pour le Temesta. Quant aux reculs du Prozac (antidépresseur), du Lexomil, du Xanax (anxiolytiques) et de l'Imovane (somnifère), ils s'expliquent essentiellement par la pénétration de leurs génériques : la prescription de ces molécules n'est pas en régression.

Voilà bientôt dix ans que la surconsommation de psychotropes - cette "explosion de la médicalisation pharmacologique de l'existence", selon les termes du professeur Edouard Zarifian, chargé en 1995 d'un rapport sur la prescription de ces produits - est démontrée sans qu'aucune mesure n'ait été prise par les pouvoirs publics pour inverser la tendance. Selon une étude du Credes publiée en 1996, les Français sont les plus gros consommateurs de psychotropes en Europe.

PRESCRIPTIONS NON JUSTIFIÉES

En 2000, près de 25 % des assurés sociaux se sont fait rembourser au moins une fois dans l'année un psychotrope, indique une récente enquête de l'assurance-maladie. Parmi ces consommateurs, 43 % ont reçu une ordonnance de plusieurs types de psychotropes. Les anxiolytiques restent la classe la plus prescrite (17,4 % des assurés sociaux en ont pris en 2000), suivis par les antidépresseurs (9,7 %), qui devancent désormais les hypnotiques (8,8 %). Quant aux consommateurs réguliers (au moins quatre remboursements sur une année pour une même classe thérapeutique), ils représentent 11,2 % des personnes bénéficiant du régime général de Sécurité sociale. Qui consomme ? Les femmes bien davantage que les hommes (31,3 % contre 17,3 %) et les personnes âgées. Après 60 ans, la moitié des femmes et un tiers des hommes ont pris au moins un psychotrope dans l'année.

Une part importante de ces prescriptions apparaît abusive et médicalement non justifiée. "Le taux de consommateurs d'antidépresseurs mesuré (9,7 %) est bien supérieur au taux de prévalence de la dépression, estimé en France à 4,7 %", souligne l'étude de l'assurance-maladie. De plus, près de la moitié des utilisateurs d'antidépresseurs ont une durée de prescription "non conforme à l'autorisation de mise sur le marché" et, en matière d'anxiolytiques et d'hypnotiques, "au moins 40 % des personnes ont eu quatre remboursements et plus dans l'année 2000, ce qui est en contradiction avec les recommandations médicales". Quant aux personnes âgées, leur niveau de consommation est considéré comme "préoccupant" par l'assurance-maladie, notamment à cause des possibles effets secondaires de ces produits : risque accru de chute, troubles confusionnel ou délirant et troubles du rythme cardiaque.

Abandon du mot "folie" au profit du terme "santé mentale" ou "souffrance psychique", puissance de l'industrie pharmaceutique, propension de la société à reconnaître le mal-être, apparition d'entités cliniques mal définies (dépression, stress, anxiété)... de multiples facteurs peuvent être avancés pour tenter d'expliquer pourquoi les Français sont devenus si "accros" aux psychotropes.

"Il n'y a pas plus de gens qui vont mal que dans les années 1950 mais on leur a appris comment cela s'appelait - la dépression - et que des médicaments existaient", estime Philippe Pignarre, auteur de Comment la dépression est devenue une épidémie (éd. La Découverte). En l'absence de définition précise de la dépression, le spectre des indications de ces médicaments ne cesse officieusement de s'élargir. "Ces produits ont changé de statut", analyse le sociologue Alain Ehrenberg. "C'est la relation entre le normal et le pathologique qui s'est modifiée", ajoute ce chercheur, dont l'ouvrage La fatigue d'être soi (éd. Odile Jacob) fut, en 1998, salué par la critique.

"DÉPENDANCE"

Reste que cette "boulimie" de psychotropes ne peut pas être dissociée du niveau de consommation globale de médicaments. La France arrive en deuxième position, derrière les Etats-Unis, pour les dépenses pharmaceutiques par habitant.

1 milliard de chiffre d'affaires en 2001

Entre 1980 et 2001, le marché des psychotropes s'est "notablement développé", passant de 317 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel en 1980 à plus de 1 milliard d'euros en 2001, indique une étude de la direction de la recherche, de l'évaluation et des statistiques (Drees) parue en janvier. Cette croissance est surtout le fait des antidépresseurs, qui représentaient, en 2001, près de 50 % des ventes de psychotropes contre 25 % en 1980. Ce boom est dû à l'apparition, dans les années 1980, d'une nouvelle classe d'antidépresseurs, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) - comme le Prozac ou le Deroxat - qui produisent moins d'effets secondaires (confusion mentale, troubles cardiaques...) que les médicaments plus anciens. Au-delà des épisodes dépressifs spécifiques, la prescription des antidépresseurs s'est étendue au concept vague des "troubles de l'humeur".

Extrait du monde du 7.09.04

Pourquoi ça ne va pas plus mal ?

Faisons de l'art de vivre un enjeu individuel et collectif, propose Patrick Viveret dans un livre particulièrement tonique, Pourquoi ça ne va pas plus mal ?,  Fayard (2005) . Changeons notre rapport à l'argent, au pouvoir et au temps. Inventons une politique qui placerait le « désir d'humanité » au coeur de ses perspectives. Utopie ? Les forces du changement sont là, de nouvelles manières d'être au monde existent déjà qui ne demandent qu'à s'exprimer, affirme Patrick Viveret. Et il y a urgence !

