Peter DRUCKER

sommaire                                                               Il a compris et il le dit

+

21ième siècle 
Terrorisme, démocratie et mondialisation
Ecologie : sauvons la planète

Marchés financiers
C'est le hasard qui rend riche
Apologie du doigt mouillé
La finance est le maillon faible

Management

Comprendre

 

 
   

Peter Drucker ou le management comme philosophie

Ce jeune homme de 90 ans, qui interviewa Hitler lorsqu'il avait vingt ans et fut l'élève de John Maynard Keynes à Cambridge avant d'être remarqué par la General Motors pour ses brillantes analyses politiques et sociales, développe des idées « économiquement incorrectes » sur les salaires des dirigeants et le culte de la personnalité qui les entoure, sur l'âge des retraites et les boulever sements liés à Internet. Inventeur de théories de management réputées dans le monde entier, Peter Drucker a accepté de répondre aux questions de notre envoyée spéciale Laure Belot
 

Le regard perçant sous les paupières lourdes, la remarque vive qui jaillit après un long silence : Peter Drucker est encore et toujours à l'affût. Il observe avec appétit et une étonnante acuité les agissements de son siècle. A quatre-vingt-dix ans, il semble même avoir atteint l'âge de l'impertinence. L'âge où l'on s'amuse, au détour d'une remarque, à bousculer les défenseurs de l'économiquement correct.

Né en 1909, Peter Drucker a grandi avec le siècle. Ses premiers souvenirs remontent à août 1914, comme le précise Jack Beatty dans sa biographie Drucker, l'éclaireur du présent (Editions Village mondial). Il a alors cinq ans et vit à Vienne. Il est dans la salle de bains lorsqu'il entend, par le conduit de cheminée, trois voix provenant du bureau paternel. A l'étage inférieur, son père, haut fonctionnaire du ministère de l'économie dans le gouvernement austro-hongrois, son oncle, juriste célèbre à Vienne, et Thomas Masaryk, futur président de Tchécoslovaquie, débattent. « Ce n'est pas seulement la fin de l'Autriche, c'est la fin de la civilisation », entend-il. La première guerre mondiale vient de commencer. Depuis cette date, il a toujours écouté aux portes de l'Histoire.

Sa mère est une des rares femmes médecins de l'époque. Les lundis, elle reçoit, avec son mari, dans leur maison cossue des environs de Vienne, des économistes, intellectuels, juristes de haut rang... Le jeune Peter écoute, apprend. Devenu journaliste économique en Allemagne, rédacteur en chef précoce, il a tout juste vingt ans lorsqu'il interviewe Hitler avant que celui-ci n'accède au pouvoir. C'est à cette époque qu'il entreprend d' « écrire un livre qui rendrait impossible tout rapport entre [lui] et les nazis ». Son essai sur Friedrich Julius Stahl, philosophe du droit, parlementaire et juif, sera censuré et brûlé après la prise de pouvoir d'Hitler en 1933. Peter Drucker décide alors de quitter l'Allemagne.

Arrivé en Angleterre, il fréquente avec assiduité les séminaires de l'économiste John Maynard Keynes à Cambridge et découvre... qu'il n'est pas économiste ! « Keynes et tous les brillants étudiants présents s'intéressaient au comportement des actions en Bourse », précise-t-il. Lui veut comprendre « le comportement des gens ».

Au hasard d'une balade londonienne, il retrouve Doris Schmitz, une jeune étudiante allemande rencontrée lors de brèves études de droit à Francfort. Doris et Peter se marient en janvier 1937 et décident de quitter la vieille Europe pour les Etats-Unis. Peter Drucker n'y aura de cesse d'étudier les organisations humaines.

