Marchés Financiers : La finance est le maillon faible

sommaire                                                                              Les marchés financiers enfin expliqués
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21ième siècle 
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Economie et Social

PROVERBES DU MONDE.
Africains, Arabes, Allemands, Chinois, Russes, Québequois...

 

La finance est le maillon faible :

2008 : Le krach actuel représente l'accident intégral
          Les imbéciles sont tôt ou tard séparés de leur argent

2007, rien n'a changé, le monde reste un casino : La crise des subprimes.

2002 :
Le krach de 2002 : Situation au 1er octobre
La finance est le maillon faible
Ces financiers qui ont coulé l'économie

Au 20ième siècle déjà...
Les crises boursières précédentes

Journaldemarcfiorentino 

www.vernimmen.net

 

 

Comment on nous arnaque avec de pseudos arguments mathématiques  :

Scholes Nobel de l'économie et perte de son hedge fund LTCM
Grandes étapes de la recherche en finance

Mathématiques financières
 
Quelques VERITES : coursdelabourse.gif (13065 octets)

Apologie du doigt mouillé

Applications des lois de la Science Physique aux marché financiers : c'est le Hasard qui rend riche

L'enfant, l'astrologue et le financier
 

Les maîtres du monde :
Warren Buffet : L'homme qui se joue des krachs
Docteur George et Mister Soros

Les analystes financiers sous influence
L'envol des fonds rapaces
Ces agences qui font peur aux patrons : Moody's, Standard & Poor's, Fitch
La martingale des banquiers
SITES :
http://www.alternatives-economiques.fr/ 
http://www.vernimmen.net/ 
Leurs techniques :
Norme IFRS : Perversion comptable (source Attac)

 

Applications des lois de la Science Physique aux marché financiers : c'est le Hasard qui rend riche

Les marchés financiers évoluent comme certains phénomèmes physiques ; c'est pourquoi, plutôt que d'écouter les économistes, (pour la plupart très prévisibles mais non prévoyants), regardons du côté de la science physique.
Les marchés financiers sont dominés par les événements extrêmes et non les événements typiques.

Il est clair que si, sur dix ans, on retire les dix plus grosses journées à la hausse, la rentabilité moyenne d'un indice de référence est profondément affectée.
Les physiciens ont appris à traiter des manifestations complexes comme la turbulence d'un fluide.
Or, de façon incroyable, il se trouve que la statistique des mouvements financiers se rapproche de celle de la turbulence.
Et si  l'économie pouvait devenir prédictive grâce à la physique ?
  Mais on n'en est pas là...

Comment devenir riche :
Mettez 500 singes dans une pièce ; l'un d'eux va devenir riche. Pourquoi pas moi, me dis-je ? Pas si simple...
Deux physiciens *
viennent de démontrer que c'est le hasard seul qui va désigner l'heureux élu.

Démonstration :
Dans la nature comme dans les activités humaines, dans la physique fondamentale comme dans l'économie de marché, bref, partout, on trouve en gros deux types de distribution statistique :
1) la courbe de Gauss, dite «en cloche», avec une très forte majorité autour de la moyenne ;
2) la courbe en asymptote, où les valeurs extrêmes conservent une probabilité non négligeable.

Exemple du premier cas: la taille des individus adultes, qui doit se situer en moyenne aux alentours de 1,70 mètre. Or au-dessous de 80 centimètres comme au-dessus de 2,5 mètres on ne trouve vraiment personne.
Exemple du second cas : si le salaire moyen est, disons, de 8 000 francs, on compte quand même pas mal d'exclus qui gagnent zéro franc, et un nombre non négligeable de riches qui empochent des millions, ou des milliards.

Une relative justice sociale voudrait au contraire que la distribution des revenus adopte un profil en courbe de Gauss, mais rien à faire : déjà, voici plus de cent ans, l'ingénieur italien Vilfredo Pareto avait remarqué que dans tous les pays, à toutes les époques, 20% des individus possédaient environ 80% de la richesse.

Uune  équation, très commune en physique théorique, qui régit aussi bien les champs de vitesse dans les écoulements turbulents, la distribution des polymères dans un gel que l'influence des impuretés dans un supraconducteur, peut aussi expliciter la distribution des richesses dans les sociétés humaines, et son degré d'inégalité

Si l'on adapte cette équation à l'économie, on retrouve la distribution de Pareto : dans une population d'individus qui possédaient chacun la même somme au départ, la plus grande partie des biens matériels tombe toujours entre les mains d'une minorité.

Pourtant cette équation ne fait intervenir que le hasard. Elle ne laisse aucune place à un éventuel talent de l'individu pour s'enrichir. «Cela n'est pas nécessaire, puisqu'on arrive au même résultat», dit Bouchaud, ajoutant : «Mettez cinq cents singes qui gesticulent dans une salle des marchés. Aucun d'entre eux n'écrira jamais un poème digne d'Eluard, mais au bout d'un certain temps, il y en aura un aussi riche que George Soros. »

Pour décrire les fluctuations de fortune de l'individu i, elle ne fait appel qu'à deux termes:
la «fréquence des échanges» (chaque individu achète et vend, même si ce n'est que sa force de travail),
et l'«écart-type des placements spéculatifs» (comment il emprunte ou place son argent).
La courbe asymptotique globale, qui combine tous les i pour décrire la répartition globale des fortunes, est fonction d'un certain facteur, collectif, exponentiel: E. Lequel E, selon le principe de Pareto, varie entre 2 et 3 (c'est un fait d'observation: on n'a jamais relevé, dans aucune société, un E inférieur à 2 ni supérieur à 3). Plus E est proche de 2, et plus la société est sauvagement inégalitaire (du genre 5% possèdent 95%). Plus E s'approche de 3, et plus la société est relativement juste (30% possèdent 70%).

Un objectif de justice sociale consiste donc à hisser le coefficient E le plus près possible de 3 (un E supérieur à 3 étant considéré comme utopique). Or il se trouve que, pour ce faire, il convient de multiplier les transactions. Plus les individus ont des échanges nombreux et variés avec des partenaires diversifiés librement choisis, et plus la richesse se dilue. On voit donc tout de suite que la libre concurrence, à l'inverse des monopoles et des intermédiaires obligés, joue en faveur de la justice sociale. Du côté des emprunts et placements, il n'y a pas grand-chose à faire, dans la mesure où la fortune permet de multiplier les mises, donc les gains. Et c'est ici que le hasard pèse le plus lourdement, car, «dans les placements boursiers, par exemple, il suffit d'avoir eu raison plusieurs fois par hasard pour s'enrichir vraiment beaucoup». D'où le nécessaire rôle correcteur de l'impôt progressif sur le revenu et sur la fortune, dont nos deux scientifiques justifient mathématiquement le rôle socialement bienfaiteur.

Mais attention! il faut encore que l'impôt soit vraiment redistribué, sinon, même très fortement progressif, il ne fait que creuser les inégalités. Ainsi, lorsque le produit de l'impôt sert à rembourser des emprunts d'Etat, ou à financer de gros contrats, il retourne aussitôt - considérablement augmenté par la contribution des moins riches - dans les poches des plus riches.

Depuis une décennie, le secteur bancaire s'attache de plus en plus les services des physiciens spécialisés dans la théorie des systèmes complexes.

Les physiciens utilisent leur savoir-faire dans l'analyse statistique des phénomènes complexes pour extraire des comportements généraux de l'univers souvent imprévisible et cahotique qu'est la Bourse.
En adaptant une équation présente en physique des systèmes désordonnés, deux chercheurs français viennent de montrer que la répartition inégale de la fortune, constat qui se retrouve dans toutes les sociétés modernes, est une loi naturelle de l'économie.

Il y a cent ans,  le mathématicien français Louis Bachelier, jetait les bases d'une science nouvelle avec la publication de sa Théorie de la spéculation, dans laquelle il proposait de voir les fluctuations des prix des actions comme des phénomènes aléatoires. Ignorés à l'époque, les travaux de Bachelier démontrant que la finance pouvait faire son profit de nombre d'outils scientifiques ont été redécouverts après la guerre.

Longtemps chasse gardée des mathématiciens, l'univers de l'argent s'ouvre de plus en plus aux physiciens spécialistes des systèmes complexes.
L'idée forte de la physique de ces dernières années est que les comportements collectifs, compliqués, peuvent découler de comportements individuels simples, explique M. Bouchaud. Et la finance n'est-elle pas l'exemple le mieux documenté de comportement collectif humain ?
Les modèles économiques traditionnels rêvent l'homme plutôt qu'ils n'essaient de le modéliser tel qu'il est. Pour eux, la population est homogène, composée d'individus infiniment rationnels qui, dans une situation donnée, ne peuvent prendre qu'une seule décision rationnelle. Le physicien réfléchit différemment il se dit qu'il ne sait finalement pas grand-chose sur le comportement individuel. Mais il sait la propension moyenne face à une situation donnée.

Et, pour déterminer ce genre de probabilité, la physique statistique est puissamment année. L'exemple type est celui du mouvement brownien où l'on essaie de décrire le mouvement d'une particule de pollen en interaction avec les molécules d'air.
Appliquée à la finance, l'idée consiste à se dire que l'on renonce aux motivations particulières de chaque individu - l'un peut vendre pour s'acheter une nouvelle voiture, l'autre parce qu'on le lui a conseillé, etc. -pour, à la place, extraire des comportements généraux qui s'appliqueront en moyenne.

La négation du libre arbitre :  Recherchés pour leur savoir-faire en modélisation et leur capacité à mettre en pratique des idées théoriques, les physiciens s'appliquent donc à dénicher, dans leur discipline, les équations, les idées, qui décriront le mieux la réalité de la finance. Cela peut être, dans le cas de l'explication et de l'éventuelle prédiction de phénomènes extrêmes comme les krachs boursiers, l'emploi de la notion de point critique, utilisée pour décrire des phénomènes aussi différents. - en apparence - que les tremblements de terre ou la fracture de. matériaux. Cela peut aussi être, afin d'« humaniser » certaines formules par trop idéales, l'introduction d'un « bruit » perturbateur.

Pour décrire les hauts et les bas des marchés, on peut aussi se référer à la physique des écoulements turbulents dont les analogies profondes avec la vie de la Bourse ont intrigué Jean- Philippe Bouchaud. « Il y a quelques années, je m'intéressais à des désordres dits tropicaux, extrêmes, dans ces écoulements: la plupart du temps, il ne se passe rien, puis on a de gros événements, des accidents. Les marchés financiers ont aussi, par intermittance, des bouffées d'activité qui dans le temps, s'organisent de la même façon. En apparence, cela n'a rien à voir mais qu'est-ce qu'un écoulement turbulent sinon un système où des molécules interagissent entre elles ? »

Le plus fascinant cette discipline nouvelle qu'est la physique de la finance se révèle donc: les équations du monde de la matière peuvent se transposer dans le monde bouillonnant de la finance et le modéliser, sans tenir compte du libre arbitre ou de la psychologie humaine. De la même manière, lorsque vous prenez le volant, vous avez l'impression individuelle de maîtriser votre véhicule. La force des statisticiens consiste à savoir que, quoi que vous fassiez, sur le plan collectif, la route tuera en France plusieurs milliers de personnes chaque année. Malgré tout le désir de chacun qu'il n'en soit rien, votre conduite ne sera, à sa manière, que la confirmation de cette loi « naturelle ».

* : Jean-Philippe Bouchaud, physicien spécialiste de l'état condensé au CEA, et à Marc Mézard, du laboratoire de physique théorique de l'Ecole normale supérieure)
 
Apologie du doigt mouillé

Cet article date de 1987, a été publié dans les Echos, mais n'a depuis  rien perdu de son acuité. On peut parier qu'il en sera ainsi pour longtemps...

Comme toujours en cette période de l'année, financiers et hommes d'affaires sont submergés par l'afflux de prévisions économiques généralement chiffrés à la virgule près. Les organismes et sociétés qui publient ces prévisions sont généralement discrets sur leur méthode de calcul.
La revue américaine "Science" s'est amusée à demander à un certains nombres d'experts leur opinion sur la validité de ce genre d'exercice. Il en ressort :
1) que le contrôle scientifique de ces travaux prévisionnels est à peu près inexistant;
2) que les ordinateurs mêmes les plus puissants, ne donnent pas de résultats plus éclairés qu'une réflexion de bon sens;
3) que les prévisions, non seulement à la décimale, mais au point près, sont presque toujours fausses;
4) que tout le monde le sait;
5) et que, bien que cela coûte assez cher, cela n'a pas grande importance.
Pour Kenneth Arrow, le prix Nobel de Standford, il existe de toute façon un problème de base : c'est qu'un certain nombre de variables clefs évoluent de manière rigoureusement erratique. " Demander à un économiste, dit-il par exemple, de prévoir avec précision le prix de l'énergie à la fin de l'année prochaine revient à demander à un biologiste spécialiste de l'évolution quelle est la prochaine espèce qui va évoluer."
Au département américain de l'énergie, l'expérience a enseigné les vertus de l'humilité. Douglas Hale, directeur de la qualité dit que son administration s'est penchée récemment sur les prévisions publiées en mai 1984 concernant le prix du brut dix-huit mois plus tard. Chose curieuse, les prévisions faites par les plus respectables des institutions (privées et publiques) étaient très voisines les unes des autres. Mais l'erreur était de 90%....

" Un mélange incertain de faits et de jugements..."
Ces projections sortent-elles vraiment des ordinateurs ? on touche là une question délicate. Comme le souligne David Freedman, de Berkeley, "aucune théorie économique ne vous dit exactement à partir de quelles équations il faut construire les modèles". Pour ne pas se tromper, les économètres procèdent donc par approximations successives.
Supposons, dit Freedman, que l'on cherche à évaluer le PNB américain à la fin de 1987. On part nécessairement d'un modèle qui permet de rendre compte approximativement de l'évolution passée (par exemple entre 1964 et 1984). Puis on teste le modèle pour voir s'il est capable de prévoir ce qui s'es effectivement passé l'année suivante, soit en 1985. Comme la réponse est généralement négative, on procède à des ajustements, jusqu'à ce que le modèle intègre à peu près les nouveaux éléments intervenus en 1985. Après quoi, il faut y intégrer les éléments encore incomplets disponibles pour 1986, procéder à de nouveaux ajustements du même type, puis se lancer dans la projection pour 1987.
"Le résultat peut très bien être que le PNB va augmenter de 7%, dit Freedman. Mais tout le monde sait que ce n'est pas raisonnable. Alors on procède à un nouvel ajustement, aussi drastique que subjectif, afin d'arriver à une prédiction qui soit conforme à l'opinion ambiante.
Ce mode de calcul est inévitable souligne Stephen Macnees. Les modélistes ne peuvent pas tenir compte de toutes les variables. En outre, l'économie change. Les transactions financières, par exemple, ne sont plus de la même nature aujourd'hui qu'il y a cinq ans. Il faudrait donc concevoir de nouveaux modèles au fur et à mesure de l'évolution de l'économie réelle..

"Il vaut mieux ne pas savoir comment sont fabriquées les saucisses dit E leamer de l'université de Los Angeles : il en est de même pour les estimations économétriques". Elle ne sont rien de plus qu'"un mélange incertain de faits et de jugements". Douglas Hale du département américain de l'énergie souligne la confidentialité des méthodes de calcul. "On est très éloigné des critères habituels d'un travail scientifique. L'évaluation par les pairs est inexistante. les économètres garent jalousement leurs données, si bien que les calculs ne sont pas reproductibles par d'autres".

Des économistes ont demandé récemment à 62 auteurs d'articles de leur fournir leurs données et leurs méthodes de calcul afin de pouvoir évaluer leur travail. les deux tiers ont refusé. pour la moitié du tiers restant, les calculs n'étaient pas reproductibles.

"Les prévisions économétriques sont en règle générale de qualité inférieure aux prévisions dictées par le simple bon sens. C'est étonnant puisque les économètres ajustent leurs calculs en fonction de leur propre jugement".
MacNees du FED a étudié la valeur des prévisions faites dans les 15 dernières années. Sa conclusion est que les acteurs économiques ne perdraient pas grand chose à se contenter de projeter pour chaque nouvelle année les mêmes résultats que ceux de l'année passée....Il a aussi remarqué que les prévisions sont généralement optimistes ; en période de croissance, elles collent à peu près à la réalité, tandis qu'en période de dépression, l'écart se creuse sensiblement.

Pour Vassili Léontieff, ces modèles sont "du vent". "Mais compte tenu des énormes invstissements réalisés en économétrie, comment voulez-vous faire machine arrière ?" Ce n'est de toute façon pas bien grave dit Raymond Fair de Yale : chacun sait qu'il ne faut pas trop en tenir compte.

Olivier Postel-Vinay


 

La finance est le maillon faible

Ne dites pas aux golden boys de Merrill Lynch que les 100 millions de dollars que leur banque a accepté, cette semaine, de verser parce qu'ils ont donné de mauvais conseils aux épargnants sont la preuve de leurs errements, ils se disent non coupables. Ne dites pas aux banquiers que leurs comportements moutonniers provoquent l'instabilité du monde, ils pensent que la finance globalisée oblige utilement à l'effort. Ne dites pas que leurs exigences de rentabilité rapide nous poussent vers l'abîme, ils affirment nous protéger des risques. Ne dites pas qu'ils sont le maillon faible du capitalisme, ils croient en être le muscle. Les banquiers ont un rôle de médiation de tout temps essentiel : ils facilitent les échanges et contribuent au développement économique. Sans la banque, la comptabilité et l'assurance maritime, point de commerce entre les pillards scandinaves devenus grands marchands dans les villes hanséatiques. Sans eux, point de spécialisation internationale possible entre la laine britannique, l'industrie de vêtements des Flandres et les soyeux du Sud européen. Point de Venise, la belle opportuniste qui a su organiser les marchés de change et de crédit.

