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sommaire Le DEFI : Sauver la planète.. |
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Marchés financiers |
Ce jour qui
fut un tournant dans la mondialisation : Le réveil est douloureux. Donc, une lointaine
contrée, aride et montagneuse, déchirée par des luttes tribales du Moyen Age,
lAfghanistan, compte pour léconomie mondiale. De son sort, des tractations
politiques conduites pour un brumeux « après-talibans », dépend la reprise
ou non de Wall Street, la « confiance » des consommateurs américains,
lentraînement sur LEurope, bref, la croissance de la planète. Dans lère de léconomie triomphante, chaque État, chaque événement, ne pesait que son poids commercial. La politique étrangère américaine était devenue mercantiliste. Le « combien de division , le Vatican ? » était devenu « combien de consommateurs ? ». États-Unis, Europe, Japon et leurs satellites immédiats sont en paix depuis cinquante ans et font 90% de léconomie mondiale. Ce qui se passe dans les 10% restants nétait, cyniquement mais aussi objectivement, que de peu dimportance, hormis, bien entendu, les sources de pétrole et de matières premières surveillées de très près. Surtout, les pays développés ont trouvé avec linformatique un nouveau moteur de croissance « interne » : des marchés neufs (téléphonie, Internet ) et de nouveaux modes de production plus efficaces. Cette « nouvelle économie » ouvrait au nord une nouvelle phase de prospérité durable et autocentrée. Le capitalisme a eu ses périodes « extensives » qui appuient le développement sur la conquête coloniale de débouchés. Il semblait entrer, grace aux nouvelles technologies, à nouveau dans une période dexpansion « intensive » durant laquelle il na plus besoin dêtre conquérant puisquil trouve chez lui les forces de sa croissance. Signe de cette rupture : pour la première fois en 1999, puis plus encore en 2000 et 2001, les flux financiers du Nord vers le Sud ont été plus faibles que dans le sens inverse. Le monde développé se repliait sur lui-même. Le 11 septembre a tout changé. Léconomie tombe de haut : voilà que la religion compte. Et la géographie. Et lhistoire. Voilà que le monde ne peut pas se couper en deux parties étanches, lune riche et sécurisée derrière un moderne système anti-missile, lautre laissée, tant pis pour elle, à ses guerres et son « archaisme ». La menace, jusque-là restée à létat de vague hypothèse, est devenue réalité : le terrorisme a frappé aux Etats-Unis, le World Trade Center. Voilà le neuf : les États lointains ne peuvent plus être laissés à leur anarchie. Ils sont devenus des repaires de terroristes et ils envoient au Nord, par-delà les frontières, des réfugiés, de la drogue et maintenant des avions lamikazes. La guerre du Kosovo a pu être un avertissement. Mais elle est à classer dans lépoque davant : si le monde riche sen est préoccupé, cest parce quelle se déroulait en Europe même et menaçait de sy étendre. Il a suffi de la contenir, par lenvoi de forces et dargent. Cette fois, il sagit de tout autre chose puique des terroristes se sont attaqués directement au cur de léconomie du Nord. Les combattre impose de se soucier de ces États qui leur servent de havre. Il y a plus. Lécroulement du World Trade Center a trouvé un écho dans lensemble du monde arabo-musulman (un milliard de consommateurs) et, au-delà, dans les pays sous-développés. Hybridation économique Le djihad de Ben Laden a rencontré les ressentiments les plus variés nés des bouleversements quentraîne la mondialisation. Lanti-américanisme sest accolé à lantilibéralisme, l « humiliation arabe» au mal-développement. Les miliatants antimondialisation avaient dénoncé ces dernières années la montée des désordres et des inégalités dune économie qui, selon eux, tourne au seul profit de lOccident. Le terrorisme rejoint ce message et le rend dramatique. Même si le terrorisme nest pas né de la pauvreté, le vaincre passe par la lutte contre la pauvreté. Deux scénarios sont possibles. Le premier est celui de la meilleure « gouvernance » mondiale. LOccident, a dit Jacques Chirac, devant lUnesco lundi 15 octobre, doit cesser dimposer sa culture « essentiellement matérialiste » et « vécue comme aggressive ». La mondialisation doit « faire prévaloir linterêt des hommes » et se « civiliser » , formule qui renvoie à la « mondialisation maîtrisée » de Lionel Jospin. Ces dernières années ont vu naître une forme de politique mondiale (regain tantôt de lONU, tantôt du G8, création de lOrganisation mondiale du commerce, du Tribunal pénal international ) encore très embryonnaire et déjà contestées. On assistait à un début de régulation des marchés (par le FMI, le G7-finances, les grandes banques centrales ) et à lémergence dune société civile plus ou moins bien représentée par les ONG (organisations non gouvernementales). Hybridation économique et sociale, mixité culturelle, coopération mondiale, interventionnisme international plus prononcé dans tous les domaines : ce nouveau monde a une allure idéaliste, même sil correspond à certaines évolutions constatées. Aller plus loin ne sera ni facile ni rapide. Il faudrait que les pays arabes admettent leur échec économique et entament une révolution démocratique et sans doute religieuse. Il faudrait, de lautre côté, que les Américains rompent avec lunilatéralisme et cessent de se considérer comme le modèle capitaliste unique. La lutte antiterroriste poussera-t-elle les uns et les autres dans ce sens ? Pas forcément. Le deuxième scénario est celui dun repliement plus étroit du Nord sur lui-même. Linterventionnisme international pourrait se limiter à son aspect policier : sassurer que les pays anarchiques nabritent plus de terroristes. Rien de plus. Le 11 septembre pourrait se traduire non par une « maîtrise » de la mondialisation mais par son ralentissement pur et simple. Dans les pays développés, la surveillance des flux financiers renchérit les coûts de transaction et un néoprotectionnisme sécuritaire pourrait restreindre l entrée des personnes et des biens. Dans les pays en développement, les flux dinvestissements vont se tarir plus encore, les firmes multinationales étant tentées de rapatrier leurs usines délocalisées les plus sensibles et de fuir des pays jugés da ngereux. Les premiers visés seront ceux du monde arabe alors quil faudrait, justement, les faire monter dans le train de la modernisation. Si la recherche de sécurité passe devant la recherche de profit, le commerce mondial se polarisera sur un axe Nord-Nord et sur la misère dun Sud délaissé, le terrorisme continuera de germer.
Éric Le Boucher, LE MONDE du 25 octobre 2001
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Film culte, la vie "fight Club" fait la couverture du magazine "Technikart" n° 56 d'octobre 2001 : "Fight Club" est une oeuvre prémonitoire, baignée de
testostérone, tragique. Terriblement 11 septembre 2001. Car il apparait vite que Jack ne
vit pas du tout bien son existence de petit malin. Ses jours sont infects, son boulot est
ignoble, ses nuits sont blanches. Il consomme mais ne crée rien, ricane mais n'a personne
à aimer, s'agite mais reste prisonnier de son néant meublé Ikéa. Jack est un
occidental modèle, un garçon moderne, une particule élémentaire.
État de guerre permanent Au delà de l'accumulation, c'est le visage même de la violence
qui, en l'espace d'une décennie, a changé. Hier, elle était tangible, ritualisée,
localisable : réservée aux flics et aux voyous, aux militaires et aux révolutionnaires,
à la périphérie des villes et aux enceintes des salles de sport.