Ses premières publications - The End of Economic Man (1939), The Future of Industrial Man (1942) - sont de brillantes analyses sociales et politiques. Remarqué par la General Motors, il conseille son PDG, Alfred P. Sloan, sur la politique et la structure de l'entreprise. Pendant dix-huit mois, il assiste aux conseils d'administration, rencontre tous les cadres supérieurs et des ouvriers dans les ateliers, une première ! L'ouvrage qu'il tire de cette étude en 1945, Concept of the Corporation, fait date : c'est le premier livre qui décortique l'organisation de l'entreprise. Il crée un nouveau métier : celui de conseiller en management. Dès lors, il apportera son regard décalé aux plus grandes entreprises et institutions mondiales, de General Electric à l'American Heart Association. « Il pense en dehors des pointillés », témoigne, dans la biographie de Jack Beatty, un dirigeant d'une entreprise cliente. Son succès planétaire s'explique par sa capacité à mêler considérations historiques, philosophiques, politiques, scientifiques, littéraires... Elle lui forgera l'image de « philosophe du business », premier « gourou » du management. Cette largeur de vue est prisée au-delà du monde économique : il sera envoyé par le président Eisenhower en Corée, juste après la guerre, pour étudier le système éducatif.

Ses livres, plus d'une trentaine à ce jour, sont étudiés, décortiqués, théorisés par les plus grandes universités du monde. Dans un de ses derniers best-sellers - Au-delà du capitalisme, publié par Dunod en 1993 -, il avoue : « Bien qu'adepte du libre-marché, j'éprouve certaines réserves vis-à-vis du capitalisme. » La vague de « dégraissages » massifs décidés par IBM, General Motors ou Sears au début des années 90 l'a marqué. « L'entreprise, bâtie naguère pour durer autant que les pyramides, ressemble maintenant plutôt à une tente », commente-t-il. En 1993, il déclare à George Harris, ex-rédacteur en chef de la Harvard Business Review : « On ne peut même pas imaginer que l'entreprise vous tende une échelle de corde. C'est plutôt comme une forêt vierge, et vous apportez avec vous votre machette. »

Dans ce monde économique impitoyable, Peter Drucker se lance dans un nouveau combat : la promotion des organisations à but non lucratif - appelées aux Etats-Unis le « non-profit sector ». « L'Etat définit les règles et veille à ce qu'elles soient respectées. Les entreprises travaillent pour de l'argent. Les institutions du secteur social, elles, visent à transformer l'être humain », déclare-t-il. « Dans l'avenir, selon Drucker, le travailleur donnera du sens à sa vie et retrouvera une communauté grâce à son action bénévole dans les organisations du secteur social », raconte son biographe. Les droits d'auteur d'un de ses derniers ouvrages, Managing the Non-Profit Organisation (Editions Harper & Row, 1990), sont directement reversés à la fondation Drucker.

Tous les ans, celle-ci décerne un prix de 25 000 dollars à une approche sociale innovante : en 1996, l'élue est une association américaine de l'Illinois, qui propose à des parents atteints par le sida de trouver une famille d'accueil pour leurs enfants.

Cet homme, qui a côtoyé toute sa vie des hommes de pouvoir, a choisi une existence simple. « La cupidité est un péché mortel », ironise-t-il. Il vit avec son épouse dans une maison au style dépouillé, toute proche de l'université californienne, la Claremont Graduate University, où il donne encore des cours.

« On n'a servi à rien tant qu'on n'a pas apporté quelque chose dans la vie des gens », lui avait confié, en 1950, une semaine avant sa mort, son vieil ami viennois, l'économiste Joseph Schumpeter. Une maxime qu'il a fait sienne depuis cinquante ans, décryptant le présent pour mieux comprendre l'avenir. Doté d'une discipline de fer, il s'arrête, chaque été, deux semaines, pour s'interroger sur son travail de l'année écoulée. « Se noter soi-même, c'est l'ABC du progrès personnel. » A quatre-vingt-dix ans, il s'observe encore, pour mieux comprendre les autres.

L. Be.



Le Monde daté du samedi 8 janvier 2000

« Je pense que nous allons connaître une énorme gueule de bois »

« Comment voyez-vous le monde de l'entreprise ?

- Les salariés sont aujourd'hui très amers. Chaque année, je conduis un séminaire pour cadres dirigeants. Ces hommes et ces femmes ne sont pas au sommet des organisations, mais juste en dessous. Ils gagnent tous beaucoup d'argent. Pourtant, ils se sentent profondément méprisés. Ils sont choqués par la façon dont ils sont gérés. Ils pensent que les financiers ont peu de respect pour ceux qui travaillent dans l'entreprise.