Il en a été de même par la suite. A chaque "phase" de son développement, à chaque changement de son "centre", du Portugal aux Pays-Bas, de Grande-Bretagne aux Etats-Unis, le capitalisme s'est appuyé sur les progrès de la finance.

CHANGES FLOTTANTS

C'est encore vrai aujourd'hui. La suprématie américaine plonge ses racines dans les semi-conducteurs mais aussi dans le renouveau de Wall Street. La banque facilite la mondialisation. Mais si sa fonction de médiation demeure, la finance est la source de la vulnérabilité de l'économie moderne.

Le point de départ est l'instabilité générale des monnaies après l'abandon des règles de Bretton Woods. Le régime de changes flottants généralisé a rendu prioritaires, pour les investisseurs, la protection et la diversification face aux incertitudes. Les financiers ont répondu à cette demande en multipliant les nouveaux produits et les nouveaux marchés "de couverture". La créativité mathématique a eu libre cours et l'informatique est venue à point nommé pour tout rendre possible. Cette révolution se faisant, les vieilles banques ont perdu la direction du secteur au profit des marchés et de nouvelles institutions comme les hedge funds. Ce changement est loin de se réduire à un nouveau rapport de forces dans la profession. Il a modifié du tout au tout la logique d'ensemble, selon Michel Aglietta et André Orléan (La Monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob). A la banque, dont le métier était de transformer les actifs (prêter), a succédé la finance dont la vocation est de gérer des portefeuilles. La finalité de croissance économique a cédé le pas à la maximisation du rendement.

MOUVEMENTS GRÉGAIRES

Au passage, les points de fragilité du système financier ont eux aussi été déplacés. La menace, hier, était "le mauvais prêt"qui pouvait déboucher sur " le défaut de paiement" et, en se généralisant, sur "la crise de crédit", entraînant la récession. Pour s'en protéger, fut mis en place un soutien des autres banques et "la solidarité de place". La fragilité aujourd'hui vient des mouvements grégaires des opérateurs de marchés et d'une détérioration soudaine de "la confiance" entraînant inexorablement les valeurs par le fond. On passe brutalement du plus haut au plus bas, des bulles aux krachs.

Mais à ces défauts du système se sont ajoutées une série de pratiques et de dérives que la faillite scandaleuse d'Enron, le courtier américain en énergie, a mis au jour. La prudence a laissé place, sous couvert d'innovation, à la cupidité. La comptabilité, pilier du temple, a été mis au sol par l'arbitraire.

Exemple : la distribution d'actions préférentielles (stock-options) aux dirigeants avait pour objet de les associer à la réussite boursière de l'entreprise. En fait, certains PDG ont basculé dans le "court termisme" et se sont lancés dans des opérations sans intérêt industriel mais susceptibles de gonfler le cours de Bourse. Pour toucher des commissions, les banques d'affaires les ont poussés dans des courses à la fusion alors que ces mariages, on le sait maintenant, ont été en majorité des échecs.

CONTES DE FÉES

Exemple : selon le système "Pro Forma", les 100 premières firmes cotées au Nasdaq ont enregistré un gain de 20 milliards de dollars en 2001. Selon le système GAAP, elles sont en perte de 82 milliards de dollars. Allez vous y retrouver ! Les livres de comptes sont devenus des contes de fées.

Exemple : la banque fait deux métiers, un premier qui ne rapporte pas, celui de produire des analyses de Bourse à destination des épargnants ; un deuxième, lui très rémunérateur, nommé l'"investment banking", qui consiste à conseiller des entreprises dans leurs opérations industrielles ou financières. Entre les deux, il devrait y avoir une muraille de Chine. En fait, chez Merrill Lynch, mais sans doute dans toutes les banques, les analystes recommandaient d'acheter des titres d'entreprises bonnes clientes.

Les autorités américaines, conscientes de ce que la crédibilité même de la Bourse est en cause, ont décidé de faire le ménage. La planète finance est en réparation. La chute du cabinet Andersen, découpé en morceaux, prélude une réforme complète de l'audit. L'accord signé par Merrill Lynch avec le ministre de la justice de New York va "isoler" le service des analyses et l'"investment banking". Mais tout cela n'est pas à la hauteur des enjeux. Sans un redécoupage plus net des métiers et une police plus déterminée, les pratiques douteuses vont demeurer. Surtout, comme le rappellent Michel Aglietta et André Orléan : la construction assise sur les marchés financiers provoque "une instabilité chronique largement déconnectée de la conjoncture de l'économie réelle" contre laquelle on n'a, pour l'instant, pas de remède. Mais ne dites pas aux banquiers qu'ils nous font peur, ils croient nous rassurer.

Eric Le Boucher ( ARTICLE PARU DANS LE MONDE DU 26.05.02)

 

 

 

Le krach de 2002 : Situation au 1er octobre

New York (DJIA): -25,2 % depuis janvier 2002
Londres: -29,0 % depuis janvier
Paris: -39,9 % depuis janvier
Francfort: -46,1 % depuis janvier
Tokyo: -11 % depuis janvier

Henri Bourguinat, professeur d'économie, analyse la crise:«On souffre de l'absence de pilote dans l'avion»
Henri Bourguinat est professeur d'économie à l'université de Bordeaux. Auteur notamment de Vertiges de la finance internationale, de l'Economie morale, ou de la Tyrannie des marchés, il est l'un des premiers à avoir mis en garde contre la financiarisation irrationnelle de l'économie.

Le crash des marchés financiers menace-t-il l'économie mondiale?
La baisse d'aujourd'hui est aussi surdimensionnée que la hausse d'hier. Ce qui se passe est donc colossal, à l'image de la valorisation colossale des actifs de la bulle. Il y a une disproportion dans les deux sens. Le problème, c'est que le correctif atteint un niveau alarmant, qui montre à quel point la finance internationale s'est déréglée. In fine, c'est toute l'économie réelle qui risque de subir un «effet richesse» négatif des placements boursiers et qui peut s'avérer contagieux.

C'est-à-dire ?
Les milliards de dollars partis en fumée vont finir par avoir une influence négative sur l'économie réelle. En clair, lorsque les plus-values virtuelles des placements boursiers sont importantes, les investisseurs dépensent à tout-va. C'est ce qu'ils ont fait pendant la bulle Internet. Aujourd'hui, la valeur de leurs actifs boursiers est inférieure à ce qu'elle était lorsque ces mêmes financiers ont investi en Bourse. Ce qu'ils ont acheté 30 dollars il y a deux ans valait 200 dollars il y a un an, mais n'en vaut désormais que 10. Ils ont donc l'impression d'être moins riches aujourd'hui qu'hier. Et risquent de réduire fortement leur consommation ou leur investissement.

Au point de gripper encore plus les rouages?
Oui. Même si on n'en parle pas beaucoup, des banques subissent des «moins-values» boursières. Certaines commencent même à faire des provisions. Si rien ne s'arrange demain, un étranglement du crédit bancaire n'est pas impossible, alors qu'on en aurait fortement besoin pour relancer la croissance.

Comment en est-on arrivé-là?
Ce qui arrive aujourd'hui est à la hauteur des erreurs du passé. Comme les opérateurs de marchés, les professionnels de la théorie financière n'ont pas réagi à temps, sauf à de rares exceptions. Du coup, on se trouve pas loin d'un point de non-retour, un point de grippage total...

Que faudrait-il faire pour éviter cette irrationalité boursière?
Inverser la tendance. Mais sans dire que nous sommes déjà dans le mur. Il nous faut un observatoire des marchés financiers. Un système capable de nous éclairer sur l'ensemble des indicateurs bousiers. Un système capable de structurer l'ensemble des informations pour éviter les mouvements panurgéens des marchés. Un système indépendant capable enfin de faire les bonnes analyses en temps et en heure, histoire d'éviter un emballement.

Parler d'«exubérance irrationnelle», comme le fit, en 1996, Alan Greenspan, le président de la banque centrale américaine, ne suffit plus...
C'est vrai. Lui aussi a fini par succomber à la fascination de la nouvelle économie, au point d'en oublier de refroidir la Bourse.

Que peuvent faire les institutions internationales, comme le FMI?
On met souvent le Fonds monétaire international à l'index, mais il en est réduit à sous-estimer la situation. Par crainte de voir se réaliser «les prophéties autoréalisatrices», il est sans doute contraint de laisser croire qu'il est confiant.
On souffre d'une absence cruelle de pilote dans l'avion alors que jamais la finance globalisée n'avait pris une telle dimension.

Y a-t-il une nouveauté aujourd'hui par rapport aux crises d'hier, comme 1929?
Oui. La nouveauté, c'est qu'il n'y a plus de centres financiers capables de réguler le système, comme a pu le faire autrefois la Banque d'Angleterre ou la Banque américaine. Or, désormais, le jeu comporte trop de participants. Mais on ne peut pas faire le parallèle avec 1929, qui s'est notamment illustré par le blocage du commerce international...

Certains économistes évoquent une spirale déflationniste, comme ce fut le cas à la veille de la grande crise?
C'est un risque réel, même si on ne peut pas être catégorique. Une spirale déflationniste se traduirait par une chute de tous les prix, non seulement des actifs financiers comme aujourd'hui, mais aussi des actifs réels, comme les biens de production et de consommation. Les détenteurs de capitaux, persuadés que les investissements productifs seraient moins chers demain, reporteraient à demain leur investissement. Et prendraient le risque d'accélérer une crise déjà sévère.

Libération, 1/10/02/ Vittorio DE FILIPPIS,Christian LOSSON

 

Des économistes américains affirmaient hier que la reprise devrait s'accélérer d'ici à la fin 2003, et que les risques de récession étaient faibles aux Etats-Unis. Espérons qu'ils ont raison. Mais redoutons qu'ils se trompent, comme ils se trompaient en 2000 quand ils niaient l'existence d'une «bulle» financière dangereuse autour de la nouvelle économie, puis assuraient en 2001, lorsque la «bulle» éclata, qu'il n'y avait pas de risque de récession... En vérité, comme l'admet cette semaine le très respecté hebdomadaire The Economist, experts et responsables ne cachent plus leur désarroi devant l'interminable chute des Bourses, la plus forte (- 40 % sur l'index S & P 500 de Wall Street) jamais enregistrée depuis la Grande Dépression.

Ceux qui n'ont pas investi en Bourse peuvent bien hausser les épaules, en se disant que c'est tant pis pour ces actionnaires qui avaient pris la Bourse pour un casino où s'enrichir sans effort et automatiquement. Les milliards d'euros et de dollars évaporés des portefeuilles sont en partie aussi virtuels que ceux accumulés du temps de l'«exubérance irrationnelle» de la nouvelle économie. Mais, tôt ou tard, ce krach larvé influera sur l'économie dite «réelle». La purge, indispensable, de l'abcès de marchés ridiculement surévalués risque de tuer le malade.

En même temps que leurs cotations, ce sont les bénéfices et les capacités d'investissement des sociétés qui régressent. Les banques, elles aussi touchées, sont tentées de restreindre le crédit. Les consommateurs, une fois dissipée l'illusion de richesse, se retrouvent lourdement endettés (en particulier aux Etats Unis), et n'ont d'autre choix que de réduire leur consommation.

Un cycle infernal se met en place, aggravé par les turbulences d'une situation internationale où la guerre en Irak et l'inévitable choc pétrolier qui l'accompagnera paraissent inéluctables. Le plus inquiétant reste que les dirigeants des grandes puissances ne savent plus vraiment comment contrôler une économie qui leur échappe du fait de la mondialisation et de la libéralisation des marchés tant celles-ci ont démultiplié la volatilité inhérente au libre-échange.

Libération, 1/10/02/Patrick SABATIER

 

 

Il a été le plus redouté des seigneurs de la finance : Docteur George & Mister Soros

Incarnation du cynisme des marchés pour la gauche européenne, dangereux crypto-communiste pour les conservateurs américains, ange bienfaiteur pour les démocrates de l’Est: ainsi va la légende de George Soros, spéculateur et philanthrope. Dominique Nora raconte l’incroyable saga d’un enfant juif de Budapest devenu multimilliardaire américain, qui combat les excès de la mondialisation et dénonce les diktats des «intégristes du marché»

 