Autodestruction
Entre jouissance et panique
Société de guerriers Philippe Nassif, Technikart octobre 2001 |
L'esprit du terrorisme, par Jean Baudrillard Des événement mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au Mondial de football ou des événements violents et réels, de guerres en génocides. Mais d'événement symbolique d'envergure mondiale, c'est-à-dire non seulement de diffusion mondiale, mais qui mette en échec la mondialisation elle-même, aucun. Tout au long de cette stagnation des années 1990, c'était la "grève des événements" (selon le mot de l'écrivain argentin Macedonio Fernandez). Eh bien, la grève est terminée. Les événements ont cessé de faire grève. Nous avons même affaire, avec les attentats de New York et du World Trade Center, à l'événement absolu, la "mère" des événements, à l'événement pur qui concentre en lui tous les événements qui n'ont jamais eu lieu. Tout le jeu de l'histoire et de la puissance en est bouleversé, mais aussi les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les événements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux. Lorsqu'ils accélèrent à ce point, il faut aller plus lentement. Sans pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images. Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque abréaction à l'événement même et à la fascination qu'il exerce. La condamnation morale, l'union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c'est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous. Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n'importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c'est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l'effacer. A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable. Cela dépasse de loin la haine dela puissance mondiale dominante chez les déshérités et les exploités, chez ceux qui sont tombés du mauvais côté de l'ordre mondial. Ce malin désir est au cur même de ceux qui en partagent les bénéfices. L'allergie à tout ordre définitif, à toute puissance définitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif. Pas besoin d'une pulsion de mort ou de destruction, ni même d'effet pervers. C'est très logiquement, et inexorablement, que la montée en puissance de la puissance exacerbe la volonté de la détruire. Et elle est complice de sa propre destruction. Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l'impression qu'elles répondaient au suicide des avions-suicides par leur propre suicide. On a dit : "Dieu même ne peut se déclarer la guerre." Eh bien si. L'Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue) devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même. Les innombrables films-catastrophes témoignent de ce phantasme, qu'ils conjurent évidemment par l'image en noyant tout cela sous les effets spéciaux. Mais l'attraction universelle qu'ils exercent, à l'égal de la pornographie, montre que le passage à l'acte est toujours proche la velléité de dénégation de tout système étant d'autant plus forte qu'il se rapproche de la perfection ou de la toute-puissance. Il est d'ailleurs vraisemblable que les terroristes (pas plus que les experts !) n'avaient prévu l'effondrement des Twin Towers, qui fut, bien plus que le Pentagone, le choc symbolique le plus fort. L'effondrement symbolique de tout un système s'est fait par une complicité imprévisible, comme si, en s'effondrant d'elles-mêmes, en se suicidant, les tours étaient entrées dans le jeu pour parachever l'événement. Dans un sens, c'est le système entier qui, par sa fragilité interne, prête main-forte à l'action initiale. Plus le système se concentre mondialement, ne constituant à la limite qu'un seul réseau, plus il devient vulnérable en un seul point (déjà un seul petit hacker philippin avait réussi, du fond de son ordinateur portable, à lancer le virus I love you , qui avait fait le tour du monde en dévastant des réseaux entiers). Ici, ce sont dix-huit kamikazes qui, grâce à l'arme absolue de la mort, multipliée par l'efficience technologique, déclenchent un processus catastrophique global. Quand la situation est ainsi monopolisée par la puissance mondiale, quand on a affaire à cette formidable condensation de toutes les fonctions par la machinerie technocratique et la pensée unique, quelle autre voie y a-t-il qu'un transfert terroriste de situation ? C'est le système lui-même qui a créé les conditions objectives de cette rétorsion brutale. En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l'Autre à changer les règles du jeu. Et les nouvelles règles sont féroces, parce que l'enjeu est féroce. A un système dont l'excès de puissance même pose un défi insoluble, les terroristes répondent par un acte définitif dont l'échange lui aussi est impossible. Le terrorisme est l'acte qui restitue une singularité irréductible au cur d'un système d'échange généralisé. Toutes les singularités (les espèces, les individus, les cultures) qui ont payé de leur mort l'installation d'une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent aujourd'hui par ce transfert terroriste de situation. Terreur contre terreur il n'y a plus d'idéologie derrière tout cela. On est désormais loin au-delà de l'idéologie et du politique. L'énergie qui alimente la terreur, aucune idéologie, aucune cause, pas même islamique, ne peut en rendre compte. Ça ne vise même plus à transformer le monde, ça vise (comme les hérésies en leur temps) à le radicaliser par le sacrifice, alors que le système vise à le réaliser par la force. Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l'ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller comme un agent double. Il n'y a plus de ligne de démarcation qui permette de le cerner, il est au cur même de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan mondial les exploités et les sous-développés au monde occidental rejoint secrètement la fracture interne au système dominant. Celui-ci peut faire front à tout antagonisme visible. Mais l'autre, de structure virale comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition , contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien. Et le terrorisme est l'onde de choc de cette réversion silencieuse. Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de religions, et cela dépasse de loin l'islam et l'Amérique, sur lesquels on tente de focaliser le conflit pour se donner l'illusion d'un affrontement visible et d'une solution de force. Il s'agit bien d'un antagonisme fondamental, mais qui désigne, à travers le spectre de l'Amérique (qui est peut-être l'épicentre, mais pas du tout l'incarnation de la mondialisation à elle seule) et à travers le spectre de l'islam (qui lui non plus n'est pas l'incarnation du terrorisme), la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même. Dans ce sens, on peut bien parler d'une guerre mondiale, non pas la troisième, mais la quatrième et la seule véritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la mondialisation elle-même. Les deux premières guerres mondiales répondaient à l'image classique de la guerre. La première a mis fin à la suprématie de l'Europe et de l'ère coloniale. La deuxième a mis fin au nazisme. La troisième, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une à l'autre, on est allé chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui celui-ci, virtuellement parvenu à son terme, se trouve aux prises avec les forces antagonistes partout diffuses au cur même du mondial, dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les cellules, de toutes les singularités qui se révoltent sous forme d'anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu'il faut de temps en temps sauver l'idée de la guerre par des mises en scène spectaculaires, telles que celles du Golfe ou aujourd'hui celle d'Afghanistan. Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique si l'islam dominait le monde, le terrorisme se lèverait contre l'Islam. Car c'est le monde lui-même qui résiste à la mondialisation. Le terrorisme est immoral. L'événement du World Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d'interprétation, essayons d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de l'homme) correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l'un n'entraîne pas l'effacement de l'autre, bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d'où découlent toutes les formes manichéennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l'un à l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu'en renonçant à être le Bien, puisque, en s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entraîne par là même un retour de flamme d'une violence proportionnelle. Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la tension et l'équilibre de l'univers moral un peu comme dans la guerre froide le face-à-face des deux puissances assurait l'équilibre de la terreur. Donc pas de suprématie de l'un sur l'autre. Cette balance est rompue à partir du moment où il y a extrapolation totale du Bien (hégémonie du positif sur n'importe quelle forme de négativité, exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance triomphe des valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de là, l'équilibre est rompu, et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se développant désormais d'une façon exponentielle. Toutes proportions gardées,c'est un peu ce qui s'est produit dans l'ordre politique avec l'effacement du communisme et le triomphe mondial de la puissance libérale : c'est alors que surgit un ennemi fantomatique, perfusant sur toute la planète, filtrant de partout comme un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance. L'islam. Mais l'islam n'est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymétrique. Et c'est cette asymétrie qui laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée. Aux prises avec elle-même, elle ne peut que s'enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le terrain du défi symbolique et de la mort, dont elle n'a plus aucune idée puisqu'elle l'a rayé de sa propre culture. Jusqu'ici, cette puissance intégrante a largement réussi à absorber et à résorber toute crise, toute négativité, créant par là même une situation foncièrement désespérante (non seulement pour les damnés de la terre, mais pour les nantis et les privilégiés aussi, dans leur confort radical). L'événement fondamental, c'est que les terroristes ont cessé de se suicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de façon offensive et efficace, selon une intuition stratégique qui est tout simplement celle de l'immense fragilité de l'adversaire, celle d'un système arrivé à sa quasi-perfection, et du coup vulnérable à la moindre étincelle. Ils ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idéal est celui du zéro mort. Tout système à zéro mort est un système à somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui a déjà fait de sa mort une arme contre-offensive. "Qu'importe les bombardements américains ! Nos hommes ont autant envie de mourir que les Américains de vivre !" D'où l'inéquivalence des 7 000 morts infligés d'un seul coup à un système zéro mort. Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l'irruption brutale de la mort en direct, en temps réel mais par l'irruption d'une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle c'est-à-dire l'événement absolu et sans appel. Tel est l'esprit du terrorisme. L'hypothèse terroriste, c'est que le système lui-même se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n'échappent eux-mêmes à l'obligation symbolique et c'est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l'échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le système, celui du réel et de la puissance, se densifie, se tétanise, se ramasse sur lui-même et s'abîme dans sa propre surefficacité. La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s'effondrer le système sous cet excès de réalité. Toute la dérision de la situation en même temps que la violence mobilisée du pouvoir se retournent contre lui, car les actes terroristes sont à la fois le miroir exorbitant de sa propre violence et le modèle d'une violence symbolique qui lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle de sa propre mort. C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus. Il faut se rendre à l'évidence qu'est né un terrorisme nouveau, une forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les règles du jeu pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-là ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils mettent en jeu leur propre mort, à laquelle il n'y a pas de réponse possible ("ce sont des lâches"), mais ils se sont approprié toutes les armes de la puissance dominante. L'argent et la spéculation boursière, les technologies informatiques et aéronautiques, la dimension spectaculaire et les réseaux médiatiques : ils ont tout assimilé de la modernité et de la mondialité, sans changer de cap, qui est de la détruire. Comble de ruse, ils ont même utilisé la banalité de la vie quotidienne américaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant et étudiant en famille, avant de se réveiller d'un jour à l'autre comme des bombes à retardement. La maîtrise sans faille de cette clandestinité est presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n'importe quel individu : n'importe quel être inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-là ont pu passer inaperçus, alors chacun de nous est un criminel inaperçu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est peut-être vrai. Cela correspond peut-être bien à une forme inconsciente de criminalité potentielle, masquée, et soigneusement refoulée, mais toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrètement au spectacle du Mal. Ainsi l'événement se ramifie jusque dans le détail source d'un terrorisme mental plus subtil encore. La différence radicale, c'est que les terroristes, tout en disposant des armes qui sont celles du système, disposent en plus d'une arme fatale : leur propre mort. S'ils se contentaient de combattre le système avec ses propres armes, ils seraient immédiatement éliminés. S'ils ne lui opposaient que leur propre mort, ils disparaîtraient tout aussi vite dans un sacrifice inutile ce que le terrorisme a presque toujours fait jusqu'ici (ainsi les attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il était voué à l'échec. Tout change dès lors qu'ils conjuguent tous les moyens modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci multiplie à l'infini le potentiel destructeur. C'est cette multiplication des facteurs (qui nous semblent à nous inconciliables) qui leur donne une telle supériorité. La stratégie du zéro mort, par contre, celle de la guerre "propre", technologique, passe précisément à côté de cette transfiguration de la puissance "réelle" par la puissance symbolique. La réussite prodigieuse d'un tel attentat fait problème, et pour y comprendre quelque chose il faut s'arracher à notre optique occidentale pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tête des terroristes. Une telle efficacité supposerait chez nous un maximum de calcul, de rationalité, que nous avons du mal à imaginer chez les autres. Et même dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n'importe quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des bavures. Donc le secret d'une telle réussite est ailleurs. La différence est qu'il ne s'agit pas, chez eux, d'un contrat de travail, mais d'un pacte et d'une obligation sacrificielle. Une telle obligation est à l'abri de toute défection et de toute corruption. Le miracle est de s'être adapté au réseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette complicité à la vie et à la mort. A l'inverse du contrat, le pacte ne lie pas des individus même leur "suicide" n'est pas de l'héroïsme individuel, c'est un acte sacrificiel collectif scellé par une exigence idéale. Et c'est la conjugaison de deux dispositifs, celui d'une structure opérationnelle et d'un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d'une telle démesure. Nous n'avons plus aucune idée de ce qu'est un calcul symbolique, comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, résultat maximal. Exactement ce qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de Manhattan, qui illustrerait assez bien la théorie du chaos : un choc initial provoquant des conséquences incalculables, alors que le déploiement gigantesque des Américains ("Tempête du désert") n'obtient que des effets dérisoires l'ouragan finissant pour ainsi dire dans un battement d'ailes de papillon. Le terrorisme suicidaire était un terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c'est cela qui nous fait particulièrement peur : c'est qu'ils sont devenus riches (ils en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes, selon notre système de valeurs, ils trichent : ce n'est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n'en ont cure, et les nouvelles règles du jeu ne nous appartiennent plus. Tout est bon pour déconsidérer leurs actes. Ainsi les traiter de "suicidaires" et de "martyrs". Pour ajouter aussitôt que le martyre ne prouve rien, qu'il n'a rien à voir avec la vérité, qu'il est même (en citant Nietzsche) l'ennemi numéro un de la vérité. Certes, leur mort ne prouve rien, mais il n'y a rien à prouver dans un système où la vérité elle-même est insaisissable ou bien est-ce nous qui prétendons la détenir ? D'autre part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire des victimes de l'attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque chose d'inconvenant et d'obscène à en faire un argument moral (cela ne préjuge en rien leur souffrance et leur mort). Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes échangent leur mort contre une place au paradis. Leur acte n'est pas gratuit, donc il n'est pas authentique. Il ne serait gratuit que s'ils ne croyaient pas en Dieu, que si la mort était sans espoir, comme elle l'est pour nous (pourtant les martyrs chrétiens n'escomptaient rien d'autre que cette équivalence sublime). Donc, là encore, ils ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils ont droit au salut, dont nous ne pouvons même plus entretenir l'espoir. Ainsi faisons-nous le deuil de notre mort, alors qu'eux peuvent en faire un enjeu de très haute définition. Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vérité, la récompense, la fin et les moyens, c'est une forme de calcul typiquement occidental. Même la mort, nous l'évaluons en taux d'intérêt, en termes de rapport qualité/prix. Calcul économique qui est un calcul de pauvres et qui n'ont même plus le courage d'y mettre le prix. Que peut-il se passer hors la guerre, qui n'est elle-même qu'un écran de protection conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre bactériologique, ou de terrorisme nucléaire. Mais rien de tout cela n'est de l'ordre du défi symbolique, mais bien de l'anéantissement sans phrase, sans gloire, sans risque, de l'ordre de la solution finale. Or c'est un contresens de voir dans l'action terroriste une logique purement destructrice. Il me semble que leur propre mort est inséparable de leur action (c'est justement ce qui en fait un acte symbolique), et non pas du tout l'élimination impersonnelle de l'autre. Tout est dans le défi et dans le duel, c'est-à-dire encore dans une relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse. C'est elle qui vous a humiliés, c'est elle qui doit être humiliée. Et non pas simplement exterminée. Il faut lui faire perdre la face. Et cela on ne l'obtient jamais par la force pure et par la suppression de l'autre. Celui-ci doit être visé et meurtri en pleine adversité. En dehors du pacte qui lie les terroristes entre eux, il y a quelque chose d'un pacte duel avec l'adversaire. C'est donc exactement le contraire de la lâcheté dont on les accuse, et c'est exactement le contraire de ce que font par exemple les Américains dans la guerre du Golfe (et qu'ils sont en train de reprendre en Afghanistan) : cible invisible, liquidation opérationnelle. De toutes ces péripéties nous gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder cette prégnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu'on le veuille ou non, notre scène primitive. Et les événements de New York auront, en même temps qu'ils ont radicalisé la situation mondiale, radicalisé le rapport de l'image à la réalité. Alors qu'on avait affaire à une profusion ininterrompue d'images banales et à un flot ininterrompu d'événements bidon, l'acte terroriste de New York ressuscite à la fois l'image et l'événement. Entre autres armes du système qu'ils ont retournées contre lui, les terroristes ont exploité le temps réel des images, leur diffusion mondiale instantanée. Ils se la sont appropriée au même titre que la spéculation boursière, l'information électronique ou la circulation aérienne. Le rôle de l'image est hautement ambigu. Car en même temps qu'elle exalte l'événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l'infini, et en même temps comme diversion et neutralisation (ce fut déjà ainsi pour les événements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on parle du "danger" des médias. L'image consomme l'événement, au sens où elle l'absorbe et le donne à consommer. Certes elle lui donne un impact inédit jusqu'ici, mais en tant qu'événement-image. Qu'en est-il alors de l'événement réel, si partout l'image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? Dans le cas présent, on a cru voir (avec un certain soulagement peut-être) une résurgence du réel et de la violence du réel dans un univers prétendument virtuel. "Finies toutes vos histoires de virtuel ça, c'est du réel !" De même, on a pu y voir une résurrection de l'histoire au-delà de sa fin annoncée. Mais la réalité dépasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c'est qu'elle en a absorbé l'énergie, et qu'elle est elle-même devenue fiction. On pourrait presque dire que la réalité est jalouse de la fiction, que le réel est jaloux de l'image... C'est une sorte de duel entre eux, à qui sera le plus inimaginable. L'effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais cela ne suffit pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit pas à ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe, et c'est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables, et la fascination de l'attentat est d'abord celle de l'image (les conséquences à la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mêmes largement imaginaires). Dans ce cas donc, le réel s'ajoute à l'image comme une prime de terreur, comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus c'est réel. Plutôt que la violence du réel soit là d'abord, et que s'y ajoute le frisson de l'image, l'image est là d'abord, et il s'y ajoute le frisson du réel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dépassant la fiction. Ballard (après Borges) parlait ainsi de réinventer le réel comme l'ultime, et la plus redoutable fiction. Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas "réelle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXe siècle : la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l'image, et la lumière noire du terrorisme. On cherche après coup à lui imposer n'importe quel sens, à lui trouver n'importe quelle interprétation. Mais il n'y en a pas, et c'est la radicalité du spectacle, la brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale (même si elle déclenche une réaction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste extraordinaire en ceci qu'il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C'est en même temps le micro-modèle fulgurant d'un noyau de violence réelle avec chambre d'écho maximale donc la forme la plus pure du spectaculaire et un modèle sacrificiel qui oppose à l'ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure du défi. N'importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s'interpréter comme violence historique tel est l'axiome moral de la bonne violence. N'importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n'était pas relayée par les médias ("Le terrorisme ne serait rien sans les médias"). Mais tout cela est illusoire. Il n'y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l'événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens. L'acte répressif parcourt la même spirale imprévisible que l'acte terroriste, nul ne sait où il va s'arrêter, et les retournements qui vont s'ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction possible entre le "crime" et la répression. Et c'est ce déchaînement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l'événement non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l'ensemble du système, et dans la récession morale et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l'idéologie de liberté, de libre circulation, etc., qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde. Au point que l'idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s'effacer des murs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d'une mondialisation policière, d'un contrôle total, d'une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions équivalant à celle d'une société fondamentaliste. Fléchissement de la production,de la consommation, de la spéculation, de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se passe comme si le système mondial opérait un repli stratégique, une révision déchirante de ses valeurs en réaction défensive semble-t-il à l'impact du terrorisme, mais répondant au fond à ses injonctions secrètes régulation forcée issue du désordre absolu, mais qu'il s'impose à lui-même, intériorisant en quelque sorte sa propre défaite. Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres formes de violence et de déstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur : terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax et de la rumeur, tout est imputé à Ben Laden. Il pourrait même revendiquer à son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes de désorganisation et de circulation perverse lui profitent. La structure même de l'échange mondial généralisé joue en faveur de l'échange impossible. C'est comme une écriture automatique du terrorisme, réalimentée par le terrorisme involontaire de l'information. Avec toutes les conséquences paniques qui en résultent : si, dans toute cette histoire d'anthrax, l'intoxication joue d'elle-même par cristallisation instantanée, comme une solution chimique au simple contact d'une molécule, c'est que tout le système a atteint une masse critique qui le rend vulnérable à n'importe quelle agression. Il n'y a pas de solution à cette situation extrême, surtout pas la guerre, qui n'offre qu'une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires, d'information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d'intoxication. Bref, comme la guerre du Golfe, un non-événement, un événement qui n'a pas vraiment lieu. C'est d'ailleurs là sa raison d'être : substituer à un véritable et formidable événement, unique et imprévisible, un pseudo-événement répétitif et déjà vu. L'attentat terroriste correspondait à une précession de l'événement sur tous les modèles d'interprétation, alors que cette guerre bêtement militaire et technologique correspond à l'inverse à une précession du modèle sur l'événement, donc à un enjeu factice et à un non-lieu. La guerre comme prolongement de l'absence de politique par d'autres moyens.