- A quoi tient cet état d'esprit ?

- Il y a quinze ans, aux Etats-Unis, les entreprises ont connu une révolution : la valorisation pour l'actionnaire est devenu le principal critère de jugement. C'était nécessaire et très sain. Cela a même été excessivement sain pour l'économie américaine sur le court terme. Mais un équilibre entre le court et le long terme doit être trouvé. Ce n'est pas très compliqué à faire mais c'est assez difficile à expliquer à la communauté financière. Peut-on accepter que les analystes financiers croient que les entreprises font uniquement de l'argent, et non pas, par exemple, des chaussures ?

- Vous êtes le défenseur du libéralisme économique américain. N'êtes-vous pas en plein paradoxe ?

- Il ne faut pas se méprendre. Il est nécessaire de suivre et d'attirer l'attention sur les performances financières. Cependant nous avons deux types d'investisseurs. D'une part, des individus qui investissent pour obtenir des gains à court terme. D'autre part, des fonds d'investissement qui suivent des objectifs financiers à plus long terme. Cette approche est bien plus intéressante. Face à cela, les entreprises sont en train d'apprendre, doucement, très doucement, à équilibrer le long terme et le court terme.

- Quels sont les principaux dysfonctionnements que vous avez observés à l'intérieur des entreprises ?

- Regardez les salaires. Il y a trente ans, le facteur multiplicatif entre le salaire moyen d'une entreprise et le salaire le plus élevé était de vingt. Maintenant, on avoisine les deux cents. C'est extrêmement pernicieux. Le banquier JP Morgan, dont on ne peut douter qu'il aimait beaucoup l'argent, avait fixé comme règle que le top management ne devait pas avoir un salaire (hors dividende) qui excède vingt fois celui d'un salarié moyen. Il pensait aussi qu'entre niveaux hiérarchiques, les salaires ne devaient pas avoir plus de 20 % d'écart. Cette règle était très sage. Il y a aujourd'hui une attention démesurée portée aux revenus et à la richesse. Cela détruit totalement l'esprit d'équipe.

» Autre entorse au travail en commun : le culte de la personnalité. Il n'a jamais été aussi grand. Les individus à la tête des entreprises font les premières pages des magazines. Cette situation me rappelle les années 20 où nous avons connu un culte de la personnalité similaire. La crise est survenue et tout s'est effondré. Je pense sincèrement que nous allons connaître une énorme gueule de bois. Bien sûr, le dirigeant a de l'importance. Mais si ce dirigeant n'associe pas son équipe et ne prépare pas sa succession, tout peut s'effondrer. La plupart des patrons font le vide autour d'eux. Ils n'auront pas de successeurs et leurs entreprises seront en difficulté.

- Comment voyez-vous l'avenir ?

- Nous sommes arrivés à la fin d'un système. Aujourd'hui, les entreprises paient avec des stock-options et un système de bonus. Je n'aime pas cela. Cela marchera aussi longtemps qu'il y aura un boom de la Bourse. Mais cela ne marche déjà plus aussi bien... S'il y a bien une certitude dans l'économie, c'est qu'aucun système n'est immortel. Le boom du marché financier sera bientôt dépassé.

- Comment avez-vous vu évoluer les salariés ?

- L'accent mis uniquement sur les résultats financiers a eu une conséquence : les salariés ont compris qu'ils devaient compter uniquement sur eux-mêmes. Ils ne s'attendent plus à rester dix ans dans la même entreprise. A la question ”que faites vous dans la vie ?“, ils répondaient autrefois ”je travaille pour telle ou telle entreprise“. Désormais, les gens se présentent par leur qualification : je suis ingénieur, spécialiste de réseau informatique...

- La loyauté des salariés s'en ressentira... ?