De notre envoyée spéciale à New York

Mercredi 4 septembre. George Soros reçoit dans son appartement de la Cinquième Avenue, avec vue imprenable sur Central Park. Un duplex d’un chic discret aux couleurs fanées. Un environnement raffiné, sans ostentation. Qu’est-ce que Soros ressentait – physiquement – quand il misait sur la chute d’une monnaie, quand il perdait ou gagnait 1milliard de dollars en vingt-quatre heures? Son œil bleu s’allume: «Gérer de l’argent suscite une incroyable tension, répond-il dans un anglais où traîne un zeste d’accent européen. La confrontation avec le marché fait appel à l’instinct animal: soit vous vous battez… soit vous fuyez! Etre en permanence à ce niveau de tension, d’investissement émotionnel, c’est épuisant. C’est même dangereux pour la santé.» Soros raconte alors l’une de ses anecdotes préférées. En 1956, on lui a refusé un visa pour les Etats-Unis, sur un quota réservé aux «spécialistes» des marchés financiers. Motif? 25 ans, c’est trop jeune pour être spécialiste... «Mais un médecin m’a alors fait un certificat attestant que dans la profession de trader on mourait jeune!»
De 1973 à 1981, Soros a activement géré ses fonds à risque, levés auprès d’investisseurs avertis. Avec des résultats inouïs: en trente ans, son Quantum Fund a affiché un rendement annuel moyen de 31%! Mais il lui est aussi arrivé de perdre de l’argent, par centaines de millions de dollars: sur le yen, lors du krach de 1987, ou plus récemment quand la bulle internet a explosé… Non seulement la réussite ou l’échec de ses coups de Bourse influait sur l’humeur de George Soros – «Pour savoir si j’avais gagné ou perdu, mes enfants n’avaient pas besoin de me poser la question!» –, mais il ressentait ses déconfitures financières jusque dans sa chair: «Quand les positions de marché ne tournaient pas à mon avantage, j’avais un terrible mal de dos.» Il somatisait ses défaites comme on souffre de la trahison d’un être cher.
A 72 ans, George Soros n’est plus le spéculateur qui autrefois a fait tomber la livre sterling ou le ringgit malaisien. Il continue, certes, à présider son fonds, rebaptisé Quantum Endowment Fund, et à discuter stratégie avec ses équipes. Mais fini les risques insensés: ses actifs sont désormais gérés en bon père de famille. Et il consacre 80% de son temps et le gros de sa fortune à ses activités d’«homme d’Etat sans Etat». Pour influer sur le cours des choses, il a écrit trois livres ces quatre dernières années. «Ne laissons pas le pouvoir aux intégristes du marché!», crie-t-il aujourd’hui dans son «Guide critique de la mondialisation» (1). Il sillonne la planète pour rencontrer hommes politiques et activistes de terrain. Et surtout il finance à coups de milliards de dollars un puissant réseau de fondations, présent dans cinquante pays du globe (voir encadré ci-dessus)… «Sur le plan politique, George est un révolutionnaire utopiste, au bon sens du terme. Il a merveilleusement évolué», juge Bernard Kouchner, qui le pratique depuis des années.
Ainsi s’est bâtie la légende de George Soros: spéculateur sans vergogne et démon des banquiers centraux côté pile; réformateur social et correcteur des inégalités de la mondialisation côté face. Docteur George et Mister Soros... A Londres, Kuala Lumpur ou Paris, l’homme incarne le cynisme des marchés; à Moscou, Rangoon ou Johannesburg, les militants de la démocratie et des droits de l’homme lui dressent des statues… Quel autre financier de haut vol se prononce en faveur d’une taxation internationale des transactions financières et dénonce les dégâts de «la poursuite effrénée du profit»? Quel autre président de fonds basés dans les paradis fiscaux prône un véritable contrôle sur ces zones de non-droit? Quel autre multimilliardaire, enfin, harcèle le président Bush aux sommets internationaux pour qu’il accroisse l’aide américaine aux pays en développement?
Hypocrisie? Regrets? Quête d’une rédemption? Rien de tout cela. «Schizophrénie congénitale, diagnostique avec humour l’intéressé. Il serait d’ailleurs bon que chacun d’entre nous le soit un peu plus!» Entendons-nous: Soros ne renie en rien sa carrière de spéculateur. Il comprend même ses détracteurs… Il ne condamne pas non plus la loi du marché ou la puissance des multinationales. Pour lui, le système capitaliste et ses agents sont parfaitement efficaces dans leur propre logique: celle de l’enrichissement personnel et de la création de valeur. Ce qu’il conteste fortement, en revanche, c’est la mainmise de cette idéologie mercantile sur les affaires du monde. Car, non seulement les marchés sont incapables de s’autoréguler, mais ils sont «amoraux». Les mécanismes de marché, en effet, sont incapables de prendre en charge les besoins collectifs de l’humanité: police, justice, santé, culture, services sociaux. Conclusion: «Sans un renforcement parallèle de notre dispositif politique et social international, la mondialisation débouche sur un développement social très bancal.» Du coup, le financier s’efforce d’utiliser sa connaissance intime du système pour dessiner les contours d’une mondialisation plus harmonieuse.
Qu’est-ce qui fait marcher George Soros? Les clefs de sa personnalité complexe sont à rechercher dans la saga personnelle et familiale d’un enfant né à Budapest, en août 1930. C’est l’histoire d’un jeune juif hongrois que l’occupation nazie pousse à l’émigration. Mais c’est peut-être, avant tout, l’influence d’un père: Tivadar Schwartz. «J’admirais énormément mon père, raconte Soros. Il a traversé des expériences difficiles, et s’est ainsi forgé des valeurs originales.»
Des expériences? Une litote! Tivadar Schwartz naît dans une famille juive orthodoxe faisant commerce de matériel agricole, dans un village proche de la frontière ukrainienne. En 1914, le jeune étudiant en droit de 20 ans, qui a soif d’aventure, s’engage dans l’armée austro-hongroise. Cinq mois plus tard, Tivadar est fait prisonnier par les Russes et envoyé dans un camp de travail en Sibérie. C’est là qu’il apprend l’espéranto, langue dans laquelle il rédigera plus tard ses Mémoires. Le père de George restera prisonnier six ans, au fin fond d’une Russie déchirée par la révolution puis par la guerre civile. Et il lui faudra une année supplémentaire d’errance épique pour regagner la Hongrie. Peu après, le rescapé épouse la jeune Erzsébet Szucz, originaire d’une famille aisée, avec l’obsession de jouir à fond de l’existence.
«Mon père avait décidé que son principal projet dans la vie était d’élever ses enfants, raconte George Soros. Ce qui, d’emblée, a placé un poids important sur nos épaules.» Quand George et son frère aîné, Paul, étaient petits, Tivadar ne pratiquait son métier d’avocat que quelques heures par jour: juste le nécessaire pour rembourser ses dettes. N’ayant aucun penchant pour la réussite professionnelle ou l’argent, il passe le meilleur de son temps à skier, à profiter de la maison de vacances de l’île de Lupa, à fréquenter les jolies femmes… et à s’occuper de ses fils. George se souvient de ces après-midi à la piscine, où Tivadar l’emmenait après l’école, pour lui raconter sa guerre.
Les petits Schwartz, rebaptisés Soros en 1936 pour conjurer l’antisémitisme montant, connaissent une éducation atypique, qui encourage la confiance en soi, la curiosité et l’esprit d’initiative. «La principale leçon que mon père m’a transmise, dit aujourd’hui George Soros, c’est l’art de la survie.» Quand son frère Paul fut en âge d’aller à l’école primaire, Tivadar choisit tout exprès l’un des plus mauvais établissements de Budapest. Histoire de lui forger un caractère moins bourgeois (2). Dans le même esprit, Tivadar demanda un jour au petit George, qui n’avait que 11 ans, de se débrouiller pour le retrouver dans une station de sports d’hiver, à plus de cinq heures de voyage par train et par bus. L’enfant découvrira plus tard que ce père attentif l’avait fait suivre par un homme de confiance.
Tivadar est bientôt appelé à déployer son génie de la survie pour protéger les siens des persécutions de l’occupation allemande. Devançant les convocations des autorités hongroises, qui livrent les juifs par dizaines de milliers, il procure noms chrétiens et faux papiers aux quatre petits Soros, et les cache – séparément – dans des foyers amis. Il fournit même à ses fils des certificats attestant qu’ils ont été circoncis pour raisons médicales. Son savoir-faire et son réseau permettent alors à Tivadar d’aider une cinquantaine d’amis ou relations. Ainsi, en 1944, George devient Sandor Kiss, prétendu filleul d’un fonctionnaire d’origine allemande au mini-stère de l’Agriculture. Ironie du sort, son «parrain» sera bientôt chargé de recenser les pro-priétés foncières des aristocrates juifs en fuite…
Grâce à la prescience de Tivadar, la famille sort indemne de ces années sombres, qui virent disparaître un demi-million de juifs hongrois. Erzsébet, Tivadar, Paul et George se retrouveront même des années plus tard réunis aux Etats-Unis. Pas étonnant que le jeune Soros ait gardé de cette époque un sens paradoxal de l’invincibilité, un don certain pour la schizophrénie. Et sans doute aussi la faculté de se protéger contre ses propres émotions.
George Soros a lui-même eu cinq enfants de ses mariages avec Annaliese Witschack (1961) puis Susan Weber (1983). Mais il confesse ne pas avoir été très attentif à sa progéniture: «J’ai consacré ma vie à ne pas décevoir mon propre père plutôt qu’à être moi-même un bon père», dit-il, factuel. Et si son origine et son parcours le laissent «hanté par la question juive» (3), il ne semble pas attacher d’importance au lien entre générations, pourtant si essentiel aux juifs d’Europe centrale de sa génération. Quelle image souhaite-t-il que ses petits-enfants gardent de lui? Que leur a-t-il transmis? George évacue ces questions d’un lapidaire: «A eux de décider!»
C’est apparemment aussi de Tivadar que George a hérité ses rapports complexes avec l’argent. «Ce que j’apprécie le plus dans l’argent, c’est la liberté qu’il me donne, explique-t-il. Mon père m’a appris que c’était un moyen, pas une fin en soi.» Soros semble plutôt considérer ses gains comme des scores mesurant son succès. L’apparat, le mobilier de luxe, les tableaux de maîtres, il n’en a cure. L’homme qui, avec 6,9 milliards de dollars de fortune personnelle, est classé par le magazine «Forbes» au 20e rang américain (37e mondial), mène certes une vie opulente. Il possède un très bel appartement à Manhattan et plusieurs résidences secondaires, dont une à Long Island. Mais rien là d’extravagant pour son milieu. «Ses maisons sont beaucoup moins tape-à-l’œil que celles des Français qui ont réussi à Wall Street», commente un ami. Soros roule à Manhattan dans une berline tout ce qu’il y a de banal et ne possède ni avion ni hélicoptère. «Je ne mène pas précisément une existence modeste, dit-il. Quand les horaires des avions de ligne ne me conviennent pas, il m’arrive de louer des jets privés. Mais posséder de l’argent ne me met pas dans l’obligation de l’étaler!»
A la différence de son père, George Soros n’est pas ce qu’on appelle un bon vivant. Le confort matériel, la bonne chère lui importent peu. Sa deuxième passion, celle qui a remplacé les coups d’adrénaline du marché, c’est… le tennis. Il est, paraît-il, capable de presque tout sacrifier pour disputer un match excitant. Aujourd’hui encore, disent ses collaborateurs, il joue comme un jeune homme, jusqu’à quatre fois par semaine en été. Gagner ou perdre, améliorer le score : rien, peut-être, ne fait davantage bouillir le sang de cet homme qui cache un esprit ultracompétitif derrière son calme apparent.
Paradoxalement, George Soros n’est pas certain d’avoir réussi sa vie. Il a gagné des milliards, a été sacré par la presse américaine, en 1981, «meilleur gestionnaire de fonds» de la planète, et il parle d’égal à égal avec les grands de ce monde. Mais voilà: il n’est pas reconnu comme penseur. L’idole du Wall Street d’hier se vit comme un philosophe raté. «J’ai passé des années à essayer d’écrire un ouvrage de réflexion philosophique, "le Fardeau de la conscience". Le jour où je n’ai plus rien compris à ce que j’avais rédigé, j’ai jeté le manuscrit à la poubelle», se souvient-il. Est-ce pour cela – ou parce que son passé le hante – que George Soros a traversé à la fin des années 1970 une difficile période de doute? Proche de la dépression, il a même entrepris une psychanalyse.
C’est tout jeune, pendant sa période de vaches maigres, que George a contracté le virus intellectuel. A 17 ans, encouragé par son père, l’adolescent quitte un Budapest «délivré» des nazis par les troupes soviétiques. Il emporte les souvenirs d’une ville jonchée de chevaux morts et de cadavres aux crânes fracassés… George émigre seul en Grande-Bretagne, où il subsiste de petits boulots de serveur ou de porteur. Il ne mange pas tous les jours à sa faim. Il lui arrive même de saliver devant la pâtée du chat de ses logeurs! Mais le jeune homme nourrit son esprit en suivant les cours de la London School of Economics, où enseigne alors Karl Popper. Dans «la Société ouverte et ses ennemis», publié en 1944, le philosophe d’origine autrichienne dénonce les travers antidémocratiques des régimes fascistes et communistes. Une théorie qui résonne avec une acuité particulière chez l’adolescent de Budapest qui a connu à la fois les persécutions nazies et l’occupation soviétique.
C’est dans cette lecture décisive que prend racine l’engagement déterminé de George Soros pour la promotion des «sociétés ouvertes», pierre angulaire de sa future action philanthropique. A partir des années 1970, il deviendra «un plan Marshall à lui tout seul» pour aider les pays du bloc de l’Est à progresser vers la démocratie. George Soros, incarnation vivante de l’American Dream, a pris, en 1961, la nationalité américaine. Mais, contrairement à son célèbre compatriote Andy Grove, cofondateur d’Intel, il n’a en rien coupé avec ses origines: le cœur de George bat toujours un peu à Budapest, où il a créé et finance l’Université d’Europe centrale. «George est plus hongrois qu’américain», dit de lui Bernard Kouchner, dont il partage à présent le rêve d’une Sécurité sociale mondiale. Proche de l’ancien président Clinton, Soros dénonce l’absence de «dimension éthique» dans la politique américaine actuelle, et aux prochaines élections souhaite ouvertement la défaite de l’équipe Bush, dominée par «des extrémistes comme Ashcroft ou Rumsfeld». Incarnation vivante du rêve américain, George Soros est l’un des plus virulents détracteurs des Etats-Unis d’aujourd’hui et de la manière dont ils exercent leur rôle de superpuissance. Mais pour le coup, il n’y a là aucune schizophrénie: comme il le remarque malicieusement, «critiquer fait partie de la tradition américaine».

DOMINIQUE NORA / dnora@nouvelobs.com
Nouvel Observateur octobre 2002

(1) Plon, septembre 2002.
(2) «Soros, the Life and Times of a Messianic Billionaire», par Michael T. Kaufman (Knopf, 2002).
(3) «L’Incroyable Histoire de George Soros, milliardaire, spéculateur et mécène», par Anne-Marie Rocco (Editions Assouline, 1999).

Le Père Noël de la "société ouverte"

L'œuvre philanthropique de George Soros est profondément originale. D'abord parce que aucun autre individu au monde n'a dépensé plus de 3milliards de ses propres dollars en mécénat politique et social. Mais aussi parce que le Réseau des Fondations Soros a un fondement idéologique fort. Il milite pour la promotion du concept poppérien de la "société ouverte", ainsi défini dans le rapport annuel de l'organisation: "En pratique, une société ouverte est caractérisée par un Etat de droit; le respect des droits de l'homme, des minorités et de leurs opinions; des gouvernements démocratiquement élus; une économie de marché, où les entreprises sont indépendantes du gouvernement; et une société civile épanouie."Dès 1979, George Soros crée une structure destinée à aider une poignée de dissidents tchèques à financer un voyage d'études. L'année suivante, un ami zoulou le convainc d'accorder des bourses pour aider des étudiants noirs sud-africains à entrer à l'université du Cap. Mais ses dons sont récupérés, au sein de l'institution, par les tenants de l'apartheid.Le mécène en conclura que ses actions ne seront efficaces que s'il choisit lui-même les équipes pour les mener sur le terrain. C'est ce qu'il fait, dans les années 1980, dans les pays du bloc communiste, à commencer bien sûr par la Hongrie. Partout, il laisse les nationaux sur le terrain définir et gérer les programmes qui touchent à la santé, l'éducation, la justice, l'information, l'art et la culture. Ici, ils ouvrent une école de médecine ; là, ils financent un journal dissident ; ailleurs, ils investissent dans l'alphabétisation. Après la chute du mur de Berlin et la défaite du communisme, George Soros plaide - en vain - pour un vaste "plan Marshall" en faveur de l'Europe de l'Est. Convaincu que la Communauté européenne a alors raté une opportunité historique, le financier redouble d'efforts pour accompagner la marche de ces pays vers la démocratie et l'économie de marché. En 1991, il fonde à Budapest l'Université d'Europe centrale. En 1993-1994, il fournit à lui seul la moitié du budget russe pour la recherche fondamentale: il se substitue à un gouvernement qui ne peut plus payer ses chercheurs, espérant ainsi enrayer la fuite des cerveaux russes…Aujourd'hui, son réseau de fondations emploie 1500permanents, dans une cinquantaine de pays: 250 à New York, 200 à Budapest, le reste réparti entre l'Europe centrale, les Balkans, l'Asie centrale et du Sud-Est, l'Afrique et l'Amérique latine. Cette puissante organisation (budget 2001: 450 millions de dollars) est dirigée par Aryeh Neier, ancien directeur de l'American Civil Liberties Union et ex-animateur du Comité d'Helsinki. "Le fonctionnement du réseau repose entièrement sur la délégation et la confiance, explique Aryeh Neier. D'une manière générale, George ne s'entoure pas de gens qui sont toujours d'accord: il aime la discussion." Certaines fondations ont vécu des moments difficiles. Soros a par exemple dû cesser ses opérations en Chine, où on le surnomme "le Crocodile": son staff avait été infiltré par la police politique. Soros se trouvait justement à Pékin, pour une visite de réconciliation officielle, au moment des attentats du World Trade Center… Ses permanents ont aussi connu des problèmes dans le Belgrade de Milosevic. D'autant qu'en 1999 George Soros s'est officiellement prononcé pour le bombardement de la Serbie par l'Otan. Ce qu'il regrettera plus tard…Maintenant que l'Europe de l'Est s'ancre à l'Union européenne, l'œuvre philanthropique de Soros prend un nouveau tournant. "Nous recentrons nos efforts sur la correction des inégalités de la mondialisation dans les pays d'Afrique, d'Asie du Sud-Est et d'Amérique latine", explique Aryeh Neier. Sans oublier quelques programmes "subversifs" aux Etats-Unis, concernant la justice criminelle, la dépénalisation du cannabis ou les soins palliatifs aux mourants. George Soros avait imaginé que ses fondations dépenseraient encore 5milliards de dollars, et fermeraient en 2010, pour ses 80ans. Mais à mesure que son fils Jonathan devient plus actif dans l'organisation, il reconsidère la chose. "Il se pourrait qu'on réduise les budgets, et qu'on cherche un moyen de prolonger au-delà de cette date l'action du Soros Foundations Network", explique Aryeh Neier. Mais une telle œuvre peut-elle survivre longtemps à son géniteur? D. N.

Mondialisation: suivez le guide! Le dernier ouvrage de George Soros est aussi intéressant sur le fond que rébarbatif sur la forme. Son "Guide critique de la mondialisation" (1) est passionnant, car il met en accusation de façon pragmatique la globalisation de l'économie et de la finance. L'auteur dénonce avec rationalité les dysfonctionnements, les insuffisances et les injustices du système capitaliste. Mieux: il propose des pistes de réforme. Malheureusement, l'ouvrage est parfois redondant de chapitre en chapitre, et écrit dans un style plutôt rébarbatif. La lecture de ce texte est en tout cas indispensable à ceux qui déplorent les dérives de la mondialisation "made in America" et voudraient voir le système tendre vers plus de stabilité et de justice sociale. Comment mieux gouverner les entreprises, comment réguler les marchés financiers, comment rendre nos institutions internationales plus justes et plus efficaces? Sa fulgurante carrière de financier et ses impressionnantes réalisations philanthropiques qualifient doublement George Soros pour traiter de ces sujets. Pour lui, il est dangereux de laisser le pouvoir aux "intégristes du marché", qui estiment que l'intérêt collectif est mieux servi par la somme des intérêts individuels que par toute forme de régulation. Soros démolit en passant le mythe des marchés autorégulés, qui tendraient vers l'équilibre. Et dénonce le fonctionnement actuel du Fonds monétaire international (FMI), qui pénalise les pays pauvres. Il préconise notamment l'institution d'une "procédure de faillite" appliquée aux pays emprunteurs.Mais le financier va au-delà. Il propose une idée nouvelle pour fournir aux pays pauvres ces biens collectifs - santé, éducation, information, environnement - qui leur font cruellement défaut. Concrètement: le FMI émettrait une nouvelle tranche de droits de tirage spéciaux, ces actifs de réserve qu'il alloue à ses membres. Les pays du Sud les conserveraient en caisse, tandis que les pays du Nord, qui n'en ont pas besoin, financeraient par ce biais des projets de développement présélectionnés par un comité consultatif (indépendant du FMI mais placé sous son égide). Ces nouveaux flux d'aide, gérés en entrepreneur plutôt qu'en bureaucrate, ne viendraient pas se substituer à l'aide bilatérale classique mais s'y ajouter. Soros analyse d'ailleurs avec finesse les raisons pour lesquelles l'aide d'Etat à Etat est actuellement inopérante (et, du coup, en forte diminution). Elle sert surtout l'intérêt des pays donateurs, qui ne se coordonnent pas entre eux; les associations de terrain ne sont pas en mesure de l'orienter efficacement; et elle est souvent détournée par des régimes corrompus. Autant d'écueils qu'une "bourse aux projets", où les programmes se disputeraient les dons sur des critères qualitatifs, permettrait d'éviter. George Soros tient les Etats-Unis et leur "culture du profit", qui donne une prime aux plus avides, pour les grands responsables du caractère "amoral" de la mondialisation. Il dénonce les deux piliers de l'idéologie yankee que sont l'intégrisme des marchés et "le réalisme géopolitique". Et appelle de ses vœux un sursaut collectif des sociétés civiles, pour défaire les lobbies de l'argent et préparer un grand retour de "l'éthique" dans les affaires du monde. S'il souscrit à beaucoup de critiques adressées au système par les mouvements antimondialisation, Soros dénonce en revanche leur coalition contre nature avec les ultralibéraux pour affaiblir les institutions internationales. Il veut réformer le capitalisme pour le rendre viable, pas pour le remplacer. D. N. (1) Plon, septembre 2002.