Jean Baudrillard est philosophe.
© Editions Galilée/"Le Monde" |
Le coup de force des Etats-Unis contre l'Irak n'est-il pas un aveu de faiblesse ?
Emmanuel Todd, historien français, anthropologue, analyse dans
son livre 'Après l'empire' les signes de la décomposition du système américain. Télérama : Pourquoi l'Irak semble-t-il, depuis 10 ans au coeur
des obsessions américaines ? T : Pourquoi s'est-elle laissé aller ? T : D'où la cible irakienne, pays pétrolier..., mais dont ne
dépend pas le pétrole américain qui est majoritairement importé, signalez-vous, du
Vénézuela ? T : Sur le plan militaire, les Etats-Unis ont réaffirmé leur
puissance, ils effectuent aujourd'hui plus de 40% des dépenses en armes de la
planète...Difficile, là, de parler de faiblesse ! T : Ce sont plus que des prétextes. Vous dites qu'entre
l'Amérique et le monde arabo-musulman le conflit est anthropologique... T : Comment analysez-vous que ce critère culturel devienne
dominant, alors même que l'Amérique connait une faible immigration arabe ? T : C'est ce que vous appelez le recul de l'unversalisme
américain ? T : et l'Europe, face à cette nouvelle Amérique ? Vous qui
fûtes anti-Maastrichien, vous voila plein d'espoir pour l'Europe et pour l'Euro!... T : Que souhaitez-vous aux américains ? Qu'ils acceptent leur
faiblesse ? T : Est-ce cette caractéristique qui les rapproche d'Israël ? T : L'amérique est-elle devenue folle ? Propos recueillis par Catherine Portevin.
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Grégory Bénichou* a lu le livre de Francis Fukuyama «Le but de mon ouvrage, écrit Fukuyama, est de montrer que, dans
"le Meilleur des mondes", Aldous Huxley avait raison.» Comment nier, en effet,
que nous entrons de plain-pied dans une post-humanité? En avançant dans la
compréhension du fonctionnement du cerveau, lauteur annonce la possible maîtrise
chimique de la conduite humaine. Certaines molécules permettent déjà dorienter
nos émotions, notre tempérament ou notre comportement social à travers une véritable
pharmacopée du bonheur. Dans
cette alchimie spirituelle toute factice, comment jugera-t-on demain de lidentité
morale dun individu? Dans
cette époque saturée de scientisme et aveuglée par lutilitarisme, lhomme
nest plus définissable, ni même localisable. En sélectionnant les embryons
humains logés au fond des éprouvettes, Fukuyama dénonce leugénisme reptile qui
se profile au xxie siècle, que beaucoup feignent encore dignorer. Un
eugénisme «doux et correct» quun consensus extorqué voudrait blanchir. «Nous
allons être capables, à lavenir, de "sélectionner" des êtres humains
comme nous le faisons pour les animaux.» Quant aux perspectives de clonage humain,
comment ne pas prendre conscience quà travers la technique lhomme
simpatiente de choisir lhomme? Labîme moral dun tel futur conduit lauteur à
sinterroger sur le sens de la «dignité humaine», notion décisive quil
nexplore que timidement. Lavenir de lhumanisme et des droits de lhomme reste
néanmoins chevillé à cette question. «Nous navons à accepter aucun de ces mondes futurs sous le faux étendard de la liberté, quil soit celui des droits de reproduction illimités ou celui de la recherche scientifique sans entraves.» Cette recherche doit être contrôlée, car la «scientificité» napporte aucune garantie contre la barbarie. Seuls les régimes démocratiques peuvent établir des restrictions légitimes capables dempêcher que ce monde ne soit livré au renoncement servile et à lentropie des besoins: «Il faut défendre lidée de "dignité humaine", clame Fukuyama, non simplement dans des traités philosophiques, mais aussi dans le monde réel de la politique.» Sinon, cen est fini de lhomme. Cette défaite qui se profile risque dêtre la nôtre. Collective. Dans ces pages, elle crie au secours. G. B. «La Fin de lhomme», par Francis Fukuyama, la Table ronde, 2002, 368 p., 21,30 euros. Nouvel Observateur
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Le nouveau paysage du risque Par Urich Beck On a vite fait de penser que la théorie de la société du risque est liée à une plus grande dangerosité de la vie quotidienne. En réalité, il ne sagit pas dune augmentation des risques incontrôlables, mais plutôt dune suppression de leurs frontières. Cette disparition des frontières est tridimensionnelle: spatiale, temporelle et sociale. Dans la dimension spatiale, nous nous voyons confrontés à des risques qui ne tiennent pas compte des frontières dun Etat-nation ni daucunes autres limites dailleurs: le changement climatique, la pollution atmosphérique et le trou dozone affectent tout le monde. De même, dans la dimension temporelle, la longue période de latence des dangers comme, par exemple, pour lélimination des déchets nucléaires ou les conséquences des aliments transgéniques, échappe aux procédures appliquées aux dangers industriels. Dans la dimension sociale, enfin, la problématique coexistence des menaces potentielles et de la question de leur responsabilité montre bien la difficulté à déterminer, de manière juridiquement pertinente, qui «provoque» la pollution de lenvironnement, ou une crise financière, et qui en est responsable. Elles résultent en effet, la plupart du temps, des actions combinées de plusieurs individus. Il faut bien comprendre que les «risques incontrôlables» ne sont pas ancrés géographiquement. En dautres termes, ils sont difficilement imputables à un agent particulier et ne peuvent guère se maîtriser au niveau de lEtat-nation. Il y a donc dissolution des limites de la prise en charge par lassurance privée, dont la principale raison dêtre consiste à indemniser les dommages et à évaluer leur probabilité par le calcul quantitatif du risque. Ainsi, comment simuler la maîtrise de lincontrôlable en politique, en droit, en science, en technologie, en économie et dans la vie quotidienne reste la question centrale inhérente à la société du risque. En Occident, la citoyenneté se conçoit autour de risques nationaux
concernant quiconque vit dans le territoire donné. La suppression des frontières du risque montre bien les énormes
difficultés dun Etat-nation pour gérer le risque dans un monde de flux et de
réseaux globaux, surtout lorsque personne nassume la responsabilité des retombées.