- Bien sûr. Les jeunes ne se considèrent plus comme des salariés traditionnels. Une jeune femme qui travaille dans la même entreprise que son père m'a avoué ”mon père a travaillé pendant toute sa vie pour General Electric, alors que General Electric travaille pour moi“. Cette jeune femme a un poste de responsabilité, travaille dur, a une connaissance technique pointue, aime l'entreprise, mais... elle n'a pas l'impression qu'elle lui doive autre chose que son travail. Elle ne restera pas là toute sa vie. C'est un défi de faire partager les valeurs et les intérêts de l'entreprise à des salariés qui sont désormais beaucoup plus centrés sur eux-mêmes.

- Comment gérer ces ”nouveaux“ salariés ?

- Nous sommes en train d'apprendre. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a plus une manière unique. On ne peut plus diriger des gens, on doit gérer des individualités. Dans dix ans, la pression des fonds de pensions sur les performances financières existera toujours. Mais cette pression sera équilibrée par le fait que les entreprises devront attirer, garder et motiver des salariés que j'appelle des knowledge workers : des personnes compétentes et expertes dans un domaine. Cette préoccupation sera grandissante au fur et à mesure que le nombre de personnes âgées de 30 à 35 ans baissera de façon assez importante - ce qui sera le cas dans les quinze prochaines années. Il y aura une sévère compétition entre les gens.

» Remplacer un knowledge worker coûte à une entreprise de 20 à 70 fois son salaire. Au cours des quinze dernières années, le management a été principalement responsable de la production et de la productivité. Il doit désormais être responsable des hommes qui produisent de la valeur.

- Vous êtes d'origine européenne. Comment voyez-vous la situation en France ?

- En France, le problème est que, par tradition, de nombreux dirigeants ont été parachutés à la tête d'une grande entreprise sans la connaître. Ces très brillants inspecteurs des finances ou autres énarques ne connaissent pas les gens de l'entreprise et ne leur parlent pas. Les hommes sont des noms ou des fonctions sur une liste. C'est effrayant. A mon avis, ce genre de système ne durera pas très longtemps. A l'opposé, Jack Welsh, le PDG de General Electric, a mis en place aux Etats-Unis un système managérial nouveau pour gérer les individualités. Chacun des 85 000 cadres est évalué individuellement sur des critères établis pour tous. Une liste résume, pour chaque poste, les compétences nécessaires. La conjonction des deux informations permet les affectations. Chaque personne a ensuite des objectifs à poursuivre par poste, en fonction de ses performances individuelles.

» Les entreprises vont devoir conduire leur gestion en intégrant la valeur des salariés. Il faudra prendre en compte le capital humain, sa productivité et sa contribution financière dans un rapport financier. Personne ne sait vraiment comment. L'assureur européen Skandia est en train de le faire. Quelques grandes entreprises aux Etats-Unis suivent son exemple. Certains analystes financiers cherchent maintenant à prendre en compte ces critères. Dans dix ans, les choses auront changé.

- Quels sont les grands changements qu'affronteront les entreprises ?

- Nous sommes à la veille d'une grande mutation. Il y a cent soixante-dix ans, le développement du train fut un événement majeur. Pour la première fois, l'homme apprivoisait la distance. Nul ne peut réellement comprendre la révolution que ce fut alors et son immense impact psychologique. Balzac commença à rendre visite à la comtesse polonaise Hanska, dont il était amoureux, en 1834. Le voyage s'effectuait alors entièrement en fiacre. En 1847, il fit son dernier voyage en train, à l'exception des 40 derniers kilomètres. Cette révolution eut lieu en quinze ans à peine ! Je ne connais rien qui soit allé aussi vite. Le phénomène Internet connaît le même rythme d'évolution. D'ailleurs, l'impact d'Internet sur notre imagination est encore plus important que ses conséquences sur l'économie.

- Quel en sera l'impact sur les entreprises ?

- Internet permet à chaque activité de devenir transnationale. Peu importe où l'entreprise se trouve. La distance n'est plus un coût pour l'envoi d'informations. De nombreuses activités devront globalement être compétitives. Mon livre est sorti officiellement le 1er mai. Avant même que l'Angleterre ait publié sa propre version anglaise pour l'Europe, Amazon.com avait déjà vendu 10 000 livres en Angleterre, au grand dam de mon éditeur anglais. Amazon ne sait pas d'où viennent les commandes. Ils voient uniquement le nom de l'acheteur et les références de sa carte de crédit. Cela n'empêche pas Amazon d'avoir vendu deux tiers des livres achetés jusqu'à présent !