Croissance cassée, emplois sacrifiés, krach boursier :  Ces financiers qui ont coulé l’économie

L’économie française n’en finit pas de payer le dégonflement de la bulle des télécoms et de l’internet. Une débâcle encore aggravée par les scandales américains. A qui la faute? Les analystes qui soufflent sur la bulle, les financiers qui jouent avec le feu, les banques qui poussent au crime, les fonds d’investissement qui jouent les rapaces... Le dossier du Nouvel Observateur du 3/10/02 démonte les rouages complexes d’un capitalisme financier devenu fou

 

Entreprises en ruines, Bourses en déroute, petits épargnants rincés, consommateurs frileux, croissance en berne, hémorragie d’emplois... Voilà le jeu de dominos qui résulte de cette fameuse «financiarisation de l’économie» que Jean-Pierre Raffarin lui-même a dénoncée la semaine dernière. Qu’y a-t-il en effet de commun entre les scandales Enron, WorldCom ou Tyco aux Etats-Unis et les débâcles de Vivendi Universal, de France Télécom ou d’Alcatel en France? Ce qui rapproche ces affaires, à bien des égards différentes, c’est la manière dont fonctionnent les marchés financiers mondialisés. C’est la mécanique intérieure d’un capitalisme à l’anglo-saxonne dont les acteurs – banquiers, analystes, agences de notation, auditeurs, fonds d’investissement... – obéissent aux mêmes lois, suivent les mêmes modes et imposent les mêmes critères. Avec une logique propre, de plus en plus éloignée de celle de l’économie réelle.
Souvenez-vous: tout a commencé avec le cycle spéculatif des nouvelles technologies de l’information. Début 2000 encore, les entrepreneurs de l’internet, de la communication et des médias étaient les rois de la plaine. Dopés aux stock-options, les Steve Case (AOL) et Jean-Marie Messier (Vivendi Universal) de la planète annonçaient des objectifs de croissance toujours plus mirobolants, qui propulsaient leurs actions à des niveaux toujours plus stratosphériques. Ce qui leur permettait de racheter leurs concurrents avec leurs «actions-monnaie de singe».
Et puis patatras: quelqu’un, quelque part, a dit que le roi était nu... Du jour au lendemain, les cours sont apparus vertigineusement élevés par rapport à la santé réelle de ces entreprises. Et le château de cartes s’est effondré. L’indice CAC 40 de la Bourse de Paris a perdu 40% depuis janvier, pour retomber aujourd’hui aussi bas qu’en 1997. Avec ce krach de longue durée qui n’en finit pas de dégonfler la bulle, sonne aussi l’heure des comptes. Car la marée descendante de Wall Street a fait éclater les scandales Enron, WorldCom, Tyco... Leurs patrons ont faussé les comptes, menti aux marchés, sous les yeux d’auditeurs complices et d’administrateurs au mieux complaisants.
En France, ce sont les titans Vivendi Universal et France Télécom que la baisse de la Bourse a précipités vers l’abîme (respectivement – 81% et – 84 % depuis janvier). Différence de taille: les patrons, de ce côté de l’Atlantique, n’ont pas piqué dans la caisse. Mais ils ont montré la même voracité que les Américains, se sont laissés griser par les mêmes rêves de conquête. Quand ils ne pouvaient plus échanger de titres, ils ont payé cash. Résultat: même si leurs résultats d’exploitation sont florissants, ils sont asphyxiés par des dettes colossales et affichent des pertes par milliards pour remettre la valeur de leurs filiales au niveau du marché.
En quoi cette crise est-elle différente des précédentes? Il y a toujours eu des cycles boursiers. Et «l’exubérance irrationnelle» des années 90 rappelle un peu le boom des conglomérats des années 60. Mais, sur l’échelle des séismes financiers, il existe entre ces deux événements une énorme différence de magnitude. Alors que la spéculation sur les conglomérats ne concernait qu’un seul segment du marché boursier et un nombre limité de fonds, la crise actuelle englobe le capitalisme dans son ensemble.
Au-delà des erreurs personnelles des PDG, le dossier du Nouvel Observateur  met en lumière le rôle de ces professionnels qui servent de rouages à une machine financière devenue folle. Il montre comment les analystes des banques d’affaires évoluent en plein conflit d’intérêts. Il décrit la manière dont les directeurs financiers d’entreprises jouent avec les règles comptables, parfois à la limite de la ligne jaune. Il analyse ce qui a poussé les banques commerciales à prêter plus que de raison aux grandes entreprises, puis à fermer abusivement le guichet des crédits. Enfin il raconte l’histoire de ces entités financières – les fonds d’investissement comme Apax ou KKR – qui ramassent les pépites des empires déchus.
Pour le financier George Soros, qui est pourtant loin d’être un dangereux gauchiste, le ver qui pourrit le fruit capitaliste, c’est «la glorification des gains financiers, quelle que soit la manière dont ils sont obtenus». L’ensemble des acteurs du jeu économique a admis l’idée que la poursuite du profit était plus importante que le respect des bonnes pratiques et des règles déontologiques de base. «Un processus de sélection naturelle s’est mis en place, écrit Soros. Ceux qui refusaient d’obtempérer étaient poussés en touche; ceux qui menaient le jeu ne pouvaient pas voir les signaux de danger parce qu’ils étaient aveuglés par leur propre succès.» Bref, depuis les années 80, Wall Street, bientôt imité par le reste du monde, joue un mauvais remake darwinien, qu’on pourrait intituler: «Seuls les plus avides survivent»!
Cette chute des maîtres du monde prêterait à sourire si les pots cassés n’étaient pas payés par l’économie réelle: les épargnants et les travailleurs du «capitalisme d’en bas». C’est-à-dire chacun d’entre nous. En France, les entreprises comme Alcatel n’en finissent pas de supprimer des emplois. Aux Etats-Unis, la ruine des fonds de pension contraint certains employés à travailler deux ans de plus, avant de prendre leur retraite... «L’Enronite» touche aussi les valeurs qui n’ont rien à voir avec la nouvelle économie. Il suffit qu’une entreprise soit endettée, quelle que soit sa santé réelle, pour que son action soit massacrée.
Enfin, cette évaporation d’épargne sans précédent (6700 milliards de dollars depuis mars 2000 pour les seuls Etats-Unis) porte un rude coup au moral des ménages. Pas de chance: leur fièvre acheteuse était le seul moteur encore en état de marche de la croissance mondiale. Du coup, les prévisions s’assombrissent pour 2003. C’est le cercle vicieux: chahutées en Bourse et voyant fuir leurs clients, les entreprises consacrent désormais l’essentiel de leurs ressources à se désendetter. Elles freinent leurs dépenses et se restructurent, aggravant ainsi le chômage... et le pessimisme ambiant.
La gravité de la crise poussera-t-elle les autorités à réagir? A lire en France le rapport «minimaliste» de Daniel Bouton pour une réforme de la gouvernance d’entreprise ou bien voir comment l’administration Bush tente de minimiser l’ampleur des dégâts, on en doute. Rien ne bougera vraiment, estime George Soros, tant que dominera la philosophie du «laisser-faire» (qui veut que les marchés tendent naturellement vers l’équilibre et assurent forcément une allocation optimale des ressources). Un présupposé que l’ancien spéculateur ne cesse de dénoncer: «Ce n’est pas parce que les régulations sont imparfaites que des marchés non régulés sont parfaits», dit-il. Et de conclure: «Livrés à eux-mêmes, les marchés financiers sont susceptibles d’aller jusqu’à des extrêmes socialement douloureux.» C’est leur «amoralité» même qui les rend efficaces... mais aussi inhumains. Faut-il pour autant les brûler, comme le réclament certains extrémistes de l’antimondialisation? Non, le capitalisme est sans doute le moins mauvais des mauvais systèmes, mais il faut sérieusement le réformer. Sans atten-dre qu’une nouvelle crise de 1929 nous y contraigne ! DOMINIQUE NORA

Nouvel Observateur 3 octobre 2002 - n°1978

 


Ils ont soufflé sur la bulle :  Les analystes financiers sous influence

A Wall Street, nul n'a eu autant de pouvoir que Jack Grubman. Dans le secteur des entreprises de télécoms, cet analyste de Salomon Smith Barney faisait et défaisait les réputations.

Il a l'œil cerné et les bajoues flapies d'un Rocky fatigué. Les coups pleuvent, mais Jack ne cède pas. Pas encore. Ses anciens clients le haïssent de toutes leurs tripes pour les milliards de dollars qu'il leur a fait perdre. Les millions de petits porteurs plumés ont encore ses "achetez!" en travers de la gorge. Ses copains PDG ont fait faillite. Son employeur l'a remercié. La justice épluche ses anciens courriers électroniques. Et les journalistes le clouent au pilori. Exit le "Michael Jordan des analystes", adieu "l'empereur des télécoms": Jack Grubman est dans les cordes. L'homme qui pouvait faire et défaire d'un mot les deals les plus énormes n'a plus que sa rage d'amateur de boxe et ses millions de dollars pour se battre. Mais s'il tombe, il ne tombera pas seul…Il n'a pas l'aura d'un Kenneth Lay, l'ex-PDG d'Enron, à tu et à toi avec les Bush. Il n'est pas soupçonné d'avoir piqué dans la caisse, comme le flamboyant patron de Tyco. Et personne ne l'accuse de délit d'initié. Non, Jack Grubman est simplement un analyste financier, l'un de ces spécialistes employés par les banques pour évaluer les entreprises. Et qui écrit des notes recommandant d'acheter, de conserver ou de vendre leurs actions. A priori, pas de quoi grimper au rideau. Sauf que Grubman est un cas à part. Les télécoms sont à l'épicentre de la crise actuelle. La valeur boursière des sociétés de télécoms a chuté de 2000 milliards de dollars, les faillites se comptent par dizaines, l'endettement des entreprises dépasse le trillion de dollars. Et parmi les milliers d'acteurs qui ont tissé ce drame aucun n'a eu le pouvoir de Jack Grubman, super-analyste des télécoms auprès de Salomon Smith Barney, la firme de courtage du géant de la finance Citigroup.Un mot positif de "Jack", et la capitalisation d'une entreprise prenait 10, 15 ou 20% en quelques minutes. "C'était comme une drogue, tout le monde voulait posséder l'action en question, se souvient un ancien courtier de Salomon. Il se prenait pour un dieu, et l'industrie le percevait comme tel." Que Grubman suggère un nom à l'oreille d'un ami, et la personne se retrouvait nommée PDG, tel Joe Nacchio, propulsé à la tête de Qwest.Car Jack Grubman ne se contentait pas d'analyser. "Je sculpte l'industrie", confiait-il en toute modestie. Et quel sculpteur! Il suffisait de poser des millions de kilomètres de fibre optique et la demande suivrait. "C'est comme un grenier qui se remplit, disait-il. Quelle que soit la capacité que vous construisez, elle sera utilisée." Jusqu'au bout Jack Grubman a choyé ses poulains. En mars 2001, il publie un rapport ironiquement intitulé "l'Etat de l'Union de Jack Grubman: lui arrive-t-il de jamais se taire?", dans lequel il recommande dix actions télécoms. Réflexion faite, il aurait mieux fait de vraiment la fermer: six des dix entreprises en question ont fait faillite, une seule des survivantes vaut plus que quelques cents par action.A ce stade, on pourrait être tenté d'accorder l'absolution. Beaucoup d'autres ont cru au mirage des télécoms… même s'ils n'étaient pas tous payés 20millions de dollars par an pour leurs pronostics stupéfiants. L'intéressé, suivant en cela une tradition bien établie à Wall Street, a d'ailleurs clamé que ce n'était pas sa faute si les pigeons de petits porteurs avaient perdu leur chemise à la Bourse. En démissionnant le 15août, empochant au passage un cadeau d'adieu de près de 32millions de dollars, Grubman écrit une lettre de démission plaintive: "La série continuelle de commentaires négatifs sur mon travail […] a fini par miner mes efforts d'analyste." Mais il ajoute: "Je suis fier du travail que j'ai accompli"…Un mois plus tôt, convoqué devant une commission d'enquête du Congrès, il a réexpliqué sa promiscuité avec les dirigeants de son industrie: "J'attache beaucoup de valeur au fait d'avoir des relations proches avec les managers. Cela me donne la capacité de mettre les chiffres en contexte et de voir si le management est capable d'accomplir ce qu'il a promis." Quelques années plus tôt, il était encore plus cru: l'idée qu'un analyste reste objectif en prenant ses distances avec les entreprises qu'il suit est totalement dépassée, explique-t-il en mai 2000 à "BusinessWeek". "Objectif? On peut appeler cela non-informé."Le plus cocasse est que Jack Grubman est devenu célèbre grâce à son objectivité. Ce natif de Philadelphie a grandi dans une famille modeste, partageant sa passion des chiffres avec son père, un ancien boxeur professionnel. Il en a gardé un certain mépris pour les fils de bonne famille et les compagnies installées, leur préférant les sociétés "agiles", un peu pirates dans l'âme. En 1995, il rétrograde l'action d'AT&T, une entreprise qu'il connaît bien pour y avoir travaillé. Une initiative osée, à contre-courant de ses confrères. Les années suivantes donneront raison à Grubman, mais elles coûteront cher à son employeur Salomon Brothers, snobé par AT&T.Fin 1999, AT&T s'apprête à introduire en Bourse une filiale de téléphone mobile, une opération très lucrative pour les banques qui conduiront l'opération. Le PDG d'AT&T se plaint à Sandy Weill, le patron de Salomon, qui invite Grubman à reconsidérer son jugement. Peu après, l'analyste recommande AT&T à l'achat. Les intéressés nient tous un lien de cause à effet; mais en avril 2000 Salomon est l'une des trois firmes qui conduisent l'introduction en Bourse, empochant 45millions de dollars de commissions.C'est qu'à défaut de faire la fortune des petits épargnants les télécoms ont fabuleusement enrichi Salomon Smith Barney: entre 1996 et 2002, la firme a aidé 81entreprises du secteur à lever 190milliards de dollars (en emprunts et émission d'actions), empochant au passage plusieurs centaines de millions de dollars. Comment, dans ces conditions, Jack Grubman pouvait-il ne pas franchir la fameuse "muraille de Chine" censée séparer les analystes des banquiers d'investissement du même établissement?"La superstar aux deux chapeaux", grommelle un article de "BusinessWeek" en octobre 1998. La partie visible de l'empire Grubman choque déjà les plus clairvoyants, qui se demandent comment celui-ci peut être impartial à propos d'une société comme Global Crossing, qu'il a ouvertement aidée à acquérir une autre compagnie.Mais les véritables scandales n'émergeront que plus tard. Ils sont multiples. On a par exemple appris que l'analyste avait assisté à des conseils d'administration d'entreprises qu'il couvrait. Plus grave: les PDG amis de Grubman - et de Salomon - ont pu réserver en exclusivité de gros paquets d'actions d'entreprises lors d'introductions en Bourse prometteuses. Et ils les ont revendus, dès le premier jour de la cotation, quand le cours s'envolait.Cette pratique du spinning, qui consiste à attribuer des actions non à des sociétés mais à des particuliers ayant pouvoir de décision est en principe illégale. En principe… En avril 1999, Bernie Ebbers, PDG de WorldCom et très bon ami de Grubman, se voit allouer 350000 titres de Rhythms NetConnections, dont le cours progresse de 229% au premier jour de cotation. Pour plus de sûreté, les 335000 actions n'atterriront sur le compte du PDG qu'après le début de la cotation. Une martingale assurée! Grubman aidait-il Salomon à choisir les heureux bénéficiaires de ces actions miraculeuses? "Je ne me souviens pas. Je ne dis pas oui, je ne dis pas non", dit-il à un parlementaire qui l'interroge. Mais la stratégie du "p'têt ben qu'oui" ne tient plus, quand les enquêteurs ratissent les e-mails de Grubman et de ses collaborateurs. Certains concernent Winstar, une société aujourd'hui en banqueroute qui a rapporté à Salomon 24millions de dollars en commissions. En février 2001, alors que l'action a plongé sous la barre de 1 dollar, Grubman continue de la recommander à l'achat, et de fixer un objectif de… 50 dollars. Mais dans le même temps, son assistante conseille dans des courriers électroniques de vendre l'action à 20 dollars, et reconnaît que l'objectif de 50 dollars "est, comment dirais-je, extrêmement agressif". Impossible, cette fois, de plaider l'ignorance. Grubman affirme aujourd'hui que c'est son employeur qui l'a empêché de rétrograder Winstar, en avril 2001. Autrement dit, la belle unité de façade commence à se fissurer. Et si Jack Grubman se met à dire tout ce qu'il sait…PHILIPPE BOULET-GERCOURT

Reconstruire la muraille de Chine! Il est temps de rebâtir la muraille de Chine. C'est ce que pense Harvey Pitt, le patron de la SEC, le gendarme de la Bourse américaine, qui veut séparer - pour de bon - la fonction d'analyste de celle de banquier d'affaires. Les firmes de Wall Street seraient alors obligées de loger leurs analystes dans des filiales vraiment autonomes. Le coup de sang de la SEC survient tardivement, mais Pitt ne pouvait plus jouer la montre: nommé par George Bush, il est accusé de complaisance envers Wall Street. Il y a d'abord eu l'affaire Merrill Lynch, où les e-mails d'analystes qualifiaient en privé de "nulles" ou de "merdes" des sociétés dont ils recommandaient chaudement les actions en public. A la suite des poursuites engagées par le procureur de New York, Merrill s'était engagé à payer 100millions de dollars et, surtout, à séparer clairement les deux métiers. Et il y a maintenant l'affaire Grubman. Problème: les banques traînent des pieds pour exercer ce saucissonnage, car l'analyse financière, prise isolément, est déficitaire. Wall Street s'apprête donc à faire de la résistance. Mais Pitt, cette fois, a bel et bien les moyens de jouer les shérifs. La SEC et l'Association des Courtiers de Bourse ont ouvert des enquêtes, tout comme le procureur de New York, et faute d'un accord à l'amiable rapide, les grands noms de Wall Street seront éclaboussés. Sandy Weill, le PDG de Citigroup et ex-patron de Jack Grubman, l'a parfaitement compris. Il est engagé dans une course contre la montre pour résoudre hors des tribunaux toutes les affaires en cours. Tout plutôt que d'assister à un grand déballage public. P. B.-G.