L'humanité est une espèce très jeune comparée à d'autres espèces animales. Rien ne garantit pourtant qu'elle ait la durée devant elle. Depuis Hiroshima, elle s'est en effet constituée en sujet négatif de sa propre histoire en se donnant les moyens de s'autodétruire. En ce début de millénaire, cette autodestruction peut prendre diverses formes. Outre les armes de destruction massive, il y a les risques de dégradation écologique ou encore l'usage incontrôlé de la révolution du vivant : l'humanité est en train d'acquérir la capacité de sa propre mutation en tant qu'espèce. La menace ne vient donc pas de l'extérieur : ce qui guette l'humanité, c'est sa propre barbarie. Opérer cette prise de conscience est un des enjeux du siècle qui vient.

Les chiffres officiels, ceux du Pnud (Programme des Nations unies pour le développement), par exemple, montrent qu'il suffirait d'une cinquantaine de milliards de dollars par an pour éradiquer la faim, permettre à tous l'accès à l'eau potable et aux soins de base. Comment peut-on prétendre qu'il est impossible de mobiliser une telle somme quand nous consacrons dix fois plus à la publicité ou à la consommation de stupéfiants et vingt fois plus à l'armement ? Contrairement à ce qu'affirme le discours dominant, les problèmes de l'humanité ne résultent pas principalement du manque de ressources naturelles, monétaires ou techniques. Quand on sait qu'aujourd'hui la fortune de 225 personnes est égale au revenu cumulé de 2,5 milliards d'êtres humains, les propos de Gandhi prennent un tour prophétique : « Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous, mais pas assez pour satisfaire le désir de possession de chacun. »

Que faites-vous de cette « guerre économique » dont les médias nous parlent tous les jours ?
Patrick Viveret : C'est ce discours qu'il faut justement déconstruire, il est en grande partie mensonger. On nous affirme que la crise économique et la compétition mondiale ne nous permettent plus les facilités des années 60 et 70. La crise économique, commencée avec le quadruplement du prix du pétrole en 1973-1974, aurait sifflé la fin de la récréation. Mais les chiffres ne révèlent rien de tel. S'agissant du monde développé, nous vivons dans des sociétés beaucoup plus riches qu'elles ne l'étaient dans la période bénie des années de croissance. Ainsi, entre 1974 et 1988, le PIB a progressé de 48 % dans l'ensemble des pays de l'OCDE. Et au niveau mondial, les chiffres sont encore plus spectaculaires.

En réalité, la plupart des raretés à l'origine des grands maux de l'humanité sont provoquées par la guerre et la cupidité. Nous sommes ainsi en présence d'une guerre économique qui n'a pas réellement de cause économique. Et le premier à avoir mis le doigt sur ce paradoxe est Keynes, le célèbre économiste britannique. Dès 1930, en pleine récession américaine, il formulait l'hypothèse que le monde était moins confronté à une « crise économique » qu'à une « crise de l'économique ». Depuis des siècles, expliquait-il, les sociétés se sont organisées pour lutter contre la pénurie et ne sont pas préparées culturellement à la sortie de la rareté : si nous ne réussissons pas une mutation culturelle à la hauteur de cette mutation économique et technique qui a produit l'abondance, nous allons vers une « dépression nerveuse » collective. Quelle lucidité ! L'abondance pose en effet des questions inédites. Au « comment survivre ? » se substitue le « pourquoi vivre ? ». A l'ordre de l'avoir, celui de l'être. Souvenons-nous de Keynes : « Ce seront les peuples capables de préserver l'art de vivre et de le cultiver de manière plus intense qui seront en mesure de jouir de l'abondance le jour où elle sera là. »


L'art de vivre devient-il un enjeu politique ?
Patrick Viveret : Oui, et la priorité consiste à détecter les personnes et les groupes conscients que l'humanité est entrée dans une nouvelle phase de son histoire, à repérer ces forces de vie capables de résister aux pulsions mortifères qui nous menacent. Car de nouvelles manières de vivre existent déjà et touchent une proportion plus importante qu'on ne le croit de la population. A l'occasion d'une vaste enquête sociologique - elle portait sur un échantillon de 100 000 personnes -, deux Américains, Paul Ray et Sherry Anderson, ont fait ainsi apparaître le phénomène de ce qu'ils ont appelé les « créatifs culturels ». Des gens ancrés dans leur époque, mais qui décrochent du modèle dominant de la course, de la guerre et de l'avoir. Des gens sensibles aux enjeux écologiques, exigeants quant à leur développement personnel, à leur qualité de vie, partageant des valeurs de solidarité et, pour nombre d'entre eux, de quête spirituelle. Curieusement, ceux-ci se croyaient marginaux. L'enquête les a pourtant estimés entre 12 et 25 % de la population, selon que l'on considère le noyau dur de la catégorie ou ceux qui s'en approchent. Comment ne pas penser alors à d'autres enquêtes qui ont fait émerger de manière fragmentaire de nouveaux comportements : ceux de ces consommateurs qui intègrent un souci de commerce équitable dans leurs décisions d'achat ? Ceux des néoruraux qui quittent la grande ville pour vivre un autre rythme à la campagne ? Ceux des jeunes diplômés qui laissent de côté une carrière toute tracée pour s'engager dans un métier-passion moins rémunérateur ?