» Autre exemple : jusqu'à présent, une entreprise familiale de l'Ohio importait 80 % de vaisselle bon marché de Chine utilisée sur le marché américain. Un de ses clients a découvert par Internet qu'un site du Danemark offrait le même type de marchandises, moins cher. 50 % des 80 millions de dollars de cette entreprise familiale sont passés chez cet Européen. Les clients ne savent pas que cela vient d'Europe. Ils savent qu'ils ont commandé cela par internet.

- Comment les entreprises peuvent-elles s'adapter ?

- Elles ne peuvent pas. C'est pour cela que je doute que ces grandes multinationales existent encore dans vingt ans. La multinationale traditionnelle est une entreprise qui fait du business localement dans un grand nombre de pays. C'est l'inverse du e-commerce qui n'a pas de localisation propre : c'est un site Internet ! Les entreprises vont devenir transnationales. Il y aura toujours des sites de fabrication et de distribution. Mais ce n'est pas cela qui caractérise réellement l'activité. D'ailleurs beaucoup d'entreprises ne se chargeront plus de ces tâches : elles les externaliseront. Déjà, certaines entreprises, comme Nike, ne fabriquent plus et ne distribuent plus. Sait-on où le groupe Dell fabrique ses ordinateurs ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Cela est externalisé. Ces types d'entreprises sortent de toute définition traditionnelle.

- Pourtant, les fusions pour constituer de très grands groupes traditionnels n'arrêtent pas...

- Tout le monde pense que nous connaissons la plus grande vague de fusions de l'histoire. Ce n'est pas vrai. Le premier grand boom des fusions a eu lieu entre 1885 et 1913 : il fut environ cinq fois plus important que l'actuel. La dernière opération de ce cycle fut General Motors. Hormis les sociétés familiales Ford, DuPont et Sears Roebuck & co, toutes les entreprises qui ont dominé le marché américain jusque dans les années 70 - General Electric, Standard Oil... - provenaient de cette vague d'acquisitions. On ne peut pas dire qu'il y a plus de concentration : aujourd'hui, de chaque fusion découlent plusieurs scissions d'actifs. Il est plus correct de dire qu'il y a plus de convergence dans les activités.

» Il y a cent ans, les fusions étaient offensives et servaient à conquérir des parts de marché. A l'opposé de ce qui se passe actuellement : deux tiers des rapprochements sont défensifs et concernent des secteurs industriels en déclin. Sur dix fusions, quatre sont des succès, quatre sont des désastres, les deux restantes ont des résultats mitigés. Très peu d'équipes de management savent réellement comment faire.

» L'avenir des entreprises est ailleurs : il réside dans les alliances, un sujet dont on parle beaucoup moins. Certaines sont très informelles. Intel, par exemple, a conclu un accord avec Sanyo : Intel dessinera de nouvelles micro-puces que Sanyo produira pendant deux ans pour les deux entreprises. Intel et Sanyo commercialiseront ensuite ces produits en concurrence : pas d'argent en jeu, chaque entreprise payera pour ses propres coûts, pas de contrat. Qu'est-ce ? Quelque chose de nouveau. Tout comme la relation entre IBM et le taïwanais Acer : Acer fait des ordinateurs PC pour IBM. IBM apportera son savoir-faire pour produire la partie la plus technique, Acer fournira la main-d'oeuvre. Ce n'est pas si simple à réaliser. Ces accords demandent une attitude particulière : vous n'êtes pas le « boss », vous êtes le partenaire.

Comment les Etats peuvent-ils réagir ?

- Le conflit grandissant entre la globalisation économique et la division politique est une des plus grandes certitudes des vingt prochaines années. Les gouvernements vont, de façon prévisible, aller vers plus de régulation, dans une tentative désespérée pour maintenir leur contrôle. Sans aucun succès. L'Etat n'est plus qu'un centre de coûts, un simple obstacle.