Nouvel observateur du 3/10/02

 

Ils ramassent les bons morceaux  : L'envol des fonds rapaces

Cette technique financière ne cesse de se développer: le rachat d'entreprises par emprunt. Avec des profits maximaux pour le repreneur, pendant que le cash dégagé par les salariés part vers les banques

Ca va barder! Les ouvriers de la fonderie d'aluminium de Cléon se sont promis d'envahir le stand Renault pendant le Mondial de l'Automobile. Ces anciens salariés du constructeur français veulent interpeller leur ex-patron. D'abord cédée il y a trois ans à Teksid, une filiale spécialisée de Fiat, leur usine qui fabrique des boîtes de vitesses et des blocs-moteurs vient de passer sous la coupe de Questor Partners Bermuda, un fonds d'investissement établi dans un paradis fiscal caribéen. Stupeur. "Nous ne savons rien du repreneur de Teksid, sinon qu'il gère des capitaux de fonds de pension et de banques américaines comme JP Morgan ou Chase Manhattan Bank", explique Lionel Tubœuf, secrétaire du comité d'entreprise. Questor aurait vaguement promis d'accroître la production du site. Mais déjà les commandes de Renault, qui reste son principal client, diminuent au profit d'une usine polonaise de Teksid. "Un pur financier comme Questor continuera à délocaliser et diminuera les effectifs à Cléon", craint le cégétiste. Les fondeurs ne sont pas les seuls à trembler: les rachats effectués par des fonds rapaces se multiplient. Des Surgelés Picard aux relais hertziens de TDF, en passant par les cartes à puce Gemplus ou les prises électriques de Legrand: KKR, spécialiste anglo-saxon du private equity fund (fonds d'actionnariat privé) et ses épigones européens comme Cinven ou Apax Partners sautent sur tout ce qui bouge. Acheter à tempérament des entreprises en souffrance, les restructurer… pour mieux les revendre cinq à sept ans plus tard: c'est la spécialité de ces financiers avides que le ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon a aimablement qualifiés de "désosseurs d'entreprises", visant ainsi les offres de reprise de l'éditeur VUP (Robert, Larousse, Presse Pocket…). "Nous travaillons au développement des sociétés", proteste Maurice Tchenio, fondateur et PDG d'Apax Partners, le numéro un en Europe avec 12 milliards d'euros en gestion. Les associés qui pilotent les fonds d'investissement se présentent comme des experts capables d'évaluer les performances d'une firme, quel que soit son domaine d'activité, de corriger sa stratégie et de la replacer dans la course aux parts de marché. "Nous reprenons des entreprises de taille moyenne. Puis nous les aidons à acquérir une autre société de leur secteur pour devenir un champion à l'échelle nationale ou européenne", argue Christophe Fercocq, codirecteur général du fonds Legal & General Ventures. Autre motif de fierté: la relance d'entreprises mal aimées par les boursiers. Grâce aux fonds d'investissement, ces sociétés peuvent sortir de la Bourse et se refaire une vie. En France, c'est le cas, par exemple, des foies gras Labeyrie, qui viennent de faire l'objet d'une OPA menée par le fonds d'investissement scandinave Industri Kapital.Il n'empêche. La montée des financiers dans les services et l'industrie a de quoi inquiéter. "En ces temps troublés, il n'y a plus qu'eux pour reprendre les boîtes", résume un banquier. L'effondrement des marchés financiers et la difficulté, voire l'impossibilité, d'obtenir des crédits auprès de banques fragilisent les entreprises. Ajoutez à cela le sauve-qui-peut de multinationales comme France Télécom ou Vivendi, contraintes de vendre les bijoux de famille pour éponger leurs incommensurables dettes, et vous comprendrez que l'Europe, et singulièrement la France, soit devenue terrain de chasse. Boîtes familiales à court de cash ou gros conglomérats bons à démembrer, tout mérite un examen: "Dans le métier, les bonnes affaires se font à l'achat", explique un connaisseur. Les fonds d'investissement disposent d'énormes moyens. Alléchés par des taux de retour sur investissement de 15% à 30%, alors que les Bourses et le capital-risque ne rapportent plus rien, les fonds de pension qui gèrent les retraites des salariés anglo-saxons leur confient une part croissante de leurs gigantesques avoirs: jusqu'à 8%! Mais ils ne sont pas les seuls. Les banques, les assurances et certaines grandes fortunes privées en mal de placements juteux souscrivent aussi. Si bien que cette année les fonds prédateurs disposent d'un trésor de guerre de 100milliards d'euros aux Etats-Unis et de 40milliards en Europe. "Nous n'avons aucun mal à lever de l'argent", confirme Nicolas Paulmier, directeur des investissements de Cinven, qui vient de glaner 4,4 milliards d'euros pour investir en Europe. Bien sûr, les as du private equity se rémunèrent au passage. Ils prélèvent 1% de commission annuelle sur les montants gérés et se réservent un cinquième des plus-values réalisées. Leur botte secrète? Le leveraged buy out (LBO) ou rachat avec effet de levier. "Seulement 40% de l'investissement sont payés cash, le reste est financé par emprunt", explique Nicolas Paulmier, chez Cinven. Une acquisition à crédit! C'est ainsi que les fonds peuvent avaler des proies beaucoup plus imposantes qu'eux… avant de leur faire supporter la charge du remboursement. En vertu de ce principe, les fonds d'investissement associés au fonds PAI (BNP Paribas) et à Apax Partners pour s'emparer de Vivendi Universal Publishing (Houghton Mifflin, Larousse, Plon…) mettent 3 milliards d'euros sur la table. Mais, s'ils remportent l'affaire, ils ne sortiront sans doute que 1 milliard de leur poche. Aux maisons d'édition de rembourser elles-mêmes l'emprunt et ses intérêts, avec leurs profits à venir. En général, les dirigeants de l'entreprise cible sont associés à la manœuvre. On parle alors de "management buy out" (MBO). Elevés au rang d'actionnaires (avec 1% à 5% du capital), les managers sauvent leurs têtes, et ils s'assurent une place de choix au festin final, lorsqu'il sera temps de revendre la firme ou de la coter en Bourse. "C'est ainsi que les fonds d'investissement s'assurent la servilité des cadres dirigeants", dénonce le comité d'entreprise du groupe Tests. Repris en mai dernier par les fonds Cinven et Carlyle, cet éditeur de presse informatique, ancien fleuron du pôle de presse professionnelle de Vivendi, est déjà menacé d'un plan de licenciements touchant un bon tiers de ces effectifs (voir ci-dessous). A la différence des banques, qui se contentent d'avancer des capitaux, ou des boursicoteurs, très éloignés de la gestion quotidienne des entreprises, les fonds d'investissement mènent les entreprises à la baguette. "On ne les voit jamais. Mais on ressent chaque jour leur emprise. C'est la dictature de financiers qui privilégient une rentabilité à court terme", dénonce un cadre de Gemplus. Repris par le fonds américain Texas Pacific Group, le numéro un mondial des cartes à puce a déjà programmé 600 suppressions de postes sur les 2200 salariés du siège à Gemenos. Il faut faire vite, trancher dans le vif. Car la sortie des fonds - le "désinvestissement" (sic) - s'avère délicate. "Il est vrai que l'effondrement des marchés financiers nous empêche d'introduire les affaires en Bourse comme il serait souhaitable", reconnaît Christophe Fercocq de Legal & General Ventures. En période de crise, leur cession à de vrais industriels, comme le voudrait la doctrine, devient elle aussi de plus en plus problématique. Les repreneurs solvables ne courent pas les rues. "Nous avons le temps. Nous pouvons conserver les sociétés en portefeuille pendant dix ans", se rassure Michel Tchenio d'Apax Partners. Faute de clients, les fonds d'investissement en viennent alors à se revendre les affaires entre eux: le LBO se solde par un autre LBO. Et une nouvelle dette va éponger la dette. Mais qu'importe pour les premiers acheteurs: ils sont déjà riches ! SYLVAIN COURAGE / scourage@nouvelobs.com

Groupe Tests: les financiers licencient C'est une saignée! Pas moins de 117 sup-pressions de postes sur un effectif total de 435 salariés. Trois mois seulement après leur rachat par le fonds d'investissement Cinven, associé à ses confrères Carlyle Group et Apax Partners, le groupe Tests, numéro un de la presse informatique en France, subit son premier plan social. "Après des années de contribution aux profits de Vivendi, voilà comment on nous remercie", dit Henri Bessières, membre de la société des rédacteurs. En juin 2001, l'annonce de la vente du pôle "presse professionnelle" de Vivendi, dont Tests faisait encore partie, prend tout le monde de court. Il s'agit alors pour Jean-Marie Messier de financer le rachat de Houghton Mifflin, numéro un américain de l'édition scolaire. J2M entend céder les titres informatiques du groupe Tests ("01 informatique", "Micro Hebdo"...), mais aussi "le Moniteur", "la France agricole", les 86 salons professionnels et la presse médicale ("le Quotidien du médecin", Vidal, Masson...) au prix fort: 2 milliards d'euros. Il n'en sera rien. Le repreneur pressenti - Bertelsmann - ne donne pas suite. "Seuls les fonds d'investissement se sont déclarés acheteurs. Ils ont tout fait pour baisser le prix", explique un élu du CE de Tests. En mai, les financiers enlèvent le gros lot pour la somme de 1,2 milliard d'euros. Mais grâce à la technique du LBO (leveraged buy out, achat avec effet de levier), leur apport en cash se limite à 400 millions d'euros. Le reste est emprunté. Le nouveau groupe est placé sous la direction de Fabrice Fries, énarque issu de l'écurie Messier. Mais faire une bonne affaire ne suffit visiblement pas aux fonds d'investissement. Cinven et ses pairs demandent illico un plan social. Motif: victime de l'effondrement du marché publicitaire, le groupe Tests a perdu 10 millions d'euros en 2001. "Les fonds licencient alors qu'ils ont acheté le groupe une bouchée de pain et qu'ils dorment sur des milliards", déplore un élu du comité d'entreprise. Plutôt que d'éponger les pertes en attendant meilleure fortune, les nouveaux maîtres de l'éditeur ont préféré tailler dans le vif. Avec l'assentiment des dirigeants - Fabrice Fries ainsi que Jean Weiss, PDG et fondateur du groupe Tests -, tous deux associés au LBO. "Pas question de toucher aux effectifs", jurait Fries dans nos colonnes en mai. La promesse n'a pas tenu un été. S. C.

 
 

Elles tiennent les robinets du crédit :   Ces agences qui font peur aux patrons : Moody's, Standard & Poor's, Fitch:
trois noms qui sèment la terreur dans les bureaux des PDG. Car les notes qu'ils attribuent aux entreprises ouvrent ou ferment la porte aux nouveaux emprunts…

Michel Bon, le PDG en sursis de France Télécom, est intarissable sur le sujet. Il peut vous dire au jour près quand le ciel est tombé sur sa tête: c'est le 24 juin, lorsque l'agence de notation financière Moody's a dégradé la qualité d'emprunteur de France Télécom. Malgré la présence de l'Etat au capital de l'entreprise, qui garantit le remboursement des emprunts, malgré ses bons résultats opérationnels, France Télécom a perdu ce jour-là toute chance de pouvoir émettre de nouvelles obligations à un taux raisonnable: c'était comme si les portes des marchés s'étaient refermées sur sa dette de 70 milliards d'euros, plongeant l'entreprise, son patron et ses actionnaires dans une spirale désastreuse. Trois semaines plus tard, Jean-René Fourtou, tout nouveau patron de Vivendi Universal, a failli vivre la même aventure: "Quelques heures après mon arrivée, j'ai été confronté à une crise aussi inattendue que violente. Persuadé que nous ne pourrions honorer nos échéances à la fin du mois, Moody's avait décidé d'abaisser notre note de deux crans. J'ai demandé un délai de grâce au bourreau, je me suis roulé à ses pieds pour avoir le droit de lui présenter un nouveau plan de financement le lundi suivant." In extremis, après trois jours non stop de négociations avec toutes ses banques, Fourtou a trouvé un milliard d'euros, qui ont rassuré les experts de Moody's. Ils l'ont laissé temporairement en paix, rassurés sur la santé de l'entreprise.Vieux routier des affaires, Fourtou enrage désormais contre ces "officines" qui "font la pluie et le beau temps" sur les marchés financiers. Une bonne note (autrement dit un "AAA", en jargon bancaire) vous permet d'emprunter au même taux qu'un Etat. Une mauvaise note? Votre taux est majoré de 3%, 4% ou 5%! Un doublement des frais d'intérêt par rapport à une entreprise en bonne santé. Autrement dit, si vous êtes déjà fragile, on vous assomme un peu plus. Avec le risque d'une mort lente. Pourtant, "la notation est un passage obligé pour les appels aux marchés", explique Marc de Lacharrière. Il est l'actionnaire de référence de Fitch Ratings, seul européen de la "bande des trois" (avec Moody's et Standard & Poor's) qui distribuent ces notes aux sociétés, aux collectivités locales et même aux Etats. Dans un monde où la transparence est officiellement un impératif catégorique, les notations des agences financières sont devenues des oukases. Ce sont d'ailleurs les entreprises elles-mêmes qui les paient pour être jugées, toisées et, dans le climat actuel de méfiance et de désordre des marchés, dégradées. Cette année, le cercle prestigieux des "triple A" s'est considérablement rétréci. On compte cinq fois plus de dégradés que de promus. Cette augmentation des mauvais élèves est très mal vécue par les patrons, qui voient dans ces jugements "incompréhensibles" ou "arbitraires" une façon de précipiter leurs groupes dans la tourmente. Et de ce point de vue le pompier est bien un pyromane. Car si on leur coupe, de facto, l'accès aux nouveaux crédits, comment peuvent-ils refinancer leurs dettes, donc se donner les moyens d'améliorer leurs comptes? Pire, une dégradation peut aussi renchérir les taux des anciens emprunts bancaires, voire déclencher leur remboursement automatique et une mise en faillite, si les entreprises n'avaient pas fait attention à leurs contrats. L'an dernier, le directeur financier d'Alcatel Jean-Pascal Beauffret a renégocié tous ses anciens crédits pour dégoupiller toutes ces grenades. Sage précaution pour une entreprise désormais plongée dans la tourmente.Devant ces critiques, les agences contre-attaquent: "C'est la dégradation de la situation de l'entreprise qui entraîne une dégradation de la note. Pas l'inverse", rétorque Marc de Lacharrière. Vrai, mais comment ne pas être frappé parfois par les erreurs des censeurs? Les agences ont beaucoup tardé à sanctionner les montages acrobatiques qui ont entraîné la plus grande faillite de l'histoire américaine, celle du groupe Enron. Michel Bon en a déduit qu'elles ont ensuite fait payer leur cécité à toutes les entreprises, par une sévérité injustifiée. Faut-il alors brûler les agences? Non, car sans elles les choses seraient peut-être encore pires. Il faut bien qu'un juge de paix, impartial, évalue les risques que prennent les prêteurs (des banques, mais aussi d'autres entreprises). Sans cela, plus personne ne consentirait de nouveaux crédits. Et il est logique que ceux qui prennent de gros risques en prêtant à des entreprises fragiles en soient récompensés en touchant de plus gros intérêts que ceux qui ne placent leur argent que dans des bons du Trésor. Par contre, cette crise souligne la nécessité d'un contrôle sur ces agences. "Les notes attribuées sont des opinions, non des certifications", objecte Marc de Lacharrière. Et c'est bien là le problème: les marchés financiers, eux, les considèrent comme la vérité incarnée JEAN-GABRIEL FREDET

 
 

Ils touchent à tous les étages... La martingale des banquiers
La chute de la Bourse, une mauvaise affaire pour les banques? Peut-être. Mais elles savent se rattraper sur les entreprises en détresse

Nous sommes le 5 juillet dernier. Jean-Marie Messier vient juste d'abandonner - contraint et forcé - son fauteuil de PDG d'un groupe Vivendi Universal en pleine déconfiture. Assiégé par les agences de notation financière, Jean-René Fourtou, arraché à une retraite heureuse sur les greens de golf pour prendre la succession, ne sait plus à quel saint se vouer. Une panique indescriptible règne avenue de Friedland. C'est ce jour-là que la principale banque du groupe décide de passer à la caisse. Ce 5 juillet, BNP-Paribas exige que Vivendi Universal lui rachète la participation de 16% que la banque détient dans l'exploitant de cinéma UGC. En clair, que le numéro deux mondial de la communication au bord de la cessation de paiement lui signe au plus vite un chèque de 50 millions d'euros! BNP-Paribas, premier banquier de Vivendi, ne manque pas de sang-froid. En pleine débâcle, la banque se sert en premier. Elle en a parfaitement le droit. BNP-Paribas détient un contrat en bonne et due forme, signé des années auparavant, aux termes duquel Vivendi s'est engagé à racheter son paquet UGC. Et Fourtou, qui se traîne à ses pieds afin qu'elle lui accorde de nouveaux crédits dans le cadre du plan de sauvetage du groupe, n'est pas en position d'ergoter. En argent, on ne fait pas de sentiment. Ni de commentaires. BNP-Paribas ne souhaite pas éclairer les circonstances de l'opération UGC. Calme, luxe et volupté: dans la communauté bancaire, la débâcle de Vivendi Universal comme la débandade de France Télécom ou la descente aux enfers d'Alcatel restent plutôt des bonnes affaires. Bien sûr, la chute de ces grands groupes, dans lesquels les banques sont de - petits - actionnaires, leur a fait perdre de l'argent. La Société générale a ainsi dû tirer un trait sur 415 millions d'euros partis en fumée dans la bérézina boursière au premier semestre. BNP-Paribas a, de son côté, évalué à 1 milliard d'euros ses moins-values boursières au mois de juillet dernier. Mais si le métier d'actionnaire exercé par les établissements financiers n'échappe pas aux déboires boursiers, la distribution de crédits juteux a le vent en poupe. "Je n'envisage ni de près ni de loin de provisionner sur ces clients", expliquait le mois dernier Michel Pébereau, le patron de BNP-Paribas. "Ils ne constituent pas de risque bancaire significatif", faisait écho Daniel Bouton, son homologue de la Société générale. Les deux principaux financiers de Vivendi ne sont pas inquiets. Le groupe continue d'honorer ses dettes à leur égard. Il leur paie même un intérêt d'autant plus élevé que la crédibilité financière de Vivendi est proche du néant. Les difficultés de Vivendi sont même une aubaine pour les établissements bancaires. "Chez Vivendi, les prêts qu'obtenait Messier ne dégageaient qu'une faible marge pour les banques. Dans le meilleur des cas entre 1 et 2%, assure un financier. Aujourd'hui, la nouvelle ligne de crédit de 3 milliards d'euros accordés à Vivendi va leur rapporter jusqu'à 3,25% de marge." Sans risque. Pour mettre en place les nouveaux financements, Vivendi a ainsi dû s'engager à céder au plus vite une quantité de filiales. Parfois très rentables, comme par exemple toutes les maisons d'édition. "Nous voulions les garder, assure un proche de Jean-René Fourtou. Mais les banques ont d'abord exigé que nous nous séparions de la branche américaine. Puis elles ont décidé que nous devions vendre en même temps l'édition française. Un vrai diktat." Jacques Espinasse, le nouveau directeur financier de l'entreprise, fait ses comptes: "Sur les 3 milliards d'euros que doit rapporter la cession de l'édition, 1 milliard ira aux banques."L'ex-empire Messier doit donc gérer son démantèlement sous la haute surveillance de bailleurs de fonds. En fait, il est tout entier dans leurs mains. Le groupe ne fait pas seulement la fortune du département des prêts. Il remplit également le carnet de commandes des équipes de conseil. Pour obtenir de l'argent frais, Vivendi a en effet dû s'engager à leur fournir en priorité toutes les missions de restructuration, acquisitions ou cessions. Le Crédit lyonnais par exemple touche d'ores et déjà des honoraires en tant que conseiller de la vente de la filiale édition à des fonds d'investissement. La mise en Bourse éventuelle de Canal+ est, elle, promise à la Société générale, comme d'ailleurs l'émancipation progressive de Vivendi Environnement. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs, dit-on. Dans la banque, ils sont les prêteurs. "Conflits d'intérêts", comme s'étranglent les associations de petits actionnaires? "Non, démarche commer-ciale", rétorquent les établissements bancaires. "Nous faisons du crédit aux entreprises à condition que nous puissions leur vendre en même temps d'autres services, explique-t-on par exemple à BNP-Paribas. Cela fait partie intégrante de notre stratégie." Une politique plutôt aisée à mettre en place chez Vivendi. Les principaux banquiers du groupe siègent à la table du conseil d'administration. Ils ont donc tout le loisir d'en surveiller l'application scrupuleuse.OLIVIER TOSCERotoscer@nouvelobs.com

 
 

Ils ont pris tous les risques... Les équilibristes aux commandes

Les grands argentiers de France Télécom et de Vivendi Universal ont facilité les ambitions échevelées de leurs patrons

Ce sont les artistes maudits de la haute finance. Jean-Louis Vinciguerra, grand argentier de France Télécom, et Guillaume Hannezo, bras droit de Jean-Marie Messier, étaient en haut de l'affiche du succès. Ils hantent maintenant les coulisses de la débâcle. Le premier s'apprête à faire ses cartons, en attendant qu'un nouveau patron de France Télécom débarque… et le débarque. Une affaire de quelques semaines. Le second "démine" pour la nouvelle direction de Vivendi Universal le bilan plombé de sa multinationale. Plongé dans les comptes, il chasse les loups. "Une meute, même", plaisante le nouveau régime en place chez VU, où l'on préfère parfois en rire qu'en pleurer. Vinciguerra, 58 ans, directeur vif et irascible; Hannezo, 41 ans, financier lunaire et amphigourique: deux aventuriers du montage financier aux caractères opposés mais aux destins identiques. Ils ont tous deux contribué à faire crouler leurs maisons sous les dettes: 70 milliards d'euros chez France Télécom, 30 milliards chez Vivendi. Le prix du risque.Pour ces deux orfèvres de la finance, l'histoire avait pourtant bien commencé. Il y a six ans, Guillaume Hannezo débarque dans ce qui s'appelle encore la Générale des Eaux. Fraîchement nommé à la tête de la maison, Jean-Marie Messier, inspecteur des Finances balladurien, a choisi pour gérer sa trésorerie cet inspecteur des Finances mitterrandien. Après dix ans dans les cabinets ministériels - chez Bérégovoy à Bercy puis chez Mitterrand à l'Elysée - et un passage éclair aux AGF, Hannezo est chargé de nettoyer les comptes (déjà) plombés de la maison. Chevelure en bataille, pan de chemise dépassant du pantalon, humour au second degré, son allure jure avec celle des barons gris de l'ère Dejouany. La "vieille dame" prend une couleur bohème. Ses comptes passent instantanément du rouge au vert. Dès les premiers mois, Hannezo fait des miracles. Grâce à un astucieux changement de méthode de comptabilisation des concessions d'eau, il sauve le bilan de la Compagnie des Eaux. Grâce à lui, Messier peut afficher des bénéfices dès sa première année. J2M s'appuie de plus en plus sur lui. Et Hannezo continue de transformer le plomb en or. Chacun de ses montages financiers démode un peu plus la finance de papa. En 1998, il est derrière le prodige de la prise de contrôle en douceur (comprenez, sans passer par la case coûteuse de l'OPA) de Havas et Canal+. Vivendi, sous l'impulsion aventureuse de son patron, se retrouve criblée de dettes? Il invente des nouvelles définitions comptables. Seul compte désormais "l'endettement économique", inférieur au total réel, assure-t-il aux marchés financiers. Et quand la Bourse commence à devenir sceptique, il fait carrément disparaître le fardeau. D'un coup de baguette de magique, le poids de la dette passe sur le dos de la seule filiale "environnement", juste avant son introduction en Bourse. Simple jeu d'écriture, en réalité. Mais avenue de Friedland sa cote est au plus haut. A l'autre bout de Paris, place d'Alleray, l'étoile de Vinciguerra brille aussi au firmament de la galaxie France Télécom. En 1997, le président Bon avait appelé à ses côtés ce diplômé de Sciences-Po et d'Harvard comme simple directeur financier. Un an plus tard, "Léonard" (dit aussi "Vinci") passe pour l'homme clé du groupe, directeur exécutif en charge de toutes les ressources. Ressources financières, ce qui n'est que justice pour cet ancien banquier habitué des montages de haute volée. Mais aussi humaines, ce qui ne va pas de soi pour une personnalité aussi abrasive. Jusqu'ici Vinciguerra a surtout connu des crises. Son parcours professionnel en est émaillé. En 1988, il est chargé des affaires financières de Pechiney, encore nationalisé, quand l'acquisition d'American Can tourne au scandale boursier. L'acquisition a été entachée de délits d'initié, commis par des proches de l'Elysée. Il passe ensuite deux ans à la Barclays, développant au pas de charge les activités de la banque d'affaires en France. Et doit gérer une tuile de plus: 15 millions d'euros perdus sur une mauvaise évaluation du prix des options sur taux de change. "Vinci" rebondit alors chez Indosuez à Singapour, qu'il quitte deux mois avant de débarquer en fanfare à France Télécom, sur les recommandations d'un chasseur de têtes. A l'époque, Michel Bon, patron de l'opérateur public, est la Cassandre de la bulle des télécoms. Le premier à dénoncer les moulins à vent des valeurs boursières surgonflées. Les actions du secteur? "Des assignats", dit-il. Et puis, du jour au lendemain, angoissé à l'idée de rater le virage de l'UMTS, le mobile de nouvelle génération, Docteur Michel se transforme en Mister Bon: il se met à convoiter tout ce qui fonctionne à la carte SIM. Au plus haut de la bulle. "Vinci" a-t-il été le mauvais génie de saint Bon, comme beaucoup le suggèrent aujourd'hui? "On essaie de me faire porter un trop grand chapeau, s'insurge l'impétrant. La stratégie de développement a toujours été du ressort des patrons de branche. Mon rôle n'était que de la mettre en musique." Toujours est-il qu'à France Télécom l'heure est à la prise de risques. Vinciguerra casse sa tirelire. Il rachète NTL, un câblo-opérateur sans avenir. Puis s'engage à financer MobilCom, un petit opérateur allemand géré à la va comme j'te pousse par les Bonnie et Clyde du mobile outre-Rhin. Constat froid de François Henrot, banquier chez Rothschild, appelé à la rescousse par Michel Bon: "Voilà comment on carbonise bêtement 19 milliards d'euros." La boulimie est, on le sait, une maladie compulsive. "Vinci" n'est pas le médecin approprié. "C'est vrai qu'il n'a pas un tempérament extraordinairement prudent", reconnaît Henrot. GlobalOne, Equant, Freeserve, Orange, etc.: France Télécom est acheteur. Son statut d'entreprise publique lui interdit de payer toutes les factures par échange d'actions. Mais le directeur financier trouve la solution: pour avaler la star britannique du mobile Orange, France Télécom donne 11% de son propre capital au vendeur. Avec promesse de lui reprendre le paquet d'actions plus tard, au prix de 100 euros pièce. "Le Nouvel Obs" titre alors: "Téléphone: pourquoi ils sont devenus fous". Vinciguerra, lui, reste zen. "Dans le pire des scénarios noirs, on est couverts jusqu'à une baisse de 30% du cours", dit-il à des membres du conseil d'administration. A ce moment, l'action France Télécom vaut 120 euros. Elle cote aujour-d'hui 8 euros. "Bien sûr que nous avons pris un risque, mais dans le contexte de l'époque, où les analystes financiers nous voyaient à 250 euros", témoigne aujourd'hui le grand argentier. Et d'avouer n'avoir jamais pris conscience de l'extravagance de la bulle des télécoms! Les marchés cul par-dessus tête donnent aussi beaucoup de souci à son collègue Hannezo chez Vivendi. Démontrant une certaine boulimie pour tout ce qui parle anglais, travaille à Hollywood et consomme des stock-options par dizaines de milliers, Messier signe des contrats à tour de bras. Hannezo fait les chèques. L'argent frais qui entre dans les caisses ne suffit pas. Peu importe: là encore, J2M promet de payer plus tard, au prix fort. Mais sans le crier sur tous les toits, c'est-à-dire sans présenter clairement la facture aux actionnaires. Un Raspoutine chez Vivendi? Même pas. Selon les témoins, Guillaume Hannezo agit sous la contrainte. "J'ai une pile de notes alarmistes rédigées à l'attention de Messier pour le mettre en garde sur la dégradation des finances, a assuré depuis Jean-René Fourtou, le nouvel homme fort de VU. Mais visiblement Messier n'en tenait aucun compte." Témoignage d'un membre de la cour du roi Messier: "A chaque acquisition, Guillaume commençait par lever les yeux au ciel, puis déconseillait l'opération. Mais il finissait pas exécuter fidèlement ce qui avait été décidé par le président." Chez France Télécom, Jean-Louis Vinciguerra, lui aussi, semble s'être opposé à certains investissements dispendieux envisagés par les directeurs de branche: "On m'écoutait… ou pas, dit-il aujourd'hui. Après l'acquisition d'Orange, j'ai mis en garde le comité exécutif sur la nécessité de différer certains investissements." Incapable de stopper l'hémorragie, les étoiles de la finance en sont souvent réduites à dissimuler la poussière sous le tapis. A retarder les échéances. C'est le temps des astuces comptables et des explications embrouillées. Elles n'ont pas suffi à sauver les dirigeants de ces deux paquebots, trop proches des icebergs de la cessation de paiement. OLIVIER TOSCER / otoscer@nouvelobs.com

 
L'enfant, l'astrologue et le financier

 

Une équipe de chercheurs britanniques appartenant à la "British Association's National Science" a decidé de mettre en compétition pendant huit jours  trois personnes qui dotées d'un capital de 5000 livres devront en tirer le meilleur parti en les plaçant en Bourse.

Le pittoresque tient aux compétiteurs : Mark Goodson, 39 ans, analyste financier et expérimenté,
                                                                    Christeen Skinner, astrologue et,
                                                                    Tia Robertson, 4 ans.

Le premier s'appuie sur sa compétence, le deuxième sur la position des planètes et la troisième sur son crayon : il lui suffit d'entourer des actions figurant dans la page financière d'un quotidien.

L'opération est surveillé par un psychologue de l'université de Hartfield, Richard Wiseman.

A mi-chemin de l'opération (mars 2001), c'est Tia qui est en tête.
On constate simplement que le portefeuille de Tia est totalement différent de celui des deux autres participants qui se sont un peu copiés. En outre, selon un expert, le choix de la fillette est beaucoup moins risqué que celui de ses concurrents.

 

On attend avec impatience le résultat définitif.
Cependant, des expériences similaires ont déjà été réalisées. Le verdict est toujours le même : le hasard est le meilleur des conseillers financiers.
Remarque : avec l'apport de la science physique, on pourrait trouver que ce hasard est mesurable, les intervenants des marchés financiers se comportant en fait comme des particules gazeuses, mais cela aurait aussi la conséquence de remettre en cause la Science Économique. Mais des études sont en cours....

Tous les boursiers connaissent la célèbre expérience du singe mené par le Wall Street Journal : un chimpanzé choisissait ses actions en lançant ses fléchettes sur des étiquettes représentant ces actions. Au final, le singe avait battu les meilleurs spécialistes de Wall Street.
Le magazine "L'Expansion" s'est amusé  à créer un fond fléchette (aléatoire). Même résultat : sur cinq semaines, les actions choisies au hasard ont perdu 0,7% contre -4,7% pour le CAC 40.

Un investisseur qui aurait choisi au hasard, en 2000, des actions du Cac 40 serait aujourd'hui gagnant : sur un an, 21 valeurs du Cac sont en hausse, 17 en baisse. Principal accusé : le comportement "moutonnier" des investisseurs. Les gérants de portefeuille, benchmarkés, ne  prennent plus le risque de voir leur sicav faire moins bien que leur indice de référence.

Les gérants ont donc acheté massivement des actions Alcatel (-8% sur un an) et France Télécom (-63%), délaissant Lafarge  (+21%) ou les AGF ( +38%)....

 

 
Finance comportementale (application de la psychologie à la finance)

Daniel Kahneman, Prix Nobel d'économie 2002, Professeur à l'université de Princeton, est l'un des fondateurs de la finance comportementale.

Ses principales découvertes sur divers types d'anomalies boursières et de biais cognitifs et émotionnels qui en sont la cause se sont faïtes en association avec Amos Tversky, Kahneman étant expert en sciences psychologiques (notamment psychologie sociale) et Tversky expert en application des mathématiques à l'économie.
Les humains ne sont pas rationnels

Normes IFRS : PERVERSION COMPTABLE (source Attac). avril 2005

- L'IASB OU LA PERVERSION COMPTABLE. par Pierre Bachman

Les normes comptables ne sont pas neutres. L'organisme ou la puissance qui les détermine est un acteur important de la régulation de l'économie.

En 2000 l'union européenne a pris une décision majeure : les Européens vont renoncer progressivement à leurs normes comptables nationales au profit d'un ensemble de règles élaborées par une entité privée dite « indépendante[1] » dont les structures se partagent entre les États-Unis et la Grande-Bretagne : l'International Accounting Standards Board (IASB). Toutes les entreprises cotées en bourse devront appliquer les normes de l'IASB, dite IAS ou maintenant IFSR[2], au 1er janvier 2005.

Cela va profondément modifier la donne économique internationale dans la mesure où auparavant il y avait autant de plan comptable que de pays. Désormais il n'y aura plus que deux systèmes référents ; l'américain et celui de l'IAS. Toutefois, il faut savoir que ce dernier est essentiellement aligné sur les normes du système américain.

L'objectif visé est boursier, destiné à assurer la transparence et la comparabilité des comptes des entreprises pour une meilleure efficacité des marchés financiers mondiaux. En fait il s'agit de permettre aux investisseurs institutionnels et éventuellement, dans le cadre des règles destinées à protéger les actionnaires minoritaires, de permettre aussi à ceux-ci, d'évaluer par des règles communes, la profitabilité de leurs investissements et de sécuriser autant que faire se peut l'accumulation des capitaux.

Il s'agit donc d'une aggravation de l'ensemble des règles de gestion de l'économie mondiale tournant le dos à la satisfaction des besoins, au codéveloppement durable, aux solidarités internationales.

Norme IAS et reversement de perspective.

Aujourd'hui, la comptabilité française est présentée sous une forme précise établie par le plan comptable tel qu'il a été revu en 1982. Ce plan comptable rend compte de l'activité des entreprises, bien sûr sous un aspect marchand et monétaire, en vue d'évaluer leur contribution à la création collective de richesse nationale et de permettre une fiscalité assise sur cette richesse crée. C'est ainsi qu'il est possible de calculer ce que les comptables et les statisticiens français appellent la valeur ajoutée. La somme des valeurs ajoutées créées par toutes les entreprises s'appelle la PIB. Toute la comptabilité nationale, la comptabilité des affaires sont basées sur ce plan comptable. Il en est de même pour le contrôle de gestion des entreprises exercé par exemple par les comités d'entreprises. Toute une culture d'intervention dans la gestion s'est constituée à partir de cette vision comptable de l'activité. Une telle approche comptable, même si elle peut être critiquée sur un certain nombre d'aspect, permet le débat sur la production de richesse, sur sa répartition, sur l'efficacité économique et sociale. Elle permet par exemple d'argumenter sur l'idée de sécurité sociale professionnelle ou de sécurité d'emploi et de formation, ou enfin de statut du travail et des travailleurs car elle sous tend une certaine idée de solidarité économique et sociale.

Le plan comptable rend compte de l'activité en la décomposant en charges par nature comme les consommations intermédiaires, les amortissements, les dépenses de personnel, les impôts, les diverses provisions etc. C'est cette décomposition qui permet de calculer la richesse crée : la valeur ajoutée. Tout le travail politique, associatif ou syndical sur les "nouveaux critères de gestion" et l'intervention sur les stratégies est fondé sur la culture qui découle de cette représentation de l'activité. Le patronat lui-même avait l'habitude de dire que l'objectif de l'entreprise était de produire de la richesse (il s'agissait alors d'opposer production de richesse à créations d'emplois).

Les nouvelles normes de l'IAS vont dans un premier temps marginaliser, puis à terme très probablement supprimer toute approche possible en ce sens. Elles visent uniquement à permettre la planification la plus sûre possible des prévisions de profits pour les investisseurs financiers. Ainsi, aujourd'hui, pour les grandes entreprises internationales, il ne s'agit plus de richesse mais de produire de la valeur pour les actionnaires. Il faut donc permettre à la fois des bénéfices mais surtout la création de plus-value par une cotation élevée des actions à la Bourse.

Les normes IAS présentent trois caractères mortifères : la décomposition à terme exclusive, de l'activité en charges par fonction, la plus grande des libertés laissée pour la prise en compte des amortissements et valeur des actifs (goodwill), l'affichage des profits financiers potentiels (fair value). Il s'agit, pour l'économie européenne et plus particulièrement pour l'économie française, d'un véritable renversement de perspective. La décomposition de l'activité en charges par fonction signifie que seront comptabilisées les fonctions de production, de commercialisation, de recherche, de marketing, de vente, administratives etc. il n'est pas inintéressant de disposer d'une telle représentation de l'activité toutefois, dans la norme IAS, elle sera très probablement exclusive de toute autre représentation au lieu de considérer la complémentarité ou la subsidiarité avec la décomposition par nature.

La prise en compte des amortissements et actifs symbolise la variabilité constante des normes de l'IAS et son alignement sur les normes américaines. Par exemple ; en 1993 la prescription pour les amortissements était de 5 ans au maximum, sous l'influence de la comptabilité dite statique allemande. En 1998, sur la base d'une démonstration dite scientifique, la durée d'amortissement est passée à vingt ans maximum, représentant un compromis entre les normes allemandes et les normes dites dynamiques américaines. En 2002, une révision au nom de la convergence avec la position américaine, a établi qu'il n'y aurait pas d'amortissement systématique. C'est une remise en cause sans démonstration par alignement sur la position US telle qu'elle vient d'être édictée récemment. On passe de 40 ans possibles (ancienne norme US) pour la prise en compte des amortissements à l'absence d'amortissement systématique (nouvelle norme US). Ceci autorise une réelle manipulation dans la présentation et dans le calcul des résultats d'une entreprise permettant les comptes les plus flatteurs et les exonérations fiscales les plus importantes possibles.

De leur côté, les actifs pourront être surévalués grâce au goodwill, élément d'actif incorporel qui, correspond aux bonnes relations de l'entreprise avec ses clients, à la qualité de ses « ressources humaines », à un emplacement favorable, à sa réputation et à de nombreux autres facteurs qui permettent à l'entreprise de réaliser des bénéfices réels ou supposés supérieurs à la normale. Cet élément n'est généralement pas comptabilisé[3] sauf en cas d'acquisition. Cet écart d'acquisition ou goodwill, différence entre le prix d'achat et la valeur comptable de la firme acquise, n'est pas une simple écriture. Comme l'illustrent les exemples de Vivendi ou de France Télécom, son amortissement (en cas de crack qui transforme le goodwill en badwill) a un impact très négatif sur le résultat net de l'acquéreur. Une étude sur 46 grandes sociétés françaises montre que plus la survaleur est élevée, moins l 'acquisition a de chances d'être un investissement « créateur de valeur[4] » et moins le cours de Bourse sera favorable, après avons cru le contraire en pendant toute la période dite de « nouvelle économie » !

Autre exemple, l'expertise commanditée par le comité d'entreprise du Crédit Lyonnais[5] montre que « les conditions onéreuses de l'acquisition (du Crédit Lyonnais par le Crédit Agricole NDLR) vont peser sur les résultats futurs du groupe ».

Le cabinet auteur de l'étude évalue à 8,9 milliards d'Euros la survaleur payée (goodwill) entre la valeur d'acquisition du crédit lyonnais et sa valeur comptable actuelle. Avec une hypothèse d'amortissement de cette sur-valeur sur vingt ans (durée de vie supposée, cf. ci dessus), le cabinet prévoit une diminution du résultat du groupe dont l'importance va peser lourdement sur sa rentabilité ainsi que sur le rendement de ses fonds propres. En d'autres termes ; lors de l'achat du Crédit Lyonnais par le Crédit Agricole, il a été fait une hypothèse de profit futur[6] extrêmement élevée de façon à rassurer les marchés financiers sur la valeur à court terme de l'action et simultanément porteuse de stratégies tout entières tournées vers l'obtention de cet objectif. On imagine alors à quel point ce genre de comportement, issu d'une théorisation de l'imprudence financière et boursière, va avoir des conséquences ravageuses sur le plan social tout en ne donnant aucune sécurité sur l'avenir de l'entreprise. C'est parce que de telles pratiques se sont fortement développées ces dernières années que de très grandes entreprises, surestimant largement leur profitabilité future en vue de doper la valeur immédiate de leurs actions, sont aujourd'hui en difficulté ou même en faillite alors que jusqu'à présent on les considérait comme trop importantes pour subir des aléas économiques mortels (« too big to fall »). On peut aussi supposer que les fusions-acquisitions ont aussi le même objectif et que cette pratique comptable va (ou à pu) les favoriser. C'est pour cela que l'on parle dans la presse économique du « marché des fusions-acquisitions » qui est actuellement peu actif à cause d'une bourse en croissance modérée au grand dam des « investisseurs institutionnels[7] ».

Il faut alors bien voir que les normes IAS pourront être fluctuantes au gré des rapports de forces, des conjonctures économiques, des visées stratégiques des firmes, des groupes et des cabinets d'audits les plus importants.

Plus problématique encore est la théorie du fair-value. Le fair-value ou « juste valeur » correspond à la somme des plus-values ultérieures attendues et actualisées sur une période de vie de l'entreprise. Il s'agit là d'une vision particulièrement spéculative sur la capacité de l'entreprise à produire et à planifier du profit financier (bénéfices et surtout plus values d'actions) sur une durée incertaine. Il n'y a donc de ce point de vue rien d'objectif mais un rapport de force ou un rapport totalement subjectif à la confiance faite à des données comptables avancées par l'entreprise ou par le groupe. La nouvelle normalisation comptable est en particulier destinée à construire ce rapport de confiance qui repose pour une bonne part sur des mythes, sur des croyances et des bases irrationnelles. Pour autant, il fonde une pseudo science qui fait un large appel à la modélisation et au calcul mathématique. De ce point de vue, il faut lire la critique acerbe d'un économiste comme Renato Di Ruzza dans son ouvrage « De l'économie politique à l'ergologie » : « Les économistes n'ont rien à dire sur la marche du monde, et les théories qu'ils utilisent sont bonnes à jeter aux orties : incohérentes, incapables de définir clairement les variables qui leur servent de fondement, ces théories ne sont là que pour alimenter une mythologie scientiste et pseudo savante qui n'a d'autre objet que de fournir des justifications à certains comportements et à certaines pratiques ».

C'est ainsi que Jacques Richard, professeur de comptabilité à l'université de Paris-Dauphine, conclue un article sur les nouvelles normes comptables dans la revue Analyse et Documents Economiques de la CGT (n° 96 de juin 2004) par les termes suivants : « nous pouvons donc, en conclusion, émettre trois hypothèses fondamentales : la première est que le capitalisme comptable s'est doté de théories qui permettent d'avancer l'apparition des bénéfices dans le cycle d'investissement ; la deuxième est qu'il n'hésite plus, pour augmenter effectivement ses performances, à comptabiliser deux fois les mêmes bénéfices ; la troisième est que toutes ces transformations ou manipulations sont essentiellement destinées à distribuer plus rapidement et plus massivement des résultats aux managers et aux actionnaires »

Conséquences.

- Un changement radical et probablement totalitaire de perspective vers le "tout financier" étouffant des approches économiques et sociales fondées sur la création de richesses réelles, même si ces approches restent marchandes et soulèvent de nombreux problèmes de méthodes et de sens.

- Un désengagement accru de la responsabilité sociale et territoriale des entreprises les plus importantes. Tout au plus, des codes de bonne conduite pourraient être discutés et acceptés dans le cadre de ce que l'on appelle la gouvernance. Il faut bien voir que ces codes de bonne conduite sont loin de répondre aux exigences de démocratie, de développement et qu'ils auront comme fonctions essentielles de travailler sur l'image de l'entreprise en question.

- Un désengagement probable de la responsabilité environnementale des firmes avec, de ce point de vue, la mise en place de codes de bonne conduite dans le même esprit de ce qui vient d'être vu ci-dessus.

- Une démission aggravés des institutions publiques et des pouvoirs politiques. Ceci est particulièrement préoccupant pour l'Union Européenne et les États-nations qui la composent.

- Des difficultés permanentes et sans nom pour appréhender la situation réelle des firmes du point de vue des salariés et de collectivité. Leurs droits en matière de contrôle s'en trouveront objectivement amoindris jusqu'au point, si les rapports de force deviennent encore plus favorables au capital, de se trouver supprimés et remplacés par quelques recommandations à destination des actionnaires salariés. L'expérience des administrateurs salariés des grands groupes où les comptes consolidés s' inspirent déjà de l'IAS et varient sans cesse selon les stratégies (pour ne pas dire les humeurs) de leurs dirigeants est là pour nous alerter fortement sur les dérives mégalomaniaques suscitées par de telles normes (France-Télécom, Enron, Vivendi, Aol-Time Warner, privatisation d'Air France, d'EDF.).

- L'instauration d'un système d'entreprises à deux vitesses, aux responsabilités et aux comptabilités distinctes ; celles relevant de l'IAS et celles restant, pour le moment, soumises au plan comptable habituel.

- Une dérive accrue vers des normes privatisées pour la gestion des services publics.

- Une pression constante pour généraliser les normes IAS à l'ensemble des acteurs économiques, PME, économie sociale, services publics etc.. Ainsi, à moyen ou long terme, la norme comptable généralisée risque de devenir celle-ci. Si cela était, ce basculement irait probablement de pair avec des reculs culturels, idéologiques, productifs, syndicaux, sociaux et politiques importants. Il n'y a donc pas qu'un phénomène de technique comptable qui est en jeu mais un affrontement politique, social et culturel réel. A terme : disparition de la comptabilité publique et des comptes sociaux.

- A court terme, la mise en place de la norme génère de fortes contradictions et des conflits d'intérêts entre divers Etats et divers groupes. Sont contre en France la plupart des juristes, la plupart des banquiers et des assureurs, certains managers traditionnels (économie réelle). Ne sont pas hostiles la plupart des dirigeants des multinationales et les grandes firmes d'audit. L'IAS va aussi engendrer des difficultés et une activité analogue ou plus importante que celles issues du passage à l'Euro.

Pierre Bachman, décembre 2004.

[1] IASB : technostructure implantée à Londres dont les membres sont nommés par un conseil d'administration situé aux Etats-Unis, dans l'Etat du Delaware. [2] « International Financial Reporting Standard » créé par l'IASB. [3] après avoir scientifiquement démontré que le goodwill devait être systématiquement amorti, l'IASB a décidé de remettre en chantier son traitement de la question dès que les autorités américaines ont changé d'avis sur la question. [4] En bourse. [5] Cf. journal La Tribune du 4 février 2003 page 18. [6] Planification du profit sur une hypothèse de vie du groupe de 20 ans grâce à des modélisations mathématiques, cache sexe de la pseudo sciences économiques. [7] Banques, compagnies d'assurances, fonds spéculatifs, fonds de pensions. Les « Zinzins » pour les intimes !


 

Scholes Nobel de l'économie et perte de son hedge fund LTCM

Qu'est-ce q'un Hedge Fund :

Si le premier hedge fund fut créé par Alfred Jones avec 100 000 dollars en 1949, il y a donc 55 ans, leur fort développement est très récent : 170 milliards de dollars de fonds en gestion en 1994, plus de 1 000 milliards de dollars fin 2004. Tass Research annonce 2 400 milliards de dollars d'ici 2008, les hedge funds représenteraient alors environ 10% des actifs détenus par les investisseurs institutionnels et les investisseurs qualifiés.

Cette progression serait principalement alimentée par les investisseurs institutionnels européens très en retard par rapport à leurs confrères américains en terme d’allocation de leurs portefeuilles à des hedge funds : 3,4% contre 7%.

Sur les dix dernières années, les performances des hedge funds ont été brillantes puisqu'ils ont battu la performance des styles de gestion classique avec une progression annuelle de 10,9 % contre 7,9 % pour l’indice boursier mondial(1) et une volatilité bien inférieure à celle des fonds traditionnels.

Les hedge funds jouent un rôle économique majeur puisqu'ils apportent de la liquidité aux marchés, réalisent des arbitrages garantissant aux investisseurs moins sophistiqués des prix meilleurs et un rétablissement plus rapide des équilibres en laminant les prix manifestement aberrants (cf. la livre sterling en 1992) car contraires à la logique économique.

Leurs succès s'expliquent d'abord et avant tout par le succès intellectuel et pratique du Medaf(2) qui a fortement augmenté la corrélation entre les différents marchés actions. Ainsi la corrélation entre l’indice boursier mondial (MSCI) et le Dow Jones est de 0,89, autrement dit leurs évolutions sont quasiment parallèles. Et là où 15 actions bien choisies permettaient d'obtenir une diversification optimale d'un portefeuille, aujourd'hui il en faut au moins 3 fois plus.(3)

Dès lors, la diversification perd une partie de son efficacité au moment où les investisseurs professionnels sont confrontés à des demandes de garanties sur des taux de rentabilité donnés pour des échéances souvent longues (problématique des retraites). D'où un grand besoin dans l'économie de performances décorrélées des évolutions du marché. Ce qui, d'une certaine façon, est un paradoxe car peut-on être dans le marché tout en ayant des performances qui en soient indépendantes ? Le succès des hedge funds est d'avoir réussi, jusqu'à présent, cette quadrature du cercle : leur corrélation moyenne avec l’indice boursier mondial n’est que 0,47. Le jour où ils n'y arriveront plus, ils se banaliseront ; or par construction leurs politiques d’investissement vont fatalement accroître cette corrélation.

Jusqu’à présent, les hedge funds ont évité cet écueil en repoussant de plus en plus loin les limites de leur champ d’investissement qui dépasse largement celui des seules actions : devises, matières premières, immobilier,… ; d’où la faiblesse des corrélations de leurs rentabilités avec celles du marché (sous-entendu des actions). D’une certaine façon, ils mettent en œuvre ce que les inventeurs du Medaf avaient écrit : le marché comprend la totalité des investissements possibles et non uniquement les actions cotées auxquelles très vite la pratique du Medaf a limité et résumé le marché.

Les caractéristiques des hedge funds

Qu'est qui caractérise un hedge fund au-delà de l'imposture sémantique du nom - fonds de couverture - qui dit le plus souvent faire de l'arbitrage, et fait assez souvent de la spéculation ?

d'abord, la recherche d'une performance absolue (+ 15% par exemple) et non relative par rapport à un indice (sur-performer le CAC 40) ;
 une totale liberté de style et d'outils d'investissement : actions, devises, matières premières…, achat-vente à découvert, produits dérivés…, recours au levier de l’endettement ;
 un investissement personnel des gérants dans le fonds dont la rémunération est directement liée à la performance positive (pourcentage de la plus-value) plutôt qu'à un pourcentage des actifs sous gestion, comme c’est le cas des fonds classiques ;
une opacité certaine de la politique d'investissement pour permettre au fonds d'exploiter au mieux, et si possible à son seul profit, la stratégie d'investissement qu'il a identifiée ;
une liquidité réduite (à dates données, pour des montants ponctuels) afin de donner à la stratégie d'investissement le temps nécessaire pour produire ses effets ;
enfin, un accès des particuliers à ce type de produits strictement encadré et difficile.

Les stratégies suivies par les hedge funds

Elles sont nombreuses et les principales sont :

la combinaison d'investissements dans des actions et dans des produits dérivés (equity market neutral) ; l’intervention lors d'annonce d'offres publiques : vente de l'action de l'initiateur, achat de celui de la cible (event-driven) le pari sur des évolutions macro-économiques avec effet de levier (global macro).
 la combinaison de détention d'un actif et vente à découvert d'un autre actif en espérant que l'écart d'évaluation entre les deux actifs se réduira (long/short) ;
 l’arbitrage sur les obligations convertibles (achat de la convertible et vente du sous-jacent) ;
l’investissement dans des entreprises au bord du dépôt de bilan ;
l’investissement sur les bourses émergentes ; l’achat de titres paraissant sous-évalués ;

http://www.vernimmen.net/lettre/html/lettre_35.html

 

« CRONY capitalism », le capitalisme de compères. Jusqu’ici, l’expression était supposée désigner la cause profonde de la crise asiatique de 1997. Il fallait bien, puisque les « fondamentaux » (inflation, chômage, croissance) étaient bons et que l’Indonésie, la Corée du Sud ou la Thaïlande tenaient le rôle d’élèves modèles du FMI (1), trouver un nouveau coupable. Ce serait donc la nature même du capitalisme de ces pays, marquée par la présence d’une élite fermée, secrète et incestueuse, verrouillant le monde de la politique, de l’économie et de la finance. Les banques y prêtaient aux copains et aux coquins ; et, à l’heure des (mé)comptes, elles se trouvaient miraculeusement secourues par l’Etat (le Japon vient ainsi de nationaliser certaines des grandes banques du pays, provoquant aussitôt l’envol... de l’indiceNikkei).

Depuis un an, les gouvernements d’Asie et d’ailleurs se voient intimer l’ordre de rendre leur système plus transparent et de le soumettre aux lois du marché. Ils doivent surtout cesser de maintenir en vie des banques ou des entreprises en faillite sous prétexte qu’elles sont liées à un compère ou à ses acolytes.

Cette argumentation aura sans doute perdu de son tranchant depuis le « sauvetage », le 23 septembre, du fonds spéculatif vedette Long Term Capital Management (LTCM). Ce jour-là, le président de la Réserve fédérale de New York, M. William McDonough, a réuni le gratin de la finance mondiale pour lui demander de renflouer le fonds, qui se trouvait en faillite virtuelle. Et il a suffi de quelques heures pour qu’une quinzaine d’institutions américaines et européennes (dont trois banques françaises) apportent 3,5 milliards de dollars en échange de 90 % du fonds et de la création d’un comité de surveillance (2).

Dans leurs rapports avec le LTCM, les banques ont pratiqué le mélange des genres. De nombreux établissements financiers, et même des organismes gouvernementaux (dont la banque centrale de Chine et la banque centrale d’Italie), y avaient en effet investi leur argent. Les banques avaient ouvert à LTCM des facilités de crédit qui lui permettaient de faire jouer l’effet de levier (la différence entre le résultat escompté d’une activité et le coût qui permet de la financer) propice à des rendements spectaculaires. Elles lui servaient également de contrepartie dans les opérations financières. Mieux, de nombreux patrons (tels MM. David Komansky, président de Merrill Lynch, ou Donald Marron, président de Paine Webber) y avaient investi à titre personnel, faisant ainsi fructifier leurs propres deniers.

Le peu de curiosité affiché par les banques quant aux activités de l’officine est d’autant plus troublant que les montants engagés donnent presque le vertige : au début de cette année, LTCM détenait 4,8 milliards de dollars de capitaux propres pour un portefeuille de 200 milliards de dollars (capacité d’emprunt grâce à l’effet de levier) et des produits dérivés d’une valeur « notionnelle » (théorique) de 1 250 milliards de dollars...

Mais les banques se fiaient surtout au pedigree du fonds et à sa réputation. M. John Meriwether, le fondateur de LTCM, était un trader de légende qui, après une carrière spectaculaire, avait quitté Salomon Brothers à la suite d’un scandale lié à l’acquisition de bons du Trésor américain. Ni sa réputation ni son assurance n’ont cependant été ternies par le scandale. Lorsqu’un collègue lui a demandé s’il pensait que les marchés étaient efficients, il répondit : « Je les rends efficients (3) . » Les principaux associés de LTCM comprenaient d’ailleurs les deux sommités de la « science » du risque, MM. Myron Scholes et Robert Merton (en 1997, ils avaient obtenu le prix Nobel d’économie pour leurs travaux sur les produits dérivés), et une pléiade de professeurs de finances, de jeunes docteurs en mathématiques et en sciences physiques, et d’autres petits génies (rocket scientists) capables d’effectuer les montages financiers les plus complexes, les plus audacieux et les plus rémunérateurs.

Le fonds opérait dans le secret le plus absolu. Lorsqu’ils se montraient curieux, les investisseurs s’entendaient répondre : « Allez mettre votre argent ailleurs. » Malgré une mise minimale de 10 millions de dollars, bloquée sur trois ans, on se bousculait en effet pour y investir. Les résultats semblaient à la hauteur des espérances : après avoir prélevé 2 % de « frais de gestion » et 25 % des profits, le fonds avait rapporté à ses actionnaires 42,8 % en 1995, 40,8 % en 1996 et « seulement » 17,1 % en 1997 (en raison de la crise asiatique). Mais, en septembre, après avoir fait le mauvais pari d’une convergence des taux d’intérêt, le fonds s’est trouvé au bord de la faillite.

Les spéculateurs sont « très heureux » POUR le président de la Réserve fédérale (qui n’exerçait pourtant pas de tutelle sur l’établissement), le sauvetage était justifié : « Une clôture abrupte et désordonnée des positions de LTCM aurait posé des risques inacceptables pour l’économie américaine. » Le portefeuille de quelque 200 milliards de dollars aurait en effet dû être bradé par les créditeurs, dans un climat de panique généralisée. La « Fed » insiste cependant sur le fait qu’il ne s’agissait pas véritablement d’un sauvetage puisqu’il n’y a pas eu d’engagement de fonds publics. Et, jurant qu’elle n’entendait pas voler au secours de riches spéculateurs, elle promet que les partenaires du fonds y laisseront des plumes.

Pourtant, après avoir remercié les firmes qui y ont injecté des fonds, le porte-parole du LTCM a ajouté : « Les gars sont très heureux aujourd’hui. Ils sont en meilleure forme financière que jamais sur le long terme (4). »

Le comité de surveillance a prêté certains de ses meilleurs experts en produits dérivés pour superviser la gestion du fonds. Aux dernières nouvelles, l’apport de sang neuf n’a pas enrayé les pertes (5). Deux semaines après son sauvetage, le fonds aurait perdu 200 millions de dollars supplémentaires.

Ibrahim Warde

Source  Monde diplomatique novembre 98

 

Quelles ont été les grandes étapes de la recherche en finance ?

En cinquante ans, la recherche en finance a fait des progrès considérables et a, depuis la fin des années soixante-dix, progressivement réintroduit de l'humain dans une approche qui était au départ très mathématique et désincarnée

Les années cinquante s'ouvrent dans un contexte marqué par deux pistes de travail très fécondes en finance de marché et en finance d’entreprise :

en 1952, Harry Markowitz (1) fonde la théorie du portefeuille en démontrant mathématiquement l'intérêt de la diversification qui réduit le risque pour un même niveau de rentabilité (ou améliore la rentabilité pour un même niveau de risque) – Chapitres 27 et 28 du Vernimmen - ;

en 1958, Franco Modigliani (1) et Merton Miller (1) lancent un champ de recherche en finance d'entreprise en démontrant que dans des marchés efficients, il n'y a pas de structure financière optimale qui permette de minimiser le coût du capital et donc de maximiser la valeur de l'entreprise – Chapitres 37 et 38 du Vernimmen -. Des progrès fulgurants sont ensuite réalisés, essentiellement dans le domaine de la finance de marché, avec toujours un fort contenu mathématique dû à la formation de ces chercheurs, économiste, comme F. Modigliani, ou statisticien, comme H. Markowitz :

en 1964, William Sharpe (1) établit qu'aucun portefeuille ne peut mathématiquement battre le marché et que la rentabilité à exiger de tout titre financier est liée au taux de l'argent sans risque et au risque de marché du titre via le fameux coefficient Beta, créant ainsi le Médaf (Modèle d'équilibre des actifs financiers) - Chapitre 28 du Vernimmen - ;

en 1970, Eugène Fama (2) atteste de l'efficience des marchés : l'intégration immédiate de toute nouvelle information dans les cours rend impossible la prédiction de leurs évolutions futures - Chapitre 21 du Vernimmen - ;

en 1972, Fisher Black (3) et Myron Scholes (1) introduisent la formule d'évaluation des options qui porte leurs noms - Chapitre 33 du Vernimmen - ;

en 1977, Richard Roll (2) prouve qu'il n'est pas possible de démontrer la fausseté du Médaf, ce qui ne l'empêche pas de proposer avec Stephen Ross un modèle plus général, l'Arbitrage Pricing Theory, qui a finalement peu prospéré jusqu'à présent – Chapitre 28 du Vernimmen -. La réintroduction de l'humain dans des modèles finalement très simplificateurs ouvre à la fin des années soixante-dix de nouveaux axes de recherche qui se sont révélés très féconds :

la théorie du signal naît des travaux de Stephen Ross (2) et met en cause le postulat que l'information est partagée par tous au même moment et sans coût. Au contraire, il démontre que certaines décisions en finance (s'endetter, verser des dividendes…) peuvent ne pas être prises en raison de leurs mérites propres, mais pour donner de façon crédible au marché financier des informations nouvelles – Chapitre 35 du Vernimmen -;

la théorie de l'agence naît des travaux de Michael Jensen (2) et remet en cause le postulat de l'entreprise comme une boîte noire dans laquelle tous les intervenants travaillent à maximiser la valeur pour le plus grand profit des actionnaires. Certaines décisions en finance (s'endetter, se diversifier, s'introduire en Bourse, verser des dividendes…) peuvent être prises, non en raison de leurs mérites propres, mais pour mieux faire coïncider les intérêts des actionnaires et des dirigeants ou des créanciers – Chapitre 35 du Vernimmen - ;

enfin, dans les années quatre-vingt-dix, la finance comportementale montre que l'homo economicus minimisant ou maximisant tout en permanence et sous contraintes est un mythe. Elle étudie l'impact de la prise en compte de la rationalité partielle de l'individu. Richard Thaler et Hersh Sherfin exposent qu'il existe alors des poches d'inefficience, mais que celles-ci ne semblent pas assez profondes pour permettre la réalisation systématique et durable de profits d'arbitrage. La morale est sauve – Chapitre 21 du Vernimmen - !

(1) Qui reçut le prix Nobel d’économie.
 (2) La justice voudrait, nous semble-t-il, qu’il reçoive un jour le prix Nobel …
 (3) Décédé avant d’avoir pu recevoir le prix Nobel.

http://www.vernimmen.net/lettre/html/lettre_35.html

 

Mathématiques financières

L'imperfection des marchés financiers défie le monde des mathématiques
Myret Zaki, journal "Le Temps", Lundi 1er décembre 2003

La théorie de portefeuille de Markowitz ou celle des options de Black & Scholes le prouvent: la finance moderne doit son essor aux mathématiciens. Ces derniers ont transformé la finance. L'effondrement de la bulle techno et la débâcle du hedge fund LTCM ont toutefois bousculé ces séduisantes formules.

Aujourd'hui, la finance est mathématique ou elle n'est pas. En vingt-cinq ans, les formules récupérées par les surdoués de l'ingénierie financière et de l'analyse des risques ont transformé le monde de l'investissement. Ingénieurs, physiciens et mathématiciens appliqués, voire biologistes, sont recrutés à tour de bras et payés à prix d'or dans les métiers bancaires pointus.

«Les maths ont sans aucun doute transformé la finance», affirme Paul Embrechts. Surnommé Monsieur «Valeur Extrême», ce professeur de mathématiques à l'EPFZ a trouvé une audience naturelle dans le monde de la finance. Sa grande spécialité: les modèles statistiques pour les valeurs extrêmes, appliqués au domaine des assurances et de la gestion des risques. Ce scientifique d'origine belge fait autorité en finance à la London School of Economics.

C'est au génie de trois célèbres mathématiciens que le marché des dérivés doit son succès, grâce à la formule Black & Scholes conçue dans les années 1970. Fischer Black, Myron Scholes et Robert Merton sont les ancêtres d'une génération de produits dérivés sophistiqués, donnant droit de cité à tout un lexique de termes aussi exotiques que Butterflies, Rainbows, Knock-in, Knock-out, Barrières, Swaps, Calls, Puts, Baskets, Swings. D'un millier d'options échangées le jour de son ouverture en 1973, le marché des options de Chicago en traitait un million chaque jour en 1995.

Les mathématiques classiques ont aussi trouvé des applications décisives dans la gestion de fortune, avec la théorie moderne de portefeuille développée par le prodige Harry Markowitz, l'un des pères de la théorie des anticipations rationnelles et des marchés efficients.

Mais aujourd'hui, Paul Embrechts est conscient des défis que rencontrent les théories mathématiques dans le monde financier: «L'imperfection des marchés financiers est bien plus la règle que l'exception.» Août 1998 a sonné le glas de l'euphorie mathématique avec l'effondrement du fonds alternatif LTCM suite au défaut sur la dette russe, un événement dont la probabilité était estimée à 0% et des poussières par Merton, Scholes et l'ancien trader de Salomon Brothers John Meriwether, qui le dirigeaient. Par la suite, Roger Lowenstein a raconté la débâcle du génie mathématique dans When Genius failed: the rise and fall of LTCM.

Cette disgrâce a-t-elle affecté la toute-puissance des mathématiques en finance? Sont-elles vraiment à blâmer? «Sans aucun doute», admet Paul Embrechts avec une objectivité toute scientifique: les observations réelles de prix n'ont eu de cesse de contredire la formule de Black & Scholes. Le postulat selon lequel la volatilité est constante a du plomb dans l'aile. «Constante? Elle suit plutôt les états d'âme des traders!» s'écrie Paul Embrechts. Avec l'effondrement de la bulle Internet, les hypothèses souvent irréalistes héritées de Markowitz se voient aussi remises en question: les investisseurs se comportent rationnellement, les marchés sont efficients? Le professeur d'économie de Yale Robert Shiller a été le premier à contester ces hypothèses. Témoin les 27 bulles boursières qu'a connues l'histoire financière! Le célèbre auteur du livre Irrational Exuberance, qui avait prédit la bulle technologique, a depuis ouvert la réflexion sur de nouvelles méthodes de gestion des risques.

«Aux mathématiciens de corriger ces formules pour les adapter à la réalité», prône Paul Embrechts. «Il ne faut pas moins de maths, mais plus de maths, soutient pourtant le scientifique. En revanche, il faut davantage de réflexion critique: il s'agit de mieux communiquer les faiblesses d'une théorie et surtout de clarifier les hypothèses qui l'accompagnent.» Paul Embrechts enjoint par ailleurs aux mathématiciens actifs dans la finance d'étudier l'économie, ce qui n'est pas toujours le cas. Les départements de marketing des banques doivent de leur côté se souvenir que toutes les hypothèses mathématiques sous-jacentes sont des conditions pour que les produits d'investissement tiennent leurs promesses.

En même temps, ce sont les mathématiciens qui ont amené les modifications aux théories financières pour mieux les adapter à la réalité. Par exemple, le Prix Nobel 2003 Robert Engle, professeur à l'Université de New York, a travaillé sur des modèles de séquences d'observations chronologiques (time series) qui tiennent compte d'une volatilité variable dans le temps, et non pas constante. Ce sont aussi les mathématiciens qui peuvent aujourd'hui permettre la mise en pratique des accords de Bâle II, qui exigeront des banques une modélisation des risques. Très complexe, elle portera tant sur la fréquence probable des pertes que sur leur sévérité. Face à cette responsabilité qui repose sur les mathématiciens, Paul Embrechts estime qu'«il est plus que jamais nécessaire de réfléchir à la pertinence des techniques statistiques avant de les soumettre aux régulateurs». En somme, être un mathématicien dans la finance aujourd'hui exige un travail à la fois plus rigoureux et plus pratique.

L'omniprésence des scientifiques dans la finance:
un bagage scientifique est important, mais pas indispensable.

Entretien avec deux professionnels venus de la science. Propos recueillis par Myret Zaki

Peter Cripwell, docteur en physique nucléaire, responsable des investissements de Pioneer Alternative Investments: «De nombreux domaines de la finance requièrent des connaissances mathématiques avancées, dans la valorisation et le «hedging» (couverture des risques) notamment. Les professionnels de la finance doivent être à l'aise avec les équations mathématiques. Si c'est un avantage, je ne pense pas en revanche qu'un tel bagage technique soit une nécessité pour travailler dans la gestion de fonds ou pour comprendre les marchés. Nous avons affaire d'abord à un marché, et non à une équation mathématique. Le risque est de trop se focaliser sur une équation abstraite et pas assez sur les achats et ventes, qui font le marché.»

Michel Maignan, ingénieur, docteur en statistiques, responsable des risques à la BCGE: «Dans mon équipe, la plupart des collaborateurs sont docteurs en physique. Modéliser le comportement complexe d'instruments financiers, les taux d'intérêt des hypothèques, ou calculer la frontière efficiente requièrent des mathématiciens. Les énormes calculs aujourd'hui nécessaires dans les métiers bancaires ne laissent pas la place à une appréciation subjective. Ceci dit, je ne plaide pas pour plus de calculs. Parfois, on dépasse le raisonnable. C'est le cas à mon avis pour les risques opérationnels qu'il faudra calculer dans le cadre des accords de Bâle II. Pire: la norme comptable IAS 39 pour la couverture des positions en devises ou taux d'intérêt exige trop de calculs. Les nouvelles réglementations sont de plus en plus quantitatives.»

Formules et modèles historiques
Myret Zaki

Black & Scholes: formule permettant de donner un prix aux options, développée par Black, Scholes et Merton en 1973 et qui a décroché le Prix Nobel en 1997.

Mouvement brownien: en physique, ce modèle permet de décrire les mouvements des particules et des atomes, qui sont aléatoires, c'est-à-dire régis par une loi probabiliste. Ce même mouvement aléatoire régit les cours boursiers, et sert à décrire l'incertitude du marché. Black & Scholes l'ont utilisé pour modéliser le mouvement des prix des options.

Processus stochastique: collection de variables aléatoires triées en fonction du temps. Ces processus permettent de modéliser les valeurs futures des taux d'intérêt, qui fluctuent dans une fourchette raisonnable autour d'une valeur fixe.

«Time series» ou modèles de séquences d'observations chronologiques: ces modèles permettent d'observer de manière continue l'évolution de données sur base comparable (exemple: prix) et non pas à des moments ponctuels. Le «hedging» (couverture des risques) d'un portefeuille nécessite par exemple d'avoir des données continues dans le temps.

La théorie moderne de portefeuille: conçue par Harry Markowitz en 1952, elle postule que les portefeuilles peuvent être optimisés soit en minimisant le risque pour un rendement donné, soit en maximisant le rendement pour un risque donné. En traçant sur deux axes le meilleur rendement pour chaque niveau de risque, on obtient la frontière efficiente.