LESB est une illustration explosive de lincapacité des Etats-nations à
prédire, gérer et contrôler le risque dans un monde dhybrides politiques aux
interactions chaotiques. Les politiciens affirment ne pas être responsables: tout au plus
régulent-ils les développements. Les experts scientifiques disent quils ne font
que créer des possibilités technologiques, mais ne décident pas de leur devenir. Les
entreprises déclarent répondre simplement à la demande des consommateurs. La société est devenue un
laboratoire sans responsable chargé du résultat de lexpérience. Ceux qui encourent les dommages bénéficient-ils aussi des avantages? De la réponse à cette question dépend lacceptabilité du risque. Si ce nest pas le cas, le risque sera inacceptable pour ceux qui en sont affectés. Si lavantage lui-même est contesté comme dans le cas des aliments transgéniques , il ne suffit pas de démontrer que le «risque résiduel» est, statistiquement parlant, hautement improbable. Un risque ne peut pas être considéré en soi, il est toujours teinté émotionnellement par des perceptions culturelles, par les critères utilisés pour lévaluer. La détermination du risque repose sur des normes culturelles, exprimées techniquement, définissant ce qui est encore acceptable et ce qui ne lest plus. Lorsque des scientifiques prétendent quun événement a une faible probabilité de se produire et constitue, par conséquent, un risque négligeable, ils ne font que donner en langage codé leur avis sur les remboursements correspondants. Il est donc erroné de voir dans les jugements sociaux et culturels des éléments ayant pour seule portée une déformation de la perception du risque. Sans eux, il ny a pas de risque. Ce sont bel et bien eux qui constituent le risque, bien que souvent de manière invisible. Mais alors comment faire la différence entre risques réels et
virtuels? On donne le même sens à ce qui pourrait exister quà ce qui existe
réellement. Ce phénomène sexplique en grande partie par la réécriture si
radicale du passé. Tant de choses autrefois considérées comme universellement sûres et
saines, garanties par toutes les autorités possibles et imaginables, se sont avérées
mortelles! Cest ce terreau qui alimente la peur des menaces quon imagine. Les risques virtuels
nont plus besoin dexister pour être perçus comme réels. Perçus comme des
risques, ils provoquent des dommages et des désastres énormes. Aussi la distinction
entre risques «réels» et perception «hystérique» na-t-elle plus lieu
dêtre. Economiquement il ny a aucune différence. La perte des mécanismes de décision contestataire axés sur la
science et la domination des perceptions culturelles ont deux principales implications.
Elles augmentent et renforcent encore la disparité des normes réglementaires entre les
Etats, avec pour conséquence dénormes tensions non seulement au plan national mais
également au niveau des systèmes commerciaux mondiaux, régionaux et bilatéraux. Les
institutions démocratiques supranationales existantes ont elles-mêmes du mal à prendre
des décisions. Mais cette incapacité de gérer à la fois au niveau national et mondial
les incertitudes fabriquées pourrait-elle devenir lune des principales forces
contre-offensives face au néolibéralisme. Elle pourrait décevoir ceux qui ont mis tous
leurs espoirs dans les solutions du marché pour résoudre les problèmes de sécurité
des consommateurs. A lévidence, la
législation récente sur la protection des consommateurs et la responsabilité des
produits soriente de plus en plus vers une anticipation des dommages potentiels
plutôt que vers des dommages réellement prouvés, et la charge de la preuve passe du
consommateur au producteur dans des domaines variés, y compris lingénierie
génétique. Cest la porte ouverte aux coalitions de cabinets juridiques
internationaux et aux associations de consommateurs qui chercheront à faire les poches
des multinationales. Ainsi il apparaît une fois de plus que ce risque à géométrie variable incalculable, non probabiliste est plus que jamais une interprétation sociale dépendant des ressources nécessaires pour le définir et de laccès à ces ressources. Voilà ce que jentends par rapport de force dans la détermination du risque. Une fois le conflit du risque défini en ces termes, chaque cas conflictuel révèle une substructure de luttes subsidiaires autour des mêmes questions récurrentes: que faut-il prouver? Qui a la charge de la preuve? Quest-ce qui constitue la preuve en cas dincertitude? Quelles sont les normes de responsabilité utilisées? Qui est responsable moralement? Qui doit payer? Bien entendu, ces questions se posent tant au plan national que transnational, en suivant la ligne de partage entre le Nord et le Sud. Expliquée sous cet angle, la politique du risque apporte un éclairage précieux sur les évolutions épistémologiques et leur rapport avec la stratégie politique. Ce qui, à son tour, donne corps à lidée dévolution sociale. Dans la mesure où le pouvoir dans les conflits de risque a changé au profit des mouvements sociaux, cest tout le contexte du conflit du risque qui est transformé en une constellation encore plus réflexive. Telles sont les caractéristiques du nouveau paysage de la société mondiale du risque: conséquences irréversibles échappant aux limites temporelles et spatiales; problème de la durée du temps de latence; contradiction avec la citoyenneté nationale; dominance de la perception publique; risques virtuels; diversité transnationale des normes réglementaires. Ce dont nous avons besoin, cest dune culture de lincertitude clairement distincte dun côté de la «culture du risque résiduel» et de lautre de la «culture de la sécurité». Elle consiste à être prêt à parler ouvertement de lapproche du risque; à vouloir faire la différence entre risques quantitatifs et incertitude non quantitative; à moderniser le tabou; à négocier entre rationalités différentes et à démontrer la volonté dagir de manière responsable en cas de survenue dun dommage malgré les précautions prises. Dans une culture de lincertitude, on ne parle plus à la légère de «risques résiduels», car cest à lévidence un coût auquel on espère ne jamais devoir faire face. Mais il ne sagit pas pour autant dune culture du risque zéro ou sécuritaire. Jentends par là une culture dans laquelle la sécurité devient à la fois une affaire dattitude et de droit. Et où linnovation est demblée limitée par les exigences de sécurité. U. B. (Traduit de langlais par Geneviève Carcopino) Ulrich Beck, né en 1944 à Stolp, est professeur de sociologie à luniversité de Munich et à la London School of Economics. Son livre «la Société du risque» (traduit en 2001 chez Aubier) a eu un retentissement international Nouvel Observateur semaine du jeudi 5 décembre 2002 - n°1987 |
La vie, la mort, l'amour et le reste Ça ressemble à des unes d'hebdomadaires généralistes sur l'état des Français, mais alors en beaucoup plus complet. C'est la livraison 2003 de la Francoscopie, le quasi culte opus annuel du sociologue Gérard Mermet. Extraits : Les Français et le bonheur Les Français et la consommation En leur sein, un sous-groupe genre : on attend l'Antéchrist et l'Apocalypse qui ne vont pas tarder sous forme de déluge ou de guerre bactériologique profite de leurs derniers instants pour claquer du pognon comme des malades. Enfin les «citoyens», qui se forcent à consommer pour faire vivre les entreprises, faire régresser le chômage et combattre les inégalités. Admirables. Les Français et le cul Voilà, en tout cas, qui pourrait expliquer la grande constante du missionnaire, l'indémodable, peu foulante et rassurante position, plébiscitée à 65 % des Français et le peu d'imagination en ce qui concerne les fantasmes : regarder un couple faire l'amour (32 % des femmes), faire l'amour dans la nature (53 % des hommes). Les Français et la nuit En tout cas, la nuit blanche semble en vogue depuis une dizaine d'années, où le chiffre d'affaires des établissements nocturnes a doublé, pour atteindre 2 milliards d'euros. On sort dans les boîtes (300 millions d'entrées en 2001), dans les BAM (les bars à ambiance musicale, passés de 400 à 5 000), on s'éclate en «before» et en «after», profitant de la nuit qui n'est plus «un temps de récupération nécessaire entre deux jours mais un moment fort de la vie». Ce qui, explique le sociologue, annoncerait une transformation des modes de vie et des découpages sociaux. Les lieux à la mode sont des cocons privilégiés, en dehors de la vraie vie, faits pour que les habitués se retrouvent. Une forme de tribalisme nocturne où si tu ne fais pas partie de la bande, tu restes dehors avec ton bonnet péruvien mode. Les Français au bureau
Moral en berne pour les Français en 2002 «De la fête à la de-fete» Depuis vingt ans, le sociologue Gérard Mermet, avec sa Francoscopie, décrypte les modes de vie des Français et leur évolution dans les différents domaines de leur vie professionnelle, familiale, personnelle ou sociale. La dernière édition 2003 de ce baromètre décrit des Français sérieusement dégrisés face au progrès. Avez-vous constaté de grands changements dans le comportement des Français ces deux dernières années ? Nous sommes passés des jours de la fête à la «dé-fête». Entre 1998 et 2000, c'était l'euphorie, le changement d'année, de millénaire, la victoire de la Coupe du monde, la nouvelle économie.ÊDepuis 2001, nous sommesÊentrés dans les lendemains de fête, avec la récession, la déprime technologique, la reprise du chômage, le sentiment d'insécurité, le 11 septembre. Et, de façon plus anecdotique, la défaite de l'équipe de France. De sorte que les Français se trouvent dans une situation très inconfortable où la visibilité est minimale personne n'est capable de dire à quoi va ressembler 2003 face à un risque qui apparaît comme maximal la guerre contre l'Irak, les actes terroristes, etc. Avec le 11 septembre, les Français ont aussi découvert qu'il n'y avait plus de limites infranchissables.ÊOn ne pensait pas non plus qu'on puisse tenter, dans la France d'aujourd'hui, d'assassiner un président de la République en exercice, ou même, dans un autre registre, que la Bourse puisse s'écrouler aussi fortementÊet durablement. C'est une période de rupture ? Oui, en même temps qu'une période de transition et de transgression. Nous avons connu un changement de siècle et de millénaire (une expérience que peu d'humains ont eu l'occasion de vivre). Nous avons aussiÊvécu une sorte de changement de sexe, avec une imprégnation de plus en plus apparente des valeurs féminines. Il s'est produit aussi un changement de temps.ÊAu sens du temps qui passe le rapport à la durée s'est transformé etÊau sens du temps qu'il fait, avec le changement climatique. Tout cela alimente les craintes sur l'avenir. Aujourd'hui, une grande partie de la population est mal dans sa peau pour des raisons différentes. Le malaise traverse tous les groupes sociaux ; il y a assez peu de gens qui se disent : qu'est-ce que ce monde est agréable ! Vous parlez de société harcelée. Oui, les gens ont l'impression d'être dans une société de harcèlement, moral et sexuel, mais aussi technologique, commercial, médiatique. Il faut être en permanence en état de veille. CelaÊparticipe au sentiment d'inconfort moral de la société, qui contraste avec le confort matériel.ÊLes élections du mois d'avril traduisent ces inquiétudes. J'observe un accroissement important de la proportion des «mutins», des gens qui refusent le système, le remettent en question, souhaitent une pause, un moratoire sur l'évolution technologique ou la mondialisation. Ils se sont beaucoup exprimés le 21 avril. Chez les jeunes, il y a, outre une forme de cynisme assez sensible, un fort souci de transgression ; même s'ils sont plus souvent des «mutants», on trouve aussi chez eux des mutins, qui vont manifester à Porto Alègre ou ailleurs. En même temps, ils sont dans un état d'esprit hédoniste sur le thème : autant profiter de la vie ici et maintenant. Ils mettent en application une sorte de principe de plaisir, à défaut du principe de réalité, celle-ci n'apparaissant pas toujours rose. Vous y voyez un signe de repli ? Au quotidien, il y a un certain repli sur le microsocial, le local, face à la globalisation : on voit se développer ce que j'appelle le «petisme», des gens se replient sur leur sphère domestique et personnelle. En parallèle, il y a aussi le «bougisme» ce qu'on appelle aussi la mobilité et qui est une façon de se prouver qu'on existe par le mouvement. Les FrançaisÊcontinuent de consommer, mais pour des raisons qui ne sont pas toujours positives. Ils n'achètent pas parce qu'ils sontÊcontents, mais par souci de combler un vide existentiel. On est passé de la société de consommation à la société de consolation. Et l'amour ? Ce repli sur le microsocial fait que l'amour et l'amitié sont des valeurs d'importance croissante. Nous sommes dans la société de l'émotion. Ce qu'a bien compris la télévision avec la télé-réalité... On assisteÊaussiÊà la transformation et à l'élargissement de la famille traditionnelle, remplacée par un groupe tribal de gens qu'on a choisis, avec lesquels on essaie de faire un bout de chemin.ÊDerrière l'individualisme apparent se profilent de nouvelles formes de vie en commun Libération du 25 décembre 2002 |
Vers l'abîme ? Par Edgar Morin Le progrès scientifique a permis la production et la prolifération d'armes de mort massive, nucléaires, chimiques et biologiques. Le progrès technique et industriel a provoqué un processus de détérioration de la biosphère, et le cercle vicieux entre croissance et dégradation écologique s'amplifie. La mondialisation du marché économique, sans régulation externe ni véritable autorégulation, a créé des nouveaux îlots de richesse mais aussi des zones croissantes de pauvreté ; elle a suscité et suscitera des crises en chaîne et son expansion se poursuit sous la menace d'un chaos auquel elle contribue puissamment. Les développements de la science, de la technique, de l'industrie, de l'économie qui propulsent désormais le vaisseau spatial Terre ne sont régulés ni par la politique, ni par l'éthique. Ainsi ce qui semblait devoir assurer le progrès certain apporte certes des possibilités de progrès futur, mais aussi crée et accroît des périls. Les développements susnommés sont accompagnés par de multiples régressions barbares. Les guerres se multiplient sur la planète et sont de plus en plus caractérisées par leurs composantes ethniques-religieuses. Partout la conscience civique régresse et les violences gangrènent les sociétés. La criminalité mafieuse est devenue planétaire. La loi de la vengeance remplace la loi de la justice en se prétendant la vraie justice. Les conceptions manichéennes s'emparent d'esprits faisant profession de rationalité. Les fous de Dieu et les fous de l'or se déchaînent. Les deux folies ont une connexion : la mondialisation économique favorise le financement du terrorisme qui vise à frapper mortellement cette mondialisation. En ce domaine comme en d'autres, la barbarie haineuse venue du fond des âges historiques se combine avec la barbarie anonyme et glacée propre à notre civilisation. Les communications se multiplient sur la planète, mais les incompréhensions s'accroissent. Les sociétés sont de plus en plus en plus interdépendantes, mais elles sont de plus en plus prêtes à s'entredéchirer. L'occidentalisation englobe le monde, mais provoque en réaction des refermetures identitaires ethniques, religieuses, nationales. Les certitudes irrationnelles égarent à nouveau, mais la rationalité abstraite, calculante, économistique, managériale, technocratique est elle-même incapable de saisir les problèmes dans leur humanité et dans leur planétarité. Les esprits abstraits voient l'aveuglement des fanatiques, mais non le leur. Les deux cécités, celle de l'irrationalité concrète et celle de la rationalité abstraite, concourent pour enténébrer le siècle naissant. J'avais depuis longtemps souligné que le Moyen-Orient se trouvait au cur d'une zone sismique planétaire où s'affrontaient les religions entre elles, religions et laïcité, Est et Ouest, Nord et Sud, pays pauvres et pays riches. Le conflit israélo-palestinien, au cur de cette zone sismique, constituait de lui-même comme un cancer dont les métastases risquaient de se répandre sur le globe. Les interventions massives de Tsahal en territoire palestinien et les attentats kamikazes en territoire israélien ont intensifié un cercle vicieux infernal qui n'est plus désormais localisé. En effet, la répression meurtrière d'Israël a déclenché une lame antijuive inouïe dans le monde musulman, qui a repris en elle les anciens thèmes de l'antijudaïsme chrétien et de l'antijudaïsme nationaliste occidental, de sorte que la haine d'Israël se généralise en haine du juif. La violence aveugle des kamikazes palestiniens, puis les attentats d'Al-Qaida ont amplifié une lame d'anti-islamisme non seulement en Israël mais aussi en Occident, non seulement chez les juifs de diasporas, mais plus largement dans des milieux divers comme en témoigne le livre d'Oriana Fallaci contre l'islam -La Rage et l'Orgueil, Plon-, religion identifiée à sa branche fanatique et régressive. L'aggravation de la situation pourrait créer de nouveaux foyers de conflits à l'intérieur des nations. La France, avec sa nombreuse population d'origine musulmane et son importante population d'origine juive, a pu jusqu'à présent éviter que des violences de jeunes beurs et l'exaspération pro-israélienne conduisent à l'affrontement. Un nouveau déchaînement au Moyen-Orient conduirait à un accroissement de haine et de violence, et la France laïque deviendrait le théâtre d'une guerre ethno-religieuse entre deux catégories de ses citoyens. De plus, bien que sa création n'ait pas été liée au conflit israélo-palestinien, Al-Qaida, après les attentats du Kenya, s'est emparé de la cause palestinienne pour justifier ses massacres. Le cercle vicieux israélo-palestinien se mondialise, le cercle vicieux Occident-Islam s'aggrave. La guerre d'Irak éliminera un horrible tyran, mais elle intensifiera les conflits, les haines, les révoltes, les répressions, les terreurs, et elle risque de convertir une victoire de la démocratie en victoire de l'Occident sur l'Islam. Les vagues d'antijudaïsme et d'anti-islamisme se renforceront, et le manichéisme s'installera dans un choc de barbaries nommé "choc des civilisations". Le responsable de la plus grande puissance occidentale est devenu apprenti sorcier ; dans sa lutte myope contre les effets du terrorisme, il en favorise les causes ; dans son opposition aux régulations économiques et écologiques, il favorise les dégradations de la biosphère. La barbarie du XXe siècle a déchaîné sur de multiples régions d'humanité les fléaux de deux guerres mondiales et de deux supertotalitarismes. Les traits barbares du XXe siècle sont encore présents dans le XXIe, mais la barbarie du XXIe siècle, préludée à Hiroshima, porte de plus, en elle, l'autodestruction potentielle de l'humanité. La barbarie du XXe siècle avait suscité des terreurs policières, politiques, concentrationnaires. La barbarie du XXIe siècle apporte après le 11 septembre 2001 une potentialité illimitée de terreur planétaire. Les nations ne peuvent résister à la barbarie planétaire sinon en se refermant de façon régressive sur elles-mêmes, ce qui renforce cette barbarie. L'Europe est incapable de s'affirmer politiquement, incapable de s'ouvrir en se réorganisant, incapable de se souvenir que la Turquie a été une grande puissance européenne depuis le XVIe siècle et que l'Empire ottoman a contribué à sa civilisation. (Elle oublie que c'est le christianisme qui, dans le passé, s'est montré intolérant pour toute autre religion pendant que l'islam andalou et ottoman acceptait christianisme et judaïsme). Sur le plan mondial, les prises de conscience sont dispersées. L'internationale citoyenne en formation est embryonnaire. Une société civile planétaire n'a pas encore émergé. La conscience d'une communauté de destin terrestre demeure disséminée. Une véritable alternative ne s'est pas encore formulée. L'idée de développement, même réputé "durable", donne pour modèle notre civilisation en crise, celle-là même qu'il faudrait réformer. Elle empêche le monde de trouver des formes d'évolution autres que celles qui sont calquées sur l'Occident. Elle empêche de générer une symbiose des civilisations, qui intégrerait le meilleur de l'Occident (les droits de l'homme et de la femme, les idées de démocratie) mais en exclurait le pire. Le développement est lui-même animé par les forces incontrôlées qui conduisent à la catastrophe. Jean-Pierre Dupuy, dans son livre Pour un catastrophisme éclairé ("La couleur des idées", Seuil), propose de reconnaître l'inévitabilité de la catastrophe afin de l'éviter. Mais, outre le fait que le sentiment d'inévitabilité peut conduire à la passivité, M. Dupuy identifie abusivement le probable à l'inévitable. Le probable est ce qui, pour un observateur en un temps et un lieu donnés disposant des informations les plus fiables, apparaît comme le processus futur. Et effectivement tous les processus actuels conduisent à la catastrophe. Mais l'improbable reste possible, et l'histoire passée nous a montré que l'improbable pouvait remplacer le probable, comme ce fut le cas en fin 1941-début 1942 quand la probable longue domination de l'empire hitlérien sur l'Europe devint improbable pour faire place à une probable victoire alliée. En fait, toutes les grandes innovations de l'histoire ont brisé les probabilités : il en fut ainsi du message de Jésus et Paul, de celui de Mahomet, du développement du capitalisme puis de celui du socialisme. La porte est ouverte donc sur l'improbable, même si l'accroissement mondial de barbarie le rend actuellement inconcevable. Paradoxalement, le chaos où l'humanité risque de sombrer porte en lui son ultime chance. Pourquoi ? Tout d'abord parce que la proximité du danger favorise les prises de conscience, qui peuvent alors se multiplier, s'amplifier et faire surgir une grande politique de salut terrestre. Et surtout pour la raison suivante : quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, soit il se désintègre, soit il est capable, dans sa désintégration même, de se métamorphoser en un métasystème plus riche, capable de traiter ces problèmes. L'humanité est actuellement incapable de traiter ses problèmes les plus vitaux, à commencer par celui de sa survie. Elle est techniquement capable mais politiquement incapable d'éliminer la faim dans le monde. Cette incapacité culmine aujourd'hui dans le paradoxe argentin, dont la production alimentaire est cinq fois supérieure aux besoins de la population, alors qu'un grand nombre d'enfants (25 % pour la province de Tucuman) souffrent de malnutrition grave. De fait, dans le monde actuel, il est impossible de réaliser le possible. Ici, l'idée de feed-back -rétroaction- positif nous est utile. Cette notion, formulée par Norbert Wiener, désigne l'amplification et l'accélération incontrôlées d'une tendance au sein d'un système. Dans le monde physique, un feed-back positif conduit infailliblement ce système à la désintégration. Mais dans le monde humain, comme l'a pointé Magoroh Maruyama, le feed-back positif, en désintégrant d'anciennes structures pétrifiées, peut susciter l'apparition de forces de transformation et de régénération. La métamorphose de la chenille en papillon nous offre une métaphore intéressante : quand la chenille est entrée dans le cocon, elle opère l'autodestruction de son organisme de chenille, et ce processus est en même temps celui de formation de l'organisme de papillon, lequel sera à la fois le même et autre que la chenille. Cela est la métamorphose. La métamorphose du papillon est préorganisée. La métamorphose des sociétés humaines en une société monde est aléatoire, incertaine, et elle est soumise aux dangers mortels qui lui sont pourtant nécessaires. Aussi l'humanité risque-t-elle de chavirer au moment d'accoucher de son avenir. Pourtant, de même que notre organisme porte en lui des cellules souches indifférenciées capables, comme les cellules embryonnaires, de créer tous les divers organes de notre être, de même l'humanité possède en elle les vertus génériques qui permettent les créations nouvelles ; s'il est vrai que ces vertus sont endormies, inhibées sous les spécialisations et rigidités de nos sociétés, alors les crises généralisées qui les secouent et secouent la planète pourraient susciter la métamorphose devenue vitale. C'est pourquoi il faut passer par la désespérance pour retrouver l'espérance. Edgar Morin est sociologue. ARTICLE PARU DANS LE MONDE DU 01.01.03 |
Mon journal de la semaine, par Henri Troyat dans libé du 1er février 2003. Extraits Le Terrorisme, cette fatalité inventive Le monde a tellement évolué dans la brutalité et l'insolence que pour tout être
normalement constitué, le comble du bonheur, c'est de rentrer chez soi, à la tombée de
la nuit, sans avoir subi nulle avanie ni contrariétés majeures dans la journée. Guerre ou paix en Irak ?
Méditant sur les diverses causes du terrorisme au nom d'une idée, j'en suis arrivé à me dire qu'elles se confondaient en une seule : celle de se lancer dans d'autres aventures, parmi d'autres protagonistes, que ceux de tous les jours. |
Non à la guerre en Irak. Télérama du 1er février 2003 John Le Carré : Que Bush et sa clique aient réussi à détourner la colère des américains d'Oussama ben Laden sur Saddam Hussein constitue l'un des plus beaux tours de passe-passe de l'histoire de la communication. Emmanuel Todd: il faudrait être farouchement anti-américain pour être favorable à
cette guerre où les États-Unis ne peuvent que s'appauvrir, s'embourber, se délégitimer
définitivement, bref se détruire. |
A en croire les conclusions d'un rapport (1) publié hier sous l'égide de Bruxelles, l'Europe court à la catastrophe. Réchauffement climatique bien pire que dans le reste du monde, tempêtes, inondations, sécheresse, disparition des glaciers, déplacement de populations, surmortalité des personnes âgées... c'est un véritable scénario noir que dresse l'Agence européenne de l'environnement (AEE) pour les cent prochaines années. En gros, si les Etats ne font rien pour limiter les impacts du changement climatique, et notamment freiner la progression des émissions de gaz à effet de serre, l'Europe de 2 100 connaîtra en continu les mêmes affres que ceux de l'été 2003. On savait déjà que la température mondiale ne cesse d'augmenter. Selon le groupe d'experts de l'ONU pour le climat, celle-ci devrait grimper de 1,4 à 5,8 °C d'ici à la fin du siècle. Mais ce qui est nouveau, c'est que ce réchauffement devrait être bien pire en Europe (+2 à +6,3 °C). Au cours des cent dernières années déjà, le Vieux Continent s'est réchauffé plus vite (+0,95 °C) que le reste du monde (+0,7 °C), notamment les pays du Sud tels l'Espagne, l'Italie et la Grèce. Ce ne serait qu'un début. Vers 2080, en Europe, «les hivers rigoureux pourraient presque totalement disparaître», tandis que «les étés torrides, les sécheresses et les incidents dus à de fortes pluies ou grêles pourraient devenir beaucoup plus fréquents», affirme le rapport de l'AEE en soulignant les conséquences possibles : surmortalité humaine, fonte des glaciers, augmentation du niveau de la mer, diminution des populations d'espèces végétales... «Nous devons de toute urgence nous adapter à cette évolution qui risque d'avoir de graves conséquences humaines et économiques», a expliqué hier à Libération la responsable de l'AEE. Selon Jacqueline McGlade, les «événements climatiques extrêmes» de ces cinq dernières années (canicules, inondations...) ont déjà coûté, outre des drames humains, pas moins de «60 milliards d'euros» à l'Europe. Un coût qui ne peut que s'alourdir dans les décennies à venir si les Etats ne réagissent pas au niveau communautaire, national mais aussi local. «Un ensemble de petites décisions peuvent parfois provoquer ou empêcher une catastrophe», explique-t-elle en mettant l'accent sur l'urgence de prendre en compte le réchauffement climatique dans les questions d'aménagement du territoire. «Il faut identifier les zones à risque, stopper l'urbanisation massive de certaines grandes villes d'Europe et de leurs environs, telles Rotterdam ou Paris, adapter l'architecture, empêcher les décideurs locaux de bétonner à tout-va (parkings, supermarchés...) sans prendre en compte la nécessaire perméabilité des sols... Mais vite. C'est en train d'arriver maintenant, chacun doit s'en rendre compte.» En gros, c'est une vraie révolution des modes de vie que préconise l'AEE. Libération 19 août 2004 (1) www.eea.eu.int/ |
Pourquoi les Français consomment toujours plus de psychotropes Antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères : ces médicaments voient chaque année leurs ventes progresser, comme l'ont souligné les derniers chiffres de l'assurance-maladie. Cet usage, souvent abusif et de plus en plus chronique, répond à un "mal-être" que les médecins ne peuvent gérer. D'après les données publiées jeudi 2 septembre par la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM), les psychotropes occupent la deuxième position, derrière les antalgiques, les médicaments les plus prescrits. Les volumes sont impressionnants. Ainsi, en 2003, près de 15 millions de boîtes de Stilnox (somnifère), 11,5 millions de Deroxat (antidépresseur) et plus de 8,5 millions de Temesta (anxiolytique) ont été délivrées et remboursées. Ce n'est pas la première fois que ces produits censés répondre aux troubles du sommeil, aux états dépressifs ou à l'anxiété se retrouvent parmi les vingt-cinq médicaments les plus consommés en France. Mais d'année en année, les prescriptions progressent : + 8,2 % entre 2002 et 2003 pour le Deroxat, + 6,9 % pour le Temesta. Quant aux reculs du Prozac (antidépresseur), du Lexomil, du Xanax (anxiolytiques) et de l'Imovane (somnifère), ils s'expliquent essentiellement par la pénétration de leurs génériques : la prescription de ces molécules n'est pas en régression. Voilà bientôt dix ans que la surconsommation de psychotropes - cette "explosion de la médicalisation pharmacologique de l'existence", selon les termes du professeur Edouard Zarifian, chargé en 1995 d'un rapport sur la prescription de ces produits - est démontrée sans qu'aucune mesure n'ait été prise par les pouvoirs publics pour inverser la tendance. Selon une étude du Credes publiée en 1996, les Français sont les plus gros consommateurs de psychotropes en Europe. PRESCRIPTIONS NON JUSTIFIÉES En 2000, près de 25 % des assurés sociaux se sont fait rembourser au moins une fois dans l'année un psychotrope, indique une récente enquête de l'assurance-maladie. Parmi ces consommateurs, 43 % ont reçu une ordonnance de plusieurs types de psychotropes. Les anxiolytiques restent la classe la plus prescrite (17,4 % des assurés sociaux en ont pris en 2000), suivis par les antidépresseurs (9,7 %), qui devancent désormais les hypnotiques (8,8 %). Quant aux consommateurs réguliers (au moins quatre remboursements sur une année pour une même classe thérapeutique), ils représentent 11,2 % des personnes bénéficiant du régime général de Sécurité sociale. Qui consomme ? Les femmes bien davantage que les hommes (31,3 % contre 17,3 %) et les personnes âgées. Après 60 ans, la moitié des femmes et un tiers des hommes ont pris au moins un psychotrope dans l'année. Une part importante de ces prescriptions apparaît abusive et médicalement non justifiée. "Le taux de consommateurs d'antidépresseurs mesuré (9,7 %) est bien supérieur au taux de prévalence de la dépression, estimé en France à 4,7 %", souligne l'étude de l'assurance-maladie. De plus, près de la moitié des utilisateurs d'antidépresseurs ont une durée de prescription "non conforme à l'autorisation de mise sur le marché" et, en matière d'anxiolytiques et d'hypnotiques, "au moins 40 % des personnes ont eu quatre remboursements et plus dans l'année 2000, ce qui est en contradiction avec les recommandations médicales". Quant aux personnes âgées, leur niveau de consommation est considéré comme "préoccupant" par l'assurance-maladie, notamment à cause des possibles effets secondaires de ces produits : risque accru de chute, troubles confusionnel ou délirant et troubles du rythme cardiaque. Abandon du mot "folie" au profit du terme "santé mentale" ou "souffrance psychique", puissance de l'industrie pharmaceutique, propension de la société à reconnaître le mal-être, apparition d'entités cliniques mal définies (dépression, stress, anxiété)... de multiples facteurs peuvent être avancés pour tenter d'expliquer pourquoi les Français sont devenus si "accros" aux psychotropes. "Il n'y a pas plus de gens qui vont mal que dans les années 1950 mais on leur a appris comment cela s'appelait - la dépression - et que des médicaments existaient", estime Philippe Pignarre, auteur de Comment la dépression est devenue une épidémie (éd. La Découverte). En l'absence de définition précise de la dépression, le spectre des indications de ces médicaments ne cesse officieusement de s'élargir. "Ces produits ont changé de statut", analyse le sociologue Alain Ehrenberg. "C'est la relation entre le normal et le pathologique qui s'est modifiée", ajoute ce chercheur, dont l'ouvrage La fatigue d'être soi (éd. Odile Jacob) fut, en 1998, salué par la critique. "DÉPENDANCE" Reste que cette "boulimie" de psychotropes ne peut pas être dissociée du niveau de consommation globale de médicaments. La France arrive en deuxième position, derrière les Etats-Unis, pour les dépenses pharmaceutiques par habitant. 1 milliard de chiffre d'affaires en 2001 Entre 1980 et 2001, le marché des psychotropes s'est "notablement développé", passant de 317 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel en 1980 à plus de 1 milliard d'euros en 2001, indique une étude de la direction de la recherche, de l'évaluation et des statistiques (Drees) parue en janvier. Cette croissance est surtout le fait des antidépresseurs, qui représentaient, en 2001, près de 50 % des ventes de psychotropes contre 25 % en 1980. Ce boom est dû à l'apparition, dans les années 1980, d'une nouvelle classe d'antidépresseurs, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) - comme le Prozac ou le Deroxat - qui produisent moins d'effets secondaires (confusion mentale, troubles cardiaques...) que les médicaments plus anciens. Au-delà des épisodes dépressifs spécifiques, la prescription des antidépresseurs s'est étendue au concept vague des "troubles de l'humeur". • Extrait du monde du 7.09.04 |
Pourquoi ça
ne va pas plus mal ? Faisons de l'art de vivre un enjeu individuel et collectif, propose Patrick Viveret dans un livre particulièrement tonique, Pourquoi ça ne va pas plus mal ?, Fayard (2005) . Changeons notre rapport à l'argent, au pouvoir et au temps. Inventons une politique qui placerait le « désir d'humanité » au coeur de ses perspectives. Utopie ? Les forces du changement sont là, de nouvelles manières d'être au monde existent déjà qui ne demandent qu'à s'exprimer, affirme Patrick Viveret. Et il y a urgence ! L'humanité est une espèce très jeune comparée à d'autres espèces animales. Rien ne garantit pourtant qu'elle ait la durée devant elle. Depuis Hiroshima, elle s'est en effet constituée en sujet négatif de sa propre histoire en se donnant les moyens de s'autodétruire. En ce début de millénaire, cette autodestruction peut prendre diverses formes. Outre les armes de destruction massive, il y a les risques de dégradation écologique ou encore l'usage incontrôlé de la révolution du vivant : l'humanité est en train d'acquérir la capacité de sa propre mutation en tant qu'espèce. La menace ne vient donc pas de l'extérieur : ce qui guette l'humanité, c'est sa propre barbarie. Opérer cette prise de conscience est un des enjeux du siècle qui vient. Les chiffres officiels, ceux du Pnud (Programme des Nations unies pour le développement), par exemple, montrent qu'il suffirait d'une cinquantaine de milliards de dollars par an pour éradiquer la faim, permettre à tous l'accès à l'eau potable et aux soins de base. Comment peut-on prétendre qu'il est impossible de mobiliser une telle somme quand nous consacrons dix fois plus à la publicité ou à la consommation de stupéfiants et vingt fois plus à l'armement ? Contrairement à ce qu'affirme le discours dominant, les problèmes de l'humanité ne résultent pas principalement du manque de ressources naturelles, monétaires ou techniques. Quand on sait qu'aujourd'hui la fortune de 225 personnes est égale au revenu cumulé de 2,5 milliards d'êtres humains, les propos de Gandhi prennent un tour prophétique : « Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous, mais pas assez pour satisfaire le désir de possession de chacun. » Que faites-vous de cette « guerre économique » dont les médias nous
parlent tous les jours ?
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