» Les alliances du type IBM-Acer peuvent difficilement se décrire, financièrement, juridiquement ou économiquement. Elles ne peuvent être régulées, car certaines sont informelles, sans contrat et ne requièrent aucun ”reporting“ à qui que ce soit.

» Personne n'a jamais pu contrôler l'information : quand Alexandre le Grand a emprisonné le roi de Perse, cette nouvelle a atteint la capitale du monarque emprisonné en sept heures. Alors que le moyen le plus rapide pour atteindre cette capitale était le cheval, en cinq jours. Personne ne sait comment cette nouvelle est parvenue si rapidement.

- Dans votre dernier ouvrage, L'Avenir du management, vous évoquez l'évolution de la démographie. Quelles en seront les conséquences sur le monde occidental ?

- Une population peut se perpétuer si son taux de naissance est au moins égal à 2,1. Au Japon, il est de 1,3. En Allemagne, de 1,5 ! Les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie), auront pour les vingt prochaines années un taux de reproduction suffisant grâce à l'immigration. Mais sans immigration, le taux aux Etats-Unis avoisine les taux européens. Après ce sursis d'une vingtaine d'années, les statistiques indiquent qu'il y aura également une plongée de la natalité dans ces pays anglo-saxons. Au Japon et aux Etats-Unis le nombre de jeunes entre 15 et 35 ans baissera de 25 % dans les trente prochaines annnées.

» Jusqu'en 1900, l'espérance de vie était en dessous de quarante ans. Ce n'est que depuis quarante ans que nous avons une telle prépondérance des personnes âgées. Tout le monde est concerné. Notre population vieillit depuis maintenant trois cents ans. D'ici à 2070, la population italienne aura diminué de plus de moitié, comme la population japonaise. Pour la Grèce, cette diminution sera encore plus importante. Ceci constitue un événement sans précédent. Ni la politique, ni la société, ni l'économie n'ont jamais connu cela. C'est la plus grande évolution à venir. Personne ne peut réellement en calculer les impacts culturels, politiques, historiques. La seule certitude, c'est que les turbulences sociales et politiques vont augmenter : il y aura moins de jeunes pour soutenir de plus en plus de personnes âgées.

» Cela aura bien sûr une implication sur l'âge de la retraite. Savez-vous pourquoi elle a été fixée à soixante-cinq ans ? C'est Bismarck qui a inventé le système de retraites pour les employés du gouvernement. Une correspondance prouve qu'il a demandé à un statisticien : ”A quel âge peut-on fixer l'âge de la retraite de telle façon que nous n'ayons rien à payer ?“ ”Votre honneur, à l'âge de soixante-cinq ans“, a répondu l'expert. Bismarck a ri car il avait alors soixante-dix ans, ce qui était, pour l'époque, extrêmement rare. L'âge de la retraite passera un jour à quatre-vingts ans. Politiquement, cette décision est très difficile à prendre, mais elle est prévisible. L'âge de la retraite est doucement en train d'augmenter, les retraites diminuent petit à petit, de plus en plus de personnes devront augmenter leurs revenus en travaillant.

- Quelles seront les implications pour le monde de l'entreprise ?

- Personne ne peut les connaître vraiment. Les entreprises devront apprendre à ”utiliser“ les personnes âgées, leur expérience. Ce ne seront pas des salariés types. Dans la plupart des cas, elles auront déjà touché une retraite. Etre en retraite ne voudra pas dire que l'on arrête de travailler. On peut imaginer plusieurs systèmes, comme le temps partiel - six mois de travail, six mois de repos -, certaines formes d'externalisation... Seulement une minorité s'arrêtera vraiment et ne fera plus rien.

» Après quarante ans dans la métallurgie, une personne est vraiment usée. Mais après quarante ans de travail moins physique, c'est au moment de la retraite que vous êtes au sommet : physiquement jeune, mentalement jeune. Combien d'heures pensez-vous que ces personnes supporteront de jouer au bridge ? Moi, je ne peux pas y jouer plus de dix minutes ! »

Propos recueillis par Laure Belot



Le Monde daté du samedi 8 janvier